II

1765 Words
II Comme il traversait le corridor, il vit la porte de la salle à manger entrouverte ; Angèle, installée près de la fenêtre, repassait du linge sur une haute table, tout en fredonnant. Joseph s’arrêta, luttant entre le désir de causer avec sa jeune hôtesse et la crainte de paraître indiscret. Il allait passer quand la jeune fille le pria d’entrer. – Monsieur, lui dit-elle à brûle-point, je voudrais vous demander une chose. Avouez que c’est mon père qui a acheté la bécasse ? – Plaît-il ?… balbutia Toussaint décontenancé. – Avouez-le. Je connais toutes les ruses de papa. La gourmandise est son péché mignon, et, quand j’étais petite, je lui ai plus d’une fois servi de complice, comme vous ce matin. – Mon Dieu, mademoiselle, répondit-il de sa grosse voix, puisque vous le voulez, j’en conviens, et même je ne suis pas trop fâché de n’avoir plus à soutenir un mensonge. – Il faut le soutenir au contraire, s’écria Angèle, et hardiment, sans quoi nous aurons une scène à souper. Maman me gâte, elle mangerait du pain sec pour me donner une robe ; mais elle est féroce sur l’article friandise. Promettez-moi de mentir effrontément devant elle. – Je le promets. – Surtout, reprit-elle en levant un doigt, n’allez pas rougir comme ce matin ! J’ai tout deviné rien qu’en vous voyant, et maman est encore plus fine que moi. – Vraiment ! – Ils se regardèrent et partirent ensemble d’un long éclat de rire. La glace était rompue, et le jeune homme se félicitait intérieurement de cette demi-complicité qui établissait entre eux un commencement de familiarité. Angèle l’invita à s’asseoir près du poêle, et Joseph ne se fit pas prier, car il avait les doigts glacés. Seulement il ne savait comment renouer le fil interrompu de la conversation. Tout en caressant de ses larges mains la faïence brûlante du poêle, il se creusait la tête. Angèle s’était remise à son repassage. Tantôt elle se baissait vers le réchaud ; tantôt, se haussant sur ses petits pieds, elle inclinait sa taille souple pour promener lentement le fer jusqu’à l’extrémité d’un long rideau. La lumière de la fenêtre, tombant sur les épaisses torsades brunes de son chignon, piquetait un bout d’oreille et se jouait dans de petits cheveux fous, bouclés à la naissance de la nuque. À mesure qu’un rideau était repassé et plié, elle se tournait à demi vers une crédence pour l’y poser, et Joseph voyait se découper, comme le profil d’une médaille, son front haut, sa paupière mi-voilée, son nez aquilin, le modelé moelleux de sa bouche espiègle et un menton gras, légèrement proéminent. Elle était grande, bien faite et très vive. Il y avait dans toute sa personne une harmonie de mouvements à la fois hardis et chastes, une franchise, une plénitude de vie, dont la séduction était irrésistible. Angèle était toute en dehors, très démonstrative, très causeuse. Aussi ce fut elle qui vint en aide au taciturne Joseph et qui rompit de nouveau le silence. – Est-ce la première fois que vous habitez la ville, monsieur Toussaint ? lui demanda-t-elle en soulevant son fer à la hauteur de sa joue pour s’assurer s’il était chauffé à point. – J’ai l’air campagnard, n’est-ce pas ? fit Joseph avec un accent de curiosité naïve ; j’ai pourtant vécu cinq ans à Nancy, mais j’ai passé le reste du temps au village, chez mes frères. – Votre famille est nombreuse ? – Nous sommes onze frères et sœurs, dit-il un peu confus de l’aveu ; à part mon frère l’abbé et moi, tout ce monde habite Albestroff, un vrai nid solitaire au fond des bois. – Oh ! que je m’y ennuierais ! s’écria sans façon Angèle. – C’est que vous ne connaissez pas Albestroff, repartit Joseph avec conviction ; vous ne sauriez croire comme mon nid prend un homme et s’en rend maître ! Ce n’est pourtant qu’une ferme où toute la famille se couche à neuf heures et se lève à six ; mais c’est un logis fait pour le cœur, où il y a toujours des endroits bruyants et des recoins intimes, toujours de l’air, des fleurs et du soleil. L’eau vive y court de tous côtés ; le long corridor est toujours sablé d’un fin sable blond, et il y a un grand parloir où il est défendu de fumer, et où pourtant je fumais… Mon nid, voyez-vous, donne le mal du pays quand on n’y est plus. – Vous ne ressemblez guère, en ce cas, à un de vos camarades de l’étude, qui grille de prendre sa volée, bien qu’il ait un nid chaudement capitonné. – Comment s’appelle-t-il ? – René Des Armoises. – Ah ! le jeune homme à l’héritage… J’en ai entendu parler ce matin comme d’un cerveau brûlé. – Vous changerez d’avis quand vous le connaîtrez ! s’écria Angèle en posant vivement son fer et en s’accoudant sur la table ; c’est un garçon ardent à la vérité, mais plein d’esprit. Il est excellent musicien, et il monte si bien à cheval !… Et puis c’est un poète ; il a composé sur la Vigne en fleurs de beaux vers que j’ai lus dans un journal et que je sais par cœur… Il aura un nom un jour, et il sera la gloire de la ville. – La gloire ! dit sentencieusement Toussaint en hochant la tête, une étoile qui ne se lève que lorsque nous sommes dans la tombe. La belle avance !… Et puis les vers, par le temps qui court, cela ne mène à rien. Au fond, Joseph était jaloux de l’animation avec laquelle la jeune fille avait parlé de René Des Armoises. Il en voulait à cet inconnu de l’admiration qu’il semblait inspirer à Angèle. – Il ne fait pas que des vers, répliqua celle-ci, piquée du ton dédaigneux de son interlocuteur ; il écrit aussi des pièces de théâtre. – Auteur ? continua Joseph, bah ! pour un qui réussit, combien font la culbute dans l’oubli ! Il se tut un moment, puis saisi d’un scrupule et un peu honteux de son humeur dénigrante, il reprit comme s’il se fût répondu à lui-même : – Certainement c’est une belle chose de mettre ses propres idées dans la peau de personnages vivants, et de les voir se promener en habits magnifiques devant des milliers de gens qu’on fait rire ou pleurer d’un seul mot… – Oh ! oui, interrompit Angèle avec enthousiasme, et puis la musique de l’orchestre, et ces milliers de mains, qui applaudissent comme si elles appartenaient à un seul corps, c’est beau cela ! – Vous aimez le théâtre, mademoiselle ? – À la folie ! – Elle ajouta en soupirant : – Pourtant je n’y ai pas mis les pieds depuis l’âge de neuf ans. Dans mon enfance, ma mère me menait parfois au petit théâtre d’ici. J’écoutais de tout mon cœur et de toutes mes oreilles. Ce n’était pas de la joie que j’éprouvais, c’était de l’extase. Tout ce que j’avais vu me trottait si bien par la tête, que j’en rêvais, et que la nuit je me levais tout endormie pour déclamer par la chambre… Papa eut peur pour mes nerfs, et on m’interdit à tout jamais le spectacle. – Je le crois bien, dit Joseph, effrayé d’une pareille exaltation. – Oh ! mais j’y retournerai, murmura-t-elle entre ses dents. – Comment vous y prendrez-vous ? – Cela, c’est mon secret ! répondit-elle d’un petit air important. – Voyons ! s’écria le jeune homme avec un gros rire de bonne humeur, confiez-le-moi ; puisque nous sommes de moitié dans le secret de la bécasse, partageons encore celui-là. – Vous me promettez de ne pas en souffler mot à mon père ?… Eh bien ! depuis le jour où on m’a défendu le spectacle, je n’ai plus eu qu’une idée : y retourner ; – mais y retourner à Paris pour voir de bons acteurs dans une salle qui en vaille la peine. Alors je me suis mise à économiser toutes les petites pièces d’or qu’on me donnait au nouvel an, à ma fête, ou quand la vendange était belle… il m’a fallu de la patience, allez ! Tout de même, en neuf ans cela a fini par faire une somme, et puis ma mère y a mis du sien. – Savez-vous combien il y a dans la tirelire ? demanda Joseph, que l’histoire d’Angèle amusait. – Je n’ai pas encore osé y regarder, mais je sais qu’elle est lourde, très lourde !… Le jour où j’aurai mes vingt ans, je l’ouvrirai, puis je câlinerai si bien papa, qu’il nous laissera partir pour Paris, ma mère et moi ; alors nous nous en donnerons du théâtre, je vous en réponds ! Elle agitait la tête avec animation et promenait nerveusement son fer sur la mousseline du rideau ; Joseph finissait par partager son enthousiasme. – Pensez, continua-t-elle en se penchant vers lui, voir l’Opéra et les Français, entendre de beaux vers ou de belle musique dans une salle flambante de lumière et de toilettes !… Oh ! Paris, s’écria-t-elle comme grisée par ses propres réflexions, d’abord les cartes ont prédit que j’y trouverais ma fortune… Croyez-vous aux cartes, monsieur Toussaint ? Comme Joseph allait répondre, une voix de femme retentit dans le corridor : – Voici ma mère, dit Angèle, et elle ajouta rapidement : – Souvenez-vous d’avoir de l’aplomb à souper. Mme Sénéchal était une petite femme ronde comme une pelote et vive comme la poudre, ayant le teint encore frais malgré quelques piqûres de petite vérole, l’air commun, les yeux futés, et la langue prompte à la riposte. Nu-tête en toute saison, elle portait les cheveux relevés sur le front, à la chinoise, et deux petites mèches de bandeaux passées sur l’oreille venaient par derrière se renouer à un maigre chignon attaché tout de travers par une épingle à cheveux. Faisant peu de toilette, sans cesse trottinant et tracassant, on ne la voyait guère oisive, si ce n’est le soir, en hiver, quand, la taille flottante dans son ample caraco noir et les pieds sur son couvet, elle dévorait des romans. Cette lecture, qui l’enchantait, avait fini par donner à son esprit peu cultivé une teinture passablement chimérique. Elle n’avait qu’une grande passion : sa fille. Emportée, mordante, peu tolérante avec les autres, pour sa fille elle devenait douce comme un mouton. Elle l’admirait, la prônait et la servait sans jamais se lasser ni se plaindre. Rien n’était trop beau pour Angèle, et afin de lui donner une toilette neuve, Mme Sénéchal eût fait volontiers jeûner toute la maison pendant une semaine. – On conçoit les fulminantes explosions de colère qui accueillaient les gourmandes fantaisies de M. Sénéchal, et on devine avec quelles transes ce soir-là le bonhomme s’agita sur sa chaise lorsqu’Angèle apporta le salmis de gibier, d’où s’exhalait une appétissante odeur de citron. – Ma bonne amie, fit-il d’une voix flûtée, c’est une bécasse de la Meurthe, la chasse de M. Toussaint. Mme Sénéchal lorgna un moment la figure rêveuse de Joseph, qui n’avait rien d’un Nemrod, puis, lançant une œillade défiante vers son mari, elle dit au jeune clerc de son ton mordant et goguenard : – Mes compliments, monsieur, vous êtes bon tireur. – Moi, madame ? murmura Joseph. – Troublé par l’accent ironique de cette terrible femme, il prit peur et s’embrouilla dès la première phrase. – Il patauge ! pensait M. Sénéchal en baissant le nez et en frottant sa serviette contre ses lèvres. Tout à coup Joseph, relevant la tête, vit deux yeux bleus qui le regardaient fixement comme pour lui crier : Courage ! dans leur langue insinuante. – Mon Dieu ! reprit-il d’une voix ferme, je l’ai tuée à la brune avant hier, près du ruisseau, mais c’est un raccroc, et je n’en suis pas moins un mauvais chasseur. M. Sénéchal respira. Les regards d’Angèle remercièrent avec effusion Joseph, qui se sentit tout gaillard. Il lui semblait qu’il y avait maintenant entre la jeune fille et lui un lien déjà plus intime, et la nuit, sur son traversin, le nouveau clerc de maître Boblique rêva pour la première fois de deux beaux yeux couleur de bluet.
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