La maladresse de la jeune fille m’arracha un sourire. Elle paraissait débordée par tout ce qu’elle voulait dire, comme si les mots se bousculaient dans sa gorge sans qu’elle sache lesquels libérer en premier. Sa façon de parler me déconcerta : il était évident qu’elle avait beaucoup lu, qu’elle avait accumulé plus de savoirs qu’elle n’osait en partager. Elle brûlait d’envie de s’exprimer, tout en craignant que ses paroles ne soient mal reçues.
Je percevais la peur qu’elle avait de moi, une peur instinctive, que je ne pouvais pas encore dissiper. Mais je m’étais juré d’y parvenir. Sa petite main tremblait dans la mienne, hésitante, et elle évitait mon regard, redoutant sans doute d’avoir dit quelque chose qui m’aurait contrarié.
« Tu es étonnamment savante », dis-je avec un sourire qui me demanda un effort. Ce n’était pas un geste naturel pour moi, encore moins un ton aimable, mais je voulais qu’elle se sente à l’aise. Grâce à elle, j’essayais d’être quelqu’un de meilleur.
Elle répondit par un sourire timide, sans lever les yeux vers moi. Je compris qu’elle n’osait pas affronter l’expression de mon visage ; peut-être avait-elle peur d’y lire des émotions trop fortes. Je ris doucement et détournai la tête vers le tronc de l’arbre, réfléchissant à la suite. Elle allait bientôt découvrir quelque chose qui bouleverserait son univers. Il fallait que je la prépare, que je la garde près de moi.
« Bleu ? »
« Oui ? » répondit-elle, levant enfin ses yeux clairs vers les miens. Ils brillaient d’une sincérité désarmante.
« Fais-moi confiance, d’accord ? Je ne te ferai aucun mal. »
Son expression se troubla ; elle avait déjà entendu ces mots. Elle ignorait ce qu’ils signifiaient réellement pour l’instant.
« Ne bouge pas. Regarde simplement. Je t’expliquerai ensuite. »
Elle hocha la tête, laissant retomber sur ses joues des mèches de cheveux bruns encore humides. L’envie de les repousser me traversa, mais je me retins. Ce geste viendrait plus tard, lorsqu’elle m’accorderait toute sa confiance. Je pouvais attendre. J’avais appris la patience.
Je pris une longue inspiration et tendis la main vers l’arbre. Ce n’était plus une main humaine : des griffes sombres, couvertes d’une fine fourrure, s’étaient formées au bout de mes doigts.
Blue écarquilla les yeux, stupéfaite. Son cœur s’emballa ; je le sentais battre à toute allure. Ma main gauche serrait toujours la sienne, l’empêchant de fuir.
« Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’est ? » balbutia-t-elle, la voix tremblante.
« Je t’en parlerai après. N’aie pas peur, Blue. Respire profondément… un, deux… voilà, comme ça. »
Elle tenta de se calmer. Derrière sa peur, je lisais pourtant une lueur de courage. Cette fille fragile, venue d’un autre monde, avait une force insoupçonnée. Elle représentait tout ce que mon existence solitaire avait toujours cherché.
Je posai ma griffe contre le tronc. Une lumière éblouissante jaillit sous le contact, avant de virer au noir d’encre. Une fissure se traça dans le bois, s’élargissant peu à peu jusqu’à former une porte.
Blue observait, sidérée, incapable de parler. Sa main se crispa dans la mienne, comme si ma présence seule pouvait la protéger. Je lui caressai doucement les doigts pour la rassurer.
« Viens. »
Je la guidai vers la porte. Ses pas hésitaient, son souffle était court. Mais elle me suivit.
Dès que nous franchîmes le seuil, la nuit se dissipa. Une lumière dorée filtra à travers les feuilles ; le vent portait une fraîcheur apaisante. Nous étions dans une forêt baignée de matin clair.
Blue se retourna juste à temps pour voir la porte disparaître, laissant place à un simple frêne. Elle inspira longuement, puis resserra sa prise sur ma main.
« Bienvenue dans mon monde, ma mariée. »
Elle me dévisagea, interdite. « Quoi ? Attends, tu avais promis de tout m’expliquer. Dis-moi ce qu’il se passe. Je me sens… je crois que je vais défaillir. »
« Viens d’abord chez moi. Là-bas, je répondrai à toutes tes questions. »
« Pourquoi pas maintenant ? »
« Parce que nous sommes en pleine forêt. Tu seras mieux installée pour m’écouter, je te le promets. »
« Tout est étrange ici… Je préfère que tu m’expliques tout de suite. S’il te plaît. » Sa voix tremblait, presque suppliante.
« D’accord, assieds-toi là. »
Nous nous installâmes sous un grand manguier. Elle s’assit prudemment, et je m’assis à côté d’elle, sans lâcher sa main.
« Alors, dis-moi maintenant. »
« Pose-moi ta première question. »
Elle hésita. « Très bien… qu’es-tu exactement ? »
« Je suis un loup-garou. »
Ses yeux s’écarquillèrent de plus belle. « Un… loup-garou ? Mais… ça n’existe pas ! »
« Dans ton monde, peut-être. Mais ici, c’est différent. »
« Je… je sais juste ce que racontent les livres. »
« Alors raconte-moi ce que tu as lu. Ce que ton monde croit savoir de nous. »
Elle s’exécuta, récitant les mythes, les légendes, les fragments d’histoires qu’elle avait absorbés. Sa voix se fit plus assurée à mesure qu’elle parlait. Elle décrivait les pleines lunes, les malédictions, les bêtes sauvages. Cela m’amusait. J’étais curieux de découvrir comment les humains de son monde avaient transformé notre vérité en conte d’horreur.
Puis elle s’interrompit brusquement. « Je parle encore trop… pardon. »
« Non. Continue. J’aime t’écouter. » Ce n’était pas une flatterie ; c’était la vérité. Sa voix m’apaisait, chaque mot semblait ramener un peu de chaleur dans mon cœur.
Elle reprit, plus timidement, puis s’arrêta encore. Son regard s’était adouci.
« Tu sembles savoir déjà beaucoup de choses. Tu récites presque comme un livre ouvert », dis-je avec un sourire.
« J’ai toujours lu énormément. Et j’ai une mémoire étrange… Je retiens tout ce que je lis, mot pour mot, dès la première fois. »
« C’est fascinant. »
« Non, inutile. Les gens ne veulent pas m’entendre. À quoi bon retenir ce que personne n’écoute ? » souffla-t-elle, le regard perdu. Cette résignation dans sa voix me serra la poitrine. Je me fis alors la promesse muette de lui redonner le goût du bonheur, de lui prouver que sa voix avait de la valeur.
« Ce ne sont pas les mots qui sont inutiles, mais ceux qui refusent de les entendre. Avec moi, tu pourras parler autant que tu veux. »
Elle esquissa un léger sourire. « Alors j’avais raison ? Sur les loups-garous ? »
Je penchai la tête. « C’est ainsi que votre monde nous décrit, oui. Mais les mythes ne disent pas tout. »
« Tu veux dire qu’ils se trompent ? »
« Pas entièrement. Disons qu’ils n’ont qu’une image déformée de la vérité. »
« Et ici ? Il y a d’autres loups-garous ? »
Je hochai la tête. « Ce monde ressemble au tien, mais il n’est qu’un reflet. Trois portes le relient au vôtre. Celle que nous avons franchie est l’une d’elles. Ici, tout paraît familier, mais bien des choses diffèrent. Il n’y a ni vos machines ni vos villes. La vie y est plus simple… et plus sauvage. »
Elle murmura, les yeux écarquillés : « Alors ce monde n’abrite que des… loups-garous ? »
Un sourire étira mes lèvres. « Exactement. »