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1833 Words
2 Nous étions depuis six semaines au camp de Biberach, lorsqu’il se produisit un petit événement qui me fit beaucoup de peine. Une sorte de cabale s’était formée contre ce pauvre Pelet. Son air à la fois souffreteux et méprisant portait sur les nerfs. On se réunissait pour parler de lui, et cela sur un ton supérieur et apitoyé qui m’était profondément désagréable. On se moquait de sa manie de se considérer comme un chef de famille alors qu’il n’avait qu’un enfant. On racontait toutes sortes d’histoires sur son compte. Il était bien à plaindre, disait-on, mais enfin tout le monde avait ses peines, il n’y avait pas de raisons que les siennes seules comptassent. Bisson était chargé de le prévenir que cela ne pouvait plus durer, que s’il ne voulait pas être meilleur camarade, on prendrait le parti de ne plus lui adresser la parole. J’observai alors qu’il fallait comprendre ce malheureux et être très indulgent car il souffrait. « Et nous, est-ce que nous ne souffrons pas ? » me fit-on remarquer. Je répondis que nous souffrions en effet, mais que nous étions mieux armés. Finalement, j’obtins qu’on le laissât tranquille. La conséquence de mon intervention fut assez étrange. Quelques jours après, Pelet me prit brusquement à partie et m’accusa d’avoir cherché à lui nuire. J’étais cause de l’animosité qu’il sentait autour de lui. Je lui répondis que puisqu’il le prenait sur ce ton, je ne voulais plus avoir affaire à lui, que vraiment toutes ces histoires étaient trop mesquines, que j’avais trop de soucis pour le laisser en créer artificiellement de nouveaux. Il se radoucit brusquement, me demanda pardon, me dit qu’il savait bien que ce n’était pas moi, mais que je devais comprendre combien il souffrait d’être séparé de sa femme et de son enfant. Je lui fis observer que sa situation n’était pas plus mauvaise que la nôtre. Il me répondit qu’il le savait bien, mais qu’elle était plus mauvaise quand même puisqu’il souffrait plus que nous. À partir de ce jour, il prit l’habitude de venir me parler dès qu’il me voyait seul. On eût pu croire que nous avions des secrets. Il n’avait pourtant jamais rien à me dire. Cette façon d’afficher une intimité qui n’existait pas m’était désagréable. J’avais beau l’accueillir froidement, il ne se lassait pas. Quand on pouvait nous voir, il roulait les yeux et prenait des airs douloureux. Un jour il me dit qu’il avait reçu un plan de la région sud de l’Allemagne. Il était prêt à me le montrer, mais à la condition que je n’en parlasse à personne. Il me dit aussi qu’il avait entendu, la nuit, un bruit de train apporté par le vent. J’avais de plus en plus pitié de lui. Je me trouvais dans cette situation profondément pénible d’inspirer un sentiment à un homme détesté de tous. Parfois je le rabrouais. Mais, la plupart du temps, je le consolais. Il retrouverait tout ce qu’il avait perdu, sa femme, son enfant, et j’ajoutais, pour lui faire plaisir, son appartement. Malgré cela, il me disait souvent que, moi qui n’avais pas de famille, je ne pouvais pas le comprendre. Baillencourt, qui était le seul à porter une plaque d’identité à son cou, devenait de plus en plus autoritaire. Cela ne lui réussissait pas mal. Il avait pris un réel ascendant sur certains de nos camarades, Jean et Marcel Bisson, Baumé, Billau, Pelet même. Un jour, il m’attira dans une encoignure et m’annonça que la date de notre évasion était fixée. Nous allions tenter la grande aventure (j’emploie sa propre expression) le samedi suivant, à trois heures du matin. Je lui demandai pourquoi ce jour et pas un autre, pourquoi cette heure et pas une autre. Il me donna toutes sortes de raisons. « Et qui a décidé ça ? » demandai-je encore. Il me regarda avec étonnement. Il était un peu gêné de répondre : moi. Il se contenta de dire : « C’est décidé… c’est décidé… » Dès que je fus seul, je réfléchis au plan qu’il m’avait exposé. Ce n’était qu’un plan. N’importe qui pouvait en fabriquer d’aussi ingénieux. La réalité était qu’avec ou sans plan, il fallait sortir du camp sans se faire tuer et parcourir ensuite plus de quatre cents kilomètres à travers l’Allemagne sans se faire prendre. Je cachai cependant mon manque de foi, craignant d’être laissé à l’écart. Je voulais être dans le coup. Je voulais avoir au moins la possibilité, à la dernière minute, d’estimer ce que j’avais à faire. Le lendemain, Baillencourt me dit qu’il avait à me parler d’une chose très importante. Il avait toujours ce même air d’être le seul maître de la situation. Je fis effort pour ne pas laisser paraître ma mauvaise humeur. « Je vous écoute », dis-je. « Non, non, pas maintenant, répondit-il. Venez me trouver vers huit heures. » Je lui demandai pourquoi il ne me disait pas tout de suite de quoi il s’agissait. Il prétendit que nous n’étions pas tranquilles. À huit heures, je me rendis à son rendez-vous, ce qui n’était pas sans danger. Avec beaucoup de simagrées, il tira de son paquetage la carte d’Allemagne que Pelet m’avait montrée. « Je viens de la recevoir », dit-il stupidement. À la lumière d’un briquet, il me montra le chemin que nous allions suivre, puis il m’expliqua longuement grâce à quelle astuce il avait réussi à se procurer tous les renseignements nécessaires à l’établissement de son plan. Je me contins pour ne pas être désagréable. Je trouvais ridicule de m’avoir dérangé pour si peu. Rien n’est plus dangereux que les gens qui veulent se donner de l’importance. Je voyais les fils de fer barbelés, les chemins de ronde, les sentinelles sur leurs estrades, les phares qu’elles promenaient sans arrêt autour du camp. Pendant ce temps, Baillencourt s’amusait avec un crayon à indiquer sur sa carte, à travers un pays qu’il ne connaissait pas, le chemin que nous devions suivre ! Une fois couché, je me dis que si je voulais vraiment m’évader, il fallait que je le fisse seul. Évidemment, ce n’était pas très gentil vis-à-vis de mes camarades. En même temps que je paraissais partager leurs espoirs et leurs déceptions, je songeais donc secrètement à les abandonner. Mais ils étaient si bêtes, si peu conscients des véritables difficultés, qu’en réalité je n’avais pas le choix. L’idéal était bien de m’évader seul, sans grands risques, grâce à un moyen imprévu, à une méprise, à une substitution, ou à la faveur d’un emploi, d’une fonction que m’aurait valu ma connaissance de la langue allemande, ou même grâce à une amitié, à l’amitié d’un officier, d’un fonctionnaire, de quelqu’un de placé juste à l’endroit qu’il fallait. Je disparaissais du camp sans que personne s’en aperçût, comme dans l’armée à la suite d’une décision venue de haut, pour éviter la jalousie, les racontars, pour ne pas permettre à d’autres de dire : « pourquoi pas nous ? » pour ne donner à personne l’idée de m’imiter. Ce qui est possible pour un ne l’est plus si on est nombreux. On s’en apercevrait peut-être, mais quelle importance cela aurait-il, puisque la vie en continuant détourne l’attention de ce qui est passé ? Décidément, il valait mieux attendre. Chaque soir, avant de m’endormir, je songeais à toutes ces éventualités. Avant tout, je devais m’arranger pour ne pas rester parmi mes camarades. Je me voyais hospitalisé grâce à la requête de mon père. Quand on est dans le malheur, on prête une importance extraordinaire à ce qui est fait pour nous en dehors de nous. Mille fois peut-être je m’étais représenté le directeur allemand de je ne sais quel service de santé lisant la requête de mon père. Mille fois je l’avais vu hésiter, poser le papier, réfléchir. Mille fois je m’étais mis à sa place. Avait-il beaucoup de cas de ce genre à trancher ? Portait-il à tous la même attention ? Ou bien, au contraire, était-il surpris, ému, par certains d’entre eux, par le mien notamment ? Avait-il un geste de générosité que rien ne motivait ? Tout était possible. Et cela me donnait du courage. Je me voyais transporté dans une ville. La vie changeait immédiatement. Je parlais à des gens d’intelligence plus large qui n’attachaient aucune importance au fait que j’étais prisonnier de guerre. Je réussissais à gagner des sympathies. Finalement, aidé par des gens qui eussent dû être des ennemis, je parvenais à regagner la France. Et sur cette vision heureuse, je m’endormais. Le lendemain matin, quand je m’éveillais à la lueur d’une bougie et que j’apercevais la plupart de mes camarades déjà en train de s’habiller, je comprenais que je n’étais pas seul, qu’ils existaient aussi, et puisque ces événements heureux auxquels je rêvais ne pouvaient leur arriver, il n’y avait guère de raisons qu’ils m’arrivassent à moi. Je me disais alors que je devais agir immédiatement, que je ne pouvais plus attendre. Mais jamais les conditions n’avaient été justement si mauvaises. J’avais négligé tant de bonnes occasions et probablement tant d’autres allaient se présenter que ma subite décision avait quelque chose d’insensé. Mes camarades devenaient de plus en plus nerveux. Roger, pourtant si maître de lui, avait des accès de colère à la moindre contrariété. Chaque fois que je voulais échanger un objet, je rencontrais des difficultés inouïes, même quand ce que je proposais était mille fois mieux que ce que je demandais. Baillencourt cherchait continuellement à me mettre en contradiction avec moi-même. Marcel Bisson m’était soudain devenu antipathique à la suite d’un incident ridicule. Je lui avais rendu une petite somme d’argent qu’il m’avait prêtée. Bêtement j’en conviens, je lui avais demandé peu après si je la lui avais bien rendue. Agacé, il m’avait répondu : « Non. » Baumé continuait à me dire chaque fois qu’il me voyait : « Sprecht deutsch. » Il était persuadé que j’étais à moitié boche parce que je parlais l’allemand. On commençait à se moquer de moi. Comme j’avais fait semblant de ne pas m’en apercevoir, on s’enhardissait de plus en plus. On trouvait que j’arrangeais trop bien mes petites affaires. Et, surtout, j’avais trop souvent besoin de quelque chose. Je demandais trop de petits services. J’avais le tort aussi de bouder quand on me les refusait. Je me fâchai même un jour contre un de mes camarades qui ne voulait pas me vendre une courroie dont il ne se servait pas. Roger me calma. Il me fit comprendre que je ne pouvais pas exiger qu’on me vende cette courroie. « Mais puisqu’elle ne lui sert à rien ! » m’écriai-je. « Elle est à lui », répondit Roger. Je me rendis compte alors que j’étais tout le temps sur le point ou de m’emporter ou d’être trop gentil. Allais-je continuer à en vouloir à ce camarade ou allais-je au contraire reconnaître mon tort ? Il était évident que les conséquences seraient absolument contraires. Il devenait inquiétant qu’à chaque instant de la journée je fusse ainsi à la merci de mon humeur.
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