CHAMBRE AVEC VUE

2757 Words
Je mentirais si je disais que cette première rencontre furtive m’a laissée indifférente. Aussi fugace fût-il, ce bref échange a été d’une intensité folle. Son compliment mon trait qu’il avait été séduit par mon physique. Mais son regard était bien plus explicite encore. Sur le chemin de la voiture, le sourire de Léonie est lourd de sous-entendus. Je commence à me demander si m’amener au stade ce jour-là n’était pas une stratégie pour décrocher la venue du héros à son gala. En clair, j’ai l’impression d’avoir servi d’appât pour que Samuel daigne enfin lui parler. Cette idée ne me plaît guère. Dans la voiture qui nous ramène chez Léonie, le frère de Samuel paraît lui aussi étrangement satisfait de cet après-midi en apparence sans grand intérêt. Il m’interroge l’air de ne pas y toucher. « Il t’a dit quoi mon frère ? – Rien. Il m’a juste dit que j’étais très belle. – Je connais bien mon frère. Il aime les belles femmes tu sais. Je ne serais pas surpris que tu l’intéresses. » J’ai du mal à réprimer un rire franc. Moi, j’intéresserais Samuel Eto’o ? La bonne blague. Je ne suis qu’une jolie fille parmi d’autres. Lui peut avoir les plus belles femmes du monde en claquant des doigts. Et puis, hormis ma plastique, je n’ai strictement rien à lui offrir. Quel intérêt de me choisir, moi, une gamine des quartiers de Yaoundé qui sort à peine de l’adolescence ? Nous vivons dans deux mondes si différents. La perspective de me retrouver un jour dans les bras de Samuel Eto’o me semble relever de la science-fiction. Et quand bien même, ma relation avec Frédéric m’apporte tout le bonheur dont je peux rêver. Je n’ai aucune envie de le tromper, même avec la star des stars. Non, franchement, tout ça est ridicule. La journée touche à sa fin. Nous rentrons tous les trois chez Léonie. David insiste pour rester dîner. J’ai la désagréable impression qu’il veut me cuisiner. Au milieu du repas, Léonie reçoit un appel, et quitte la table quelques instants. À son retour, elle me demande de la suivre dans sa chambre sous un prétexte bidon. Puis m’annonce de but en blanc: « Coucou veut ton numéro. » Je savais que Coucou était le surnom que Léonie avait donné à Samuel. Je n’ai jamais su d’où venait ce sobriquet – de l’oiseau ? – mais il le détestait. « Eto’o ? » Cette question de pure forme vise à me laisser deux ou trois secondes avant une réponse qui, je le sens, aura de lourdes conséquences. Finalement, ce micro-instant de réflexion ne sert à rien. Tout se bouscule dans ma tête. L’immense fierté que je ressens. L’honneur presque. Et puis l’inconnu, la peur. De quoi ? Je ne sais pas trop. Et enfin le visage de Frédéric, familier, protecteur, rassurant. J’ouvre la bouche mais rien ne sort. Léonie profite de ce moment de flottement pour m’imposer sa réponse. « Ça ira, va. On va lui donner ton numéro. Il t’appellera pour te saluer, peut-être pour t’inviter quelque part. Tu as ta vie, il a la sienne. Ne t’inquiète pas. C’est un homme correct. » Je sens mes défenses tomber. Ce qu’elle me dit n’a en réalité aucun impact sur moi. C’est un constat tout bête qui me fait vaciller : Léonie est la sœur de mon compagnon. Pas une simple amie, mais sa sœur. Comment pourrait-elle me jeter dans les bras d’un autre ? Comment pourrait-elle manigancer contre la chair de sa chair? Cette pensée me convainc plus que n’importe quel argument. Je n’ai aucune raison d’avoir peur et je donne mon accord à Léonie. Je m’aperçois que c’est inutile, elle lui a déjà donné mon numéro. « Il t’appellera plus tard dans la soirée, me dit-elle. – D’accord. » Au fond de moi, je ressens une profonde excitation. Mais je ne veux pas laisser cette sensation m’envahir. Il n’y a rien entre Samuel Eto’o et moi. Il n’y aura jamais rien. Et c’est tant mieux, car je suis heureuse avec mon ami. Je me répète ces phrases en boucle pour qu’elles prennent le dessus sur mes émois naissants. Samuel ne m’appelle pas ce soir-là. Il attend le lendemain. Je reçois son coup de fil – en numéro masqué – en toute fin d’après-midi. Je suis seule sur le balcon de l’appartement que je partage avec Léonie. Je viens tout juste de raccrocher après une longue conversation avec Frédéric, qui se trouve encore en France. Bien que je n’aie pas la moindre arrière-pensée, et sans que je ne me l’explique vraiment, cette coïncidence m’embarrasse un peu. « Bonjour Nathalie, c’est Samuel. Tu vas bien ? – Bonjour Samuel. Oui, et vous ? » Impossible de le tutoyer. Dans les églises comme dans nos prières, on n’hésite pas à tutoyer Dieu. Mais Samuel Eto’o ? Non. Cet excès de précaution installe une distance qui l’embarrasse. Je consens à faire un effort. « Ça fait quelques minutes que j’essaie de t’appeler mais tu étais en ligne...» glisse-t‐il, l’air presque soucieux. – Oui. J’étais avec mon copain. » Voilà. Les choses sont claires. Mon premier véritable échange avec Samuel commence par une mise au point. Je ne veux pas laisser s’installer la moindre ambiguïté. Cette révélation m’ôte un poids du ventre. Elle n’a pas échappé à mon correspondant. « Tu as un copain ? me lance-t‐il. – Oui, oui. Tu ne savais pas ? Léonie ne t’a pas dit ? – Non, elle ne m’a pas dit ça, mais bon. Ça ne fait rien. » Je n’ai pas envie d’épiloguer sur ce thème. Peut-être le sent-il ? Il prend soin de changer de sujet. La discussion reprend sur nos occupations respectives. Mes cours au lycée, son stage avec les Lions. On se parle comme de vieux copains. J’avoue y prendre du plaisir. À la fin de la conversation, Samuel me confirme qu’il sera le parrain de la Nuit des stars, qui approche à grands pas, et me demande si j’ai l’intention d’y aller. Je lui réponds que, pour l’instant, Léonie ne m’a pas invitée, et qu’à dire vrai, je ne vois pas ce qui justifierait la présence d’un quidam comme moi à ce grand raout. « Comment ? Mais non. Il faut que tu viennes »,balaye-t‐il. Sa phrase sonne comme une injonction. Je comprends vite qu’il n’a pas l’habitude qu’on lui refuse quelque chose. Il a le pouvoir, la célébrité, l’argent. Personne ne lui résiste, et certainement pas les femmes qu’il convoite. Mais c’est aussi quelqu’un de fier. Certaines superstars sans orgueil jouent de leur aura, ou allonge les billets pour vaincre les résistances. Samuel est différent. Il n’achète pas. On se quitte sans se donner de rendez-vous précis. Ni au Cameroun, ni à la Nuit des stars, ni ailleurs. Mes vouvoiements ont dû l’inciter à la prudence. Nous avons simplement convenu de nous revoir bientôt. De mon côté, je suis rassurée. Samuel s’est comporté en parfait gentleman. Si je l’intéresse véritablement au-delà d’une relation amicale, il n’en a rien laissé paraître. Je commence à me demander si David et Léonie n’ont pas pris leurs désirs pour des réalités. Nulle déception dans ce constat, au contraire. Je suis amoureuse de Frédéric, et je n’ai aucune envie de devoir éconduire un monument de la stature de Samuel Eto’o. En raccrochant, je me dis qu’il y a certainement matière à construire une ébauche d’amitié. Je me rue sur Google pour lire tout ce qu’Internet propose sur Samuel Eto’o. Je veux tout savoir, sa vie, sa carrière. Sa vie sentimentale aussi. Ce dernier point m’intrigue, sans m’obséder pour autant. Bizarre : aucune des milliers de pages qui lui sont dédiées ne renseigne avec précision sur sa situation sentimentale. Marié, célibataire, divorcé ? J’aperçois ça et là quelques photos et noms de femmes qui semblent avoir partagé sa vie. Mais rien de solide ou d’actuel. La Nuit des stars a lieu une dizaine de jours plus tard. Léonie me demande officiellement de venir assister à la soirée. J’accepte avec joie, mais Frédéric, lui, n’est pas très « chaud » à l’idée que je m’y rende. La présence de centaines d’hommes séduisants et endimanchés ne le rassure guère. Il n’imagine pas que mon amour pour lui est tel que même les avances à peine voilées de Samuel Eto’o en personne m’indiffèrent. Je me range à sa décision, mais Léonie, ne l’entendant pas de cette oreille, finit par convaincre son frère du bien-fondé de ma participation. Elle lui explique qu’elle aura sûrement besoin de mon aide pour l’organisation des festivités. La veille de la cérémonie, le président de la Côte d’Ivoire Laurent Gbagbo affrète un vol spécial pour les organisateurs et les VIP de la soirée. Je suis d’autant plus excitée que je suis entourée de membres éminents des Lions, comme Rigobert Song et son neveu Alexandre. À bord, je m’assois avec Léonie et David. Frédéric, qui était en France et devait nous rejoindre directement à Abidjan, a raté son vol à Paris. Impossible de trouver une nouvelle réservation avant la soirée, tout est complet depuis des semaines. Je suis déçue, mais je n’en laisse rien paraître pour ne pas gâcher la fête. Sur place, Léonie a réservé des dizaines de chambres dans deux hôtels différents : le Méridien, un établissement très chic pour les stars, et un autre moins huppé pour la famille et les amis, où j’ai prévu de résider. Mais arrivée à l’accueil, la concierge ne trouve pas ma réservation. J’en parle à Léonie qui m’explique que je suis logée avec elle au Sofitel. Je suis agréablement surprise. Je suppose qu’elle a changé ses plans pour m’offrir un lot de consolation après l’acte manqué de Frédéric. Le séjour se passe merveilleusement. Le premier soir, nous dînons dans un grand restaurant privatisé par Didier Drogba. Samuel arrive le lendemain après-midi, jour du gala. Léonie part le chercher à l’aéroport et le ramène à son hôtel. Elle m’a chargée de jouer les chaperons auprès des invités, afin de s’assurer qu’ils ne manquent de rien, et qu’ils respectent le planning serré de la journée. Parmi les tâches qui me sont confiées, je dois veiller à ce que les VIP descendent à l’heure de leur chambre pour rejoindre le convoi qui les amènera au Palais des congrès. Je prends mon rôle très au sérieux. À l’heure dite, tous les invités sont rassemblés dans le hall, prêts à partir. À une exception près. Samuel Eto’o se fait attendre. Je suis censée sonner la charge en téléphonant directement dans sa chambre. Mais je n’ose pas. Comment pourrais-je sermonner Dieu ? J’attrape Léonie au vol, qui me convainc de sauter le pas. Je demande à la réception de joindre sa chambre pour moi, mon mobile camerounais ne fonctionnant pas à Abidjan. J’ai pris soin de répéter mon texte à l’avance pour paraître le moins offensant possible, mais je ne suis pas tranquille pour autant. « Allô Samuel ? C’est Nathalie Koah. Voilà, je – Nathalie ? C’est toi ? Tu tombes bien, je te cherchais. – Pardon ? – Oui, j’essaie de te joindre sur ton portable, mais je tombe chaque fois sur ton répondeur. »Je me demande ce qu’il mijote. J’imagine qu’il a besoin de quelque chose en prévision de la soirée. Un nœud papillon ? Un bouton de manchette ? Même si c’est pour lui rendre service, j’avoue me sentir un peu flattée de l’intérêt qu’il me porte. « Oui, mon téléphone ne fonctionne pas en dehors du Cameroun, lui dis-je. – C’est parce qu’il faut le régler en mode “roaming” », glisse-t‐il sur un ton amusé. Je me sens bête. Ce détail trahit ma jeunesse une fois de plus. Je me ressaisis, n’oubliant pas l’objectif premier de mon appel. « Je m’en occuperai, mais en attendant, Léonie m’a demandé de te dire que tu es déjà un peu en retard et... – D’accord. Monte. – Je monte ? Ou c’est toi qui descends ? Parce que ton chauffeur est là et... – Non, non, monte. » Je ne comprends pas le but de la manœuvre, mais je n’ai pas le temps de me poser des questions. Je file vers l’ascenseur à grandes enjambées. En sortant de la cabine, je vois une jeune femme quitter précipitamment la chambre de Samuel. Je la reconnais : c’est Teeyah, une chanteuse de zouk franco-ivoirienne très populaire en Afrique francophone. Je tourne le regard et j’aperçois le footballeur quasi nu, vêtu d’un simple boxer, dans l’encadrement de la porte. Son sourire trahit sa gêne. Il ne s’attendait pas à ce que je monte aussi vite. En clair, il n’avait sans doute pas prévu que j’assiste au départ précipité de son invitée. Il faut être naïf ou stupide pour ne pas deviner ce qui vient de se dérouler ici. Je m’approche de lui sans laisser paraître mon embarras, mais c’est lui qui m’adresse la parole. « Ça va Nathalie ? Alors dis-moi, qu’est-ce qui se passe ? – En fait, comme je te disais au téléphone, tu es attendu en bas. Ce serait bien que tu t’habilles rapidement. – OK, d’accord. Heureusement que je me suis déjà douché. Je dois descendre dans combien de temps ? – Dans dix minutes maximum, s’il te plaît. – D’accord. » Il est agité, un brin nerveux, presque essoufflé. Il reste immobile, me fixe du regard comme s’il cherchait un prétexte pour me retenir. De mon côté, je n’ai aucune envie de prolonger ma visite. Je dois trouver un moyen de prendre congé sans le vexer. « Il y a d’autres invités qui pourraient avoir besoin de moi en bas. Je vais redescendre, OK ? – OK. » En me dirigeant vers l’ascenseur, je me demande pourquoi il a tant insisté pour me faire monter. Ça n’a servi à rien, si ce n’est à faire de moi un témoin forcé et gêné de son intimité. Je trouve l’épisode un peu navrant, mais la mission qui est la mienne me fait vite oublier l’anecdote. Samuel apparaît finalement en smoking dans le hall de la réception dans les délais promis. Je le fais monter dans la voiture qui lui est dédiée, et donne le top départ au cortège qui s’ébranle dans la nuit tombante.
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