Chapitre 3

2642 Words
3 ※ AUGUSTA ※ En quittant ses quartiers, Augusta traversa les couloirs de la Tour. Elle se sentait glacée et engourdie de l’intérieur : c’était comme si le froid s’était insinué profondément dans ses os. Ses yeux, toutefois, étaient secs. Elle avait pleuré toutes les larmes qu’elle avait pu. Barson était mort, tué par la créature invoquée par Blaise. Augusta marcha plus vite en repoussant de son esprit les images du miroir fracassé et sanglant. Même après le sort de guérison qu’elle avait lancé sur ses mains, elles lui faisaient encore mal et elle se demanda si de minuscules fragments de verre ne s’étaient pas logés sous la peau. En entrant dans la Salle du Conseil, elle regarda autour d’elle, observant l’immense pièce vide. La Salle était considérée comme l’une des plus belles pièces de la Tour et ses murs et son plafond étaient couverts de fresques. Certaines de ces peintures étaient attribuées à Lenard le Grand lui-même : l’homme qui avait découvert le Domaine des Sorts. Comme beaucoup des sorciers les plus talentueux, Lenard avait été un génie universel, excellant dans tous les domaines, de la musique à l’architecture. Même si la pièce avait été construite à l’origine pour servir de point de rassemblement pour tous les habitants de la Tour, le Conseil se l’était progressivement appropriée en l’utilisant pour des réunions et pour des événements organisés par le Conseil. Du côté opposé de la pièce, près des fenêtres à vitraux, treize trônes délicatement ornés formaient un cercle autour d’une grande table en marbre : un trône pour chaque membre du Conseil. L’avant et le centre de la pièce étaient vides, afin de permettre un maximum de sorts d’insonorisation. Il était absolument impossible d’écouter une réunion du conseil en cachette, même si des apprentis ambitieux continuaient à essayer. Dans un des coins de la pièce, un grand gong irisé pendait du plafond. Il s’agissait d’un des rares objets magiques qui avaient précédé la Pierre d’Interprétation, et il servait à l’origine de système pour avertir du danger. Il suffisait d’un grand coup pour prévenir tous les habitants de la Tour. Dernièrement, cependant, il ne servait qu’à annoncer les réunions du Conseil. Augusta s’en approcha et elle prit le petit marteau qui était posé à côté. Elle frappa le gong de toutes ses forces. La vibration la fit presque tomber à genoux. Le bruit résonna dans la pièce caverneuse et il fit trembler les murs. Augusta sut que tous les couloirs de la Tour allaient être secoués par le bruit. Elle se dirigea vers l’un des trônes et elle s’assit pour attendre l’apparition des membres du Conseil désorientés. Son cœur battait d’anticipation. Ces temps-ci, seul Ganir utilisait encore le gong, car c’était principalement un outil de cérémonie, une façon pour les membres du Conseil de montrer leur statut à tout le monde. Quand les apprentis entendaient le gong sonner, ils savaient qu’une réunion allait avoir lieu et qu’ils étaient encore loin de pouvoir espérer être un jour présents lors d’une réunion aussi importante. Augusta trouva très satisfaisant d’utiliser le gong elle-même, en outrepassant le protocole habituel. Dans le quart d’heure qui suivit, les Conseillers commencèrent à se rassembler. Ils arrivaient tous, un par un, certains étonnés, d’autres fâchés. Augusta les salua tous calmement. — J’expliquerai ce qu’il se passe quand tout le monde sera là, répétait-elle quand quelqu’un la pressait de questions. Quand ils furent tous, à l’exception de Ganir, calés dans leurs trônes, Augusta joignit ses mains et elle attendit que le silence se fasse. — Conseillers, dit-elle d’une voix claire et sonore. Je vous ai rassemblés ici aujourd’hui parce que nous courons tous un grave danger — Excuse-moi, Augusta, mais ne devrions-nous pas attendre Ganir ? L’interrompit Dania. La vieille bibliothécaire du Conseil était également une alliée notoire du Chef du Conseil. Augusta ne fut pas surprise que Dania la défie. — Ganir est au courant de la situation, dit Augusta d’un air hautain. Elle ne mentait que partiellement. Le vieux sorcier connaissait le danger que représentait le monstre de Blaise, mais il ne savait pas que la Garde des Sorciers — ainsi que l’amant d’Augusta — avait été massacrée. Et cela convenait à Augusta. Elle ne voulait surtout pas que Ganir l’empêche à nouveau de raconter la vérité au Conseil. Dania fronça les sourcils, mais elle ne dit rien de plus quand Augusta reprit son explication. — Conseillers, je vous ai rassemblés... — Que signifie tout ceci ? Cette fois, ce fut la voix de Ganir qui l’interrompit lorsqu’il entra dans le hall en fronçant les sourcils. Augusta le fixa du regard. Une colère pleine d’amertume monta en elle. — Ils sont morts, dit-elle sèchement. La créature les a tous tués. Ganir blanchit. Il eut l’air pétrifié et des murmures choqués parcoururent la salle. — Qui a tué qui ? demanda Jandison en fronçant les sourcils. L’expert en téléportation était encore plus vieux que Ganir et il était connu pour son manque de tact. Augusta respira profondément. — Laissez-moi commencer depuis le début, dit-elle en voyant l’expression de Ganir s’assombrir. J’ai bien peur que notre estimé Chef du Conseil et moi-même nous ne soyons coupables d’une terrible erreur de jugement — Ganir la regarda fixement, mais il ne dit rien. Il savait qu’il était désormais trop tard pour arrêter Augusta. — Une erreur qui a coûté la vie de la Garde des Sorciers, poursuivit Augusta en observant la réaction des Conseillers. Parce que nous avons hésité, parce que nous avons voulu protéger l’un d’entre nous, nous avons laissé le mal s’épanouir et nous avons payé le prix de notre erreur. — La Garde des Sorciers. Tous morts ? Le visage de Moriner était blanc et sa voix tremblait. Augusta se souvint que son fils Kiam faisait partie de la Garde et qu’il devait donc être une des victimes du m******e. Elle hocha la tête en compatissant avec lui. Elle avait entendu dire que le père et le fils n’étaient pas en très bons termes, mais cela importait peu. Kiam était malgré tout la chair et le sang de Moriner. — Je suis désolée, dit-elle doucement. Je l’ai vu de mes propres yeux. La créature les a tous tués. Et dans le silence choqué qui s’ensuivit, elle leur parla de la création de Blaise, des rapports des espions de Ganir et des mesures prises par Ganir et elle pour contenir la situation. La seule chose qu’elle ne dit pas concernait sa demande à Barson — celle de tuer la créature au lieu de la ramener vivante — et le fait qu’elle n’ait pas détruit les notes de Lenard le Grand qu’elle avait trouvées dans le bureau de Blaise. La pièce explosa de questions. — C’est ce qui est arrivé à Davish, mon superviseur ? demanda Kelvin. J’ai dû le renvoyer de son poste parce qu’il changeait trop de choses. — Comment est-ce possible ? demanda Dania en interrompant la diatribe de Kelvin. Comment peut exister une telle créature ? Ganir, qui était resté silencieux jusque là, s’avança. — Je pense le savoir, dit-il doucement, et tout le monde se tut immédiatement. Vous connaissez ma théorie selon laquelle l’esprit est le résultat du fonctionnement interne du cerveau ? — Vous parlez des unités du cerveau qui reconnaissent les structures ? Ceux qu’on appelle neurones ? demanda Dania, l’air intrigué. — Oui, c’est de cela que je parle, confirma Ganir. Je pense que les enfants développent un réseau de neurones unique basé sur leurs expériences du monde. Et je pense que Blaise a recréé ce processus artificiellement. Il a créé des neurones — ou quelque chose qui fonctionne de la même façon — dans le Domaine des Sorts, puis, au lieu de faire grandir cet esprit comme chez un enfant, il a simulé ses expériences en utilisant des enregistrements de Captures Vitales. Il a donc créé une intelligence fonctionnelle en un peu moins d’une année. Augusta fut horrifiée de voir les yeux de Ganir briller d’enthousiasme. Il trouvait vraiment que la créature était fascinante. — Oui, l’interrompit Augusta, une créature inhumaine avec un potentiel néfaste inimaginable, aussi différente de nous que la Pierre d’Interprétation. Elle leva sa Pierre pour la montrer à tous. — Tu oublies une chose, Augusta, dit Ganir avec des yeux pleins de colère. Cette créature inhumaine, comme tu l’appelles, a un esprit façonné par des expériences humaines et elle ressemble beaucoup à une jeune fille normale. — C’est précisément l’horreur de la chose, ne le voyez-vous donc pas ? dit Augusta en regardant les visages autour d’elle. Blaise lui-même ne savait pas quelle forme sa chose allait prendre. Il ne savait pas qu’elle nous ressemblerait. Et elle est loin, très loin, d’être une jeune fille humaine. Quelle jeune fille aurait pu détruire une armée entière avec autant de brutalité ? — Comment a-t-elle fait ? demanda Moriner d’une voix furieuse. Comment a-t-elle fait pour tous les tuer ? Augusta hésita un instant, puis elle marcha vers la Sphère de Capture Vitale posée sur la table de marbre. Il valait mieux qu’ils voient la vérité de leurs propres yeux. Elle se piqua le doigt et l’appuya sur la Sphère, puis elle attendit l’apparition de la gouttelette. Lorsque celle-ci se fut formée, elle prit la gouttelette et elle la tendit à Moriner. Elle expliqua alors comment celle-ci pouvait être recyclée, prenant un malin plaisir à révéler le petit secret de Ganir. Le Chef du Conseil ne dit pas un mot, mais Augusta savait qu’il était en colère : elle le voyait dans ses yeux durs. Moriner prit la gouttelette et il en créa une nouvelle en imitant ce qu’Augusta venait de faire avec la Sphère. Quand il eut terminé, son visage était encore plus pâle et ses mains tremblaient lorsqu’il tendit la nouvelle gouttelette au membre du Conseil suivant. Quand tout le monde eut vu les souvenirs d’Augusta, l’ambiance dans le Hall de Rassemblement était sombre et pesante. La création de Blaise n’était pas une sorcière ordinaire. Ils s’accordaient tous sur ce point. Prenant avantage de leur état de choc, Augusta s’avança. — Blaise a créé l’être dont vous venez de voir le potentiel destructeur, dit-elle en embrassant la pièce du regard. Elle devait maintenant obtenir une majorité auprès du Conseil, pour s’assurer qu’ils soutiennent son plan. — Blaise l’a créée, répéta-t-elle, et Ganir et moi nous avons laissé nos sentiments pour Blaise obscurcir notre jugement. Nous avons donné une chance à Blaise de revenir à la raison, de défaire son erreur, mais il semble être sous l’emprise de la créature. Il s’est entiché de sa propre création et il a perdu la notion du bien et du mal. Nous n’aurions jamais dû essayer de la ramener vivante — — Eh bien ! Je comprends pourquoi Ganir aurait aimé examiner cette créature, malgré le danger évident, l’interrompit Dania à nouveau. Augusta fronça les sourcils. Elle détestait la loyauté aveugle, et l’allégeance sans faille de la vieille femme pour Ganir était profondément irritante. Jandison leva la main pour faire taire Dania. — Ce qui est fait est fait. La situation est entre nos mains à présent, et nous devons trouver une solution. — Je ne vois qu’une seule issue, dit Kelvin, les lèvres pincées de colère. Augusta se dit qu’il ne devait pas être ravi des exploits de la créature sur son territoire. On joint nos forces et l'on tue la chose et son créateur. Augusta avala sa salive. C’était exactement ce qu’elle espérait, mais l’austérité de ces mots lui fit mal au cœur. Malgré les conséquences terribles des actions de Blaise, l’idée qu’il meure — ou même simplement qu’il soit en danger — était toujours aussi douloureuse. Sois forte, se dit-elle. Si elle avait fait cela depuis le début, Barson serait toujours en vie. Ganir se leva pour réagir aux paroles de Kelvin. — Non, dit-il avec véhémence. On ne peut pas faire ça. — Suggérez-vous que l’on ne fasse rien ? demanda Kelvin amèrement. — Officiellement, Blaise est toujours un membre du Conseil, rappela Ganir dont la voix était pleine d’émotion à peine contenue. Son statut ne lui a jamais été formellement retiré. Le tuer reviendrait à tuer l’un d’entre nous. Malgré son agitation, Augusta sourit presque à ces mots. Le Chef du Conseil avait clairement parlé sans réfléchir. Gina, la membre la plus récente du Conseil, celle qui avait pris la place de Blaise, eut l’air très contrarié par ce qu’il venait de dire. C’était une sorcière talentueuse et ambitieuse, et elle devait être irritée d’entendre dire que son rôle au Conseil n’était pas ‘officiel’. Augusta songea que Gina serait maintenant fermement de son côté à elle. — Ganir a raison, dit Jandison en surprenant Augusta — le vieil homme était rarement d’accord avec Ganir, quel que soit le sujet. Si nous ne parlions que du destin de cette créature, je n’hésiterais pas, mais en tant que membre du Conseil... — Pourquoi ne ferions-nous pas un compromis ? Suggéra Augusta qui se sentit étrangement soulagée que la conversation ait pris cette tournure. Détruisons la créature, mais offrons à Blaise l’honneur d’un procès comme c’est son droit. C’était une alternative dont elle pouvait se satisfaire : l’abomination serait morte et Blaise serait jugé pour ses actes. Blaise n’avait pas besoin de mourir si le Conseil choisissait d’avoir pitié de lui — tant qu’on l’empêchait de créer un autre monstre. Kelvin se leva de son trône. — Je ne vois pas l’utilité d’un tel compromis. Blaise est clairement coupable. — Et nous laisserons le procès en décider, dit Augusta fermement. Elle était ravie que le débat se concentre sur le sort de Blaise. Personne ne semblait discuter du fait que la créature devait mourir — pas après les horreurs qu’ils avaient vues à travers la gouttelette de Capture Vitale d’Augusta. Comme pour répondre à ses pensées, Ganir s’avança. — Nous devons débattre de tout ceci. Nous parlons d’un être qui a des sentiments et des pensées. Elle a montré de l’empathie en de nombreuses occasions. — Elle a détruit Davish, un de mes plus fidèles serviteurs, l’interrompit furieusement Kelvin. Elle l’a rendu inutilisable ! Ne voyez-vous donc pas ? Cette chose peut manipuler les esprits. Elle est dangereuse. Augusta laissa échapper une respiration qu’elle avait retenue sans s’en rendre compte. Même si elle ne ressentait pas de compassion pour la perte de Kelvin, le fait que la créature de Blaise sache faire quelque chose de tel était particulièrement effrayant. Et Augusta n’était pas la seule à le penser : elle sentait presque la peur augmenter dans la pièce. Les mots de Kelvin leur firent prendre conscience de la puissance terrible de la créature : le pouvoir du viol ultime. Elle pouvait modifier l’esprit de quelqu’un selon ses désirs. Si elle le souhaitait, elle pouvait remplacer tous les membres du Conseil par des marionnettes à sa merci. — S’il existe un doute sur ce que nous devons faire, alors il nous faut voter, dit Jandison en regardant de part et d’autre de la pièce. C’est la seule façon de régler ceci. — Bien, dit Kelvin d’un ton brusque. Alors, allons-y. Votons tout de suite pour savoir si nous devons détruire la créature et juger Blaise. — Non, dit Ganir d’un ton résolument ferme. Nous ne devons pas agir sur un coup de tête. Le vote aura lieu dans quelques jours, quand nous aurons tous eu le temps de digérer ces informations. Personne n’eut d’objections et Augusta resta silencieuse elle aussi. Ganir était toujours le Chef et il avait donc le dernier mot concernant les procédures à suivre. De plus, cela ne changeait rien. Si le vote avait lieu aujourd’hui, les gens se rangeraient du côté d’Augusta parce qu’ils avaient peur. Et quelques jours de délai, ce n’était pas la fin du monde. Elle allait simplement devoir travailler davantage pour s’assurer que la majorité du Conseil vote de la bonne façon.
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