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1713 Words
Arnold le suivait et le croyait bien un peu fou. – De même, poursuivit sir Patrick, vous allez à la boutique des mariages et vous y prenez une femme. Vous la prenez, parce qu’elle a de beaux cheveux d’un blond doré, un teint exquis, un embonpoint parfait, et la taille dans un juste rapport avec cet embonpoint. Vous l’emmenez chez vous, et vous découvrez que c’est encore une fois la vieille histoire de votre sucre. Votre femme est un article falsifié. Ses beaux cheveux d’un blond doré sont teints, sa blancheur exquise est due à la poudre de riz, son embonpoint est du coton, et trois pouces de sa taille sont dans les talons des bottines de son cordonnier. Fermez les yeux. Alors, avalez votre femme falsifiée comme vous avez avalé votre sucre. Mon cher ami, vous êtes du petit nombre des hommes qui peuvent tâter l’expérience du mariage avec une chance de succès. Sur ce, il décroisa ses jambes et regarda Arnold bien en face. Arnold commençait à saisir le sens de cette leçon bouffonne. Il vit bien qu’il n’arriverait pas à circonvenir sir Patrick, et il se décida, quoi qu’il en pût arriver, à aborder son sujet en face. – Tout cela peut être parfaitement vrai de certaines jeunes femmes, monsieur, dit-il ; mais j’en connais une que vous connaissez aussi bien que moi, puisqu’elle est de votre famille, et qui ne mérite pas ce que vous dites des autres personnes de son sexe. C’était arriver au fait. À la bonne heure ! Sir Patrick montra bien qu’il ne désapprouvait pas la franchise d’Arnold, en répondant cette fois sans figures. – Cette femme phénomène est ma nièce ? demanda-t-il. – Oui, sir Patrick. – Puis-je vous demander comment vous savez que ma nièce n’est pas un article falsifié, au même titre que les autres ? L’indignation d’Arnold rompit les derniers liens qui enchaînaient sa timidité, et cette indignation généreuse fit explosion en trois mots qui en disaient autant que trois volumes des cabinets de lecture du royaume. – Je l’aime ! Sir Patrick se renversa sur le dossier de sa chaise, étendant ses jambes de toute leur longueur. – C’est la réponse la plus sincère que j’aie entendue de ma vie, dit-il. – Je parle sérieusement, dit Arnold, indifférent à toute autre considération que le but unique qu’il poursuivait. Mettez-moi à l’épreuve !… – Oh ! très bien ! L’épreuve est facile à faire. Sir Patrick regardait Arnold, et le feu de son indomptable malice brillait encore dans ses yeux et dans le pli railleur de ses lèvres. – Ma nièce a un beau teint… Croyez-vous à ce teint-là ? – Il y a un beau ciel au-dessus de nos têtes, répondit Arnold, je crois au ciel. – Bon !… répliqua sir Patrick. On dirait que vous n’avez jamais été surpris par une averse. Ma nièce a une quantité de cheveux. Êtes-vous convaincu qu’ils ont tous poussé sur sa tête ? – Je défie toute autre femme d’en montrer de semblables. – Mon cher Arnold, vous vous trompez grandement. Vous ne connaissez point les ressources de ce commerce des cheveux. À votre premier voyage à Londres, regardez les vitrines des boutiques. Mais que pensez-vous de l’ensemble de la personne de ma nièce ? – Monsieur, tout homme ayant des yeux peut voir que sa personne est la plus gracieuse qui soit au monde. – C’est bien parler, mon brave garçon ! Mais les personnes à tournure gracieuse sont la chose la plus commune. On peut estimer qu’il y a ici une quarantaine de dames. Chacune d’elles a une charmante tournure. Il y a des degrés sans doute. Quand vous rencontrerez des séductions particulières, vous pourrez être sûr que cette diablerie vient tout droit de Paris. Mais de quel air étonné vous me regardez ! Quand je vous demandais ce que vous pensiez de l’ensemble de la personne de ma nièce, je voulais dire ceci : qu’est-ce qui vient de la nature ? qu’est-ce qui vient de la boutique du marchand ? Je n’en sais rien, remarquez-le… et vous ? – Je jurerais que tout jusqu’à la plus petite parcelle… – Vient de chez le marchand ? – Eh ! non, monsieur, de la nature ! Sir Patrick se leva. Son humeur railleuse était à la fin réduite au silence. « Si j’ai jamais un fils, pensa-t-il, ce fils ira à la mer. » Il prit le bras d’Arnold, ce qui était comme un préliminaire de sa bonne intention de mettre un terme à l’état d’incertitude cruelle où il le voyait. – Si je puis être sérieux en quelque chose, reprit-il, je vais essayer de l’être avec vous. Je suis convaincu de la sincérité de votre attachement pour Blanche, et tout ce que je sais de vous est en votre faveur. Votre naissance, votre position sont en dehors de toute discussion. Si vous avez le consentement de ma nièce, vous avez le mien. Arnold essaya d’exprimer sa gratitude ; sir Patrick, sans vouloir l’entendre, continua : – Mais rappelez-vous ceci pour l’avenir. Quand vous aurez quelque chose à me demander qui dépendra de moi, demandez-le clairement ; n’essayez pas de m’envelopper, et je vous promets de ne pas me faire un jeu de vous échapper à mon tour. Voilà qui est bien entendu. Maintenant, parlons de votre voyage dans vos propriétés. La propriété a ses devoirs, maître Arnold, aussi bien que ses droits. Le temps approche à grands pas où ces droits seront discutés si ces devoirs ne sont pas accomplis. J’ai un motif nouveau pour prendre intérêt à vous, et j’entends que vous fassiez votre devoir. Il est arrêté que vous quittez Windygates aujourd’hui ; tout est-il arrangé pour votre départ ? – Oui, sir Patrick. Lady Lundie a eu la bonté d’ordonner qu’un phaéton me conduise à la station pour le premier train. – Quand devez-vous être prêt ? Arnold regarda sa montre. – Dans un quart d’heure. – Très bien. Soyez là. Attendez un instant. Vous aurez tout le temps de parler à Blanche quand j’en aurai fini avec vous. Vous ne me paraissez pas suffisamment impatient de voir votre propriété. – Je ne suis nullement impatient de quitter Blanche, monsieur, voilà la vérité. – Ne songez pas à Blanche. Blanche n’a rien de commun avec les affaires. J’ai entendu dire qu’il vous était échu en partage l’une des plus belles résidences de cette partie de l’Écosse. Combien de temps allez-vous y rester ? – Il est entendu, comme je vous l’ai déjà dit, que je dois être de retour à Windygates après-demain. – Comment ! voilà un homme qu’un palais attend pour le recevoir et il n’y restera qu’un jour ! – Je n’y vais pas pour y séjourner du tout, sir Patrick… C’est l’intendant surtout que je veux voir. Je suis attendu demain pour un dîner donné à mes fermiers ; quand ce dîner aura eu lieu, rien au monde ne pourra m’empêcher de revenir. L’intendant m’a écrit lui-même, dans sa dernière lettre, que rien ne m’en empêcherait. – Oh ! si l’intendant vous l’a écrit, il n’y a plus un mot à dire. – Ne faites pas d’opposition à mon retour, je vous en prie, sir Patrick ! Je vous promets de vivre dans ma nouvelle demeure quand je pourrai y conduire Blanche avec moi. Si vous le permettez, j’irai à l’instant lui dire que tout ce qui m’appartient est à elle aussi bien qu’à moi-même. – Doucement !… doucement !… vous parlez comme si, déjà, vous étiez marié. – C’est comme si c’était fait, monsieur… Arnold fut interrompu par l’ombre d’une tierce personne qui se projeta sur un espace éclairé par le soleil, au sommet de l’escalier. Un moment après, l’ombre fut suivie par un corps, sous la forme d’un groom revêtu de sa livrée de cheval. Cet homme était complètement étranger à la maison. Il porta la main à son chapeau en voyant les deux gentlemen dans la serre. – Que demandez-vous ? dit sir Patrick. – Pardon, monsieur, j’étais envoyé par mon maître… – Qui est votre maître ? – L’Honorable Mr Delamayn, monsieur. – Voulez-vous parler de Mr Geoffrey Delamayn ? demanda Arnold. – Non, monsieur. Du frère de Mr Geoffrey… de Mr Julius. Je suis parti à cheval de la maison avec un message de mon maître pour Mr Geoffrey. – N’avez-vous pas pu le trouver ? – On m’a dit qu’il était dans ces environs ; mais je suis étranger ici et je me suis égaré. Il s’arrêta et tira une carte de sa poche. – Mon maître m’a dit qu’il était très important de lui remettre cette carte immédiatement. Seriez-vous assez bon, messieurs, pour me dire si vous savez où est Mr Geoffrey ? Arnold se retourna du côté de sir Patrick. – Je ne l’ai pas vu… et vous ? – Je l’ai senti, répondit sir Patrick, depuis le moment où je suis entré dans cette serre. Il y a ici une détestable odeur de tabac dans l’air qui rappelle, désagréablement, à mon esprit, le voisinage de votre ami Mr Delamayn. – Si vous êtes dans le vrai, sir Patrick, dit Arnold en riant, nous allons le trouver à l’instant même. Il regarda tout autour de lui et cria : – Geoffrey ! Une voix partant du jardin des roses répondit. Geoffrey s’avança, l’air de mauvaise humeur, sa pipe à la bouche et les mains dans ses poches. – Qui me demande ? – Un domestique de votre frère. Cette réponse parut secouer la torpeur de l’athlète. Geoffrey se dirigea d’un pas plus vif vers la serre, et s’adressant au groom, l’inquiétude peinte sur le visage, il s’écria : – Par Jupiter ! Ratcatcher a eu une rechute. Sir Patrick et Arnold se regardèrent avec étonnement. – Le meilleur cheval des écuries de mon frère ! reprit Geoffrey, leur donnant ses explications tout d’une haleine. J’ai laissé des instructions écrites au cocher. J’ai mesuré ses médecines pour trois jours. Je l’ai saigné, ajouta-t-il d’une voix brisée par l’émotion, je l’ai saigné moi-même hier au soir. – Je vous demande pardon, monsieur, murmura le groom. – À quoi bon me demander pardon ? Vous êtes un tas d’imbéciles. Où est votre cheval ? Je vais le monter, retourner à la maison, et rompre les os au cocher ! Où est votre cheval ? – Sous votre bon plaisir, monsieur, il ne s’agit pas de Ratcatcher… Ratcatcher est très bien. – Ratcatcher est très bien ? De quoi s’agit-il alors ? – C’est un message, monsieur. – Au sujet de quoi et de qui ? – Au sujet de Mylord. – Oh ! mon père ? Il tira son mouchoir et le passa sur son front de l’air d’un homme soulagé d’une cruelle angoisse. – Je pensais qu’il s’agissait de Ratcatcher, reprit-il en regardant Arnold avec un sourire. Il remit sa pipe à sa bouche et même la ralluma. – Eh bien, continua-t-il, quand la pipe fonctionna régulièrement, et cette fois sa voix était parfaitement calme, qu’y a-t-il au sujet de mon père ? – Un télégramme arrivé de Londres ; de mauvaises nouvelles de Mylord. Le groom tendit la carte de son maître. Geoffrey y lut ces mots de la main de son frère : Je n’ai que le temps de vous écrire ces quelques mots sur cette carte. Notre père est dangereusement malade. Son homme de loi a été appelé auprès de lui. Venez avec moi à Londres par le premier train. Nous nous rencontrerons au point de jonction des deux lignes. Sans un mot adressé à l’une des trois personnes qui l’observaient en silence, Geoffrey regarda sa montre. Anne lui avait dit d’attendre une demi-heure, et de la considérer comme partie s’il n’avait pas entendu parler d’elle. Le temps était passé, et aucune nouvelle d’Anne, de quelque sorte que ce fût, ne lui était arrivée. Sa fuite de la maison s’était donc accomplie sans obstacle. Anne Sylvestre était, en ce moment, en route pour l’auberge de la montagne.
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