Ils s’arrêtèrent à trois cents pas du camp, pour retirer des étuis qu’ils portaient en croupe, leur bouclier rond, leur large glaive et leur casque à la béotienne. Quelques-uns restèrent avec les chameaux ; les autres se remirent en marche. Enfin les enseignes de la République parurent, c’est-à-dire des bâtons de bois bleu, terminés par des têtes de cheval ou des pommes de pin. Les Barbares se levèrent tous, en applaudissant ; les femmes se précipitaient vers les gardes de la Légion et leur baisaient les pieds.
La litière s’avançait sur les épaules de douze Nègres, qui marchaient d’accord à petits pas rapides ; ils allaient de droite et de gauche, au hasard, embarrassés par les cordes des tentes, par les bestiaux qui erraient et les trépieds où cuisaient les viandes. Quelquefois une main grasse, chargée de bagues, entrouvrait la litière ; une voix rauque criait des injures ; alors les porteurs s’arrêtaient, puis ils prenaient une autre route à travers le camp.
Mais les courtines de pourpre se relevèrent, et l’on découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et boursouflée ; les sourcils formaient comme deux arcs d’ébène se rejoignant par les pointes ; des paillettes d’or étincelaient dans les cheveux crépus, et la face était si blême qu’elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre. Le reste du corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient la litière.
Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi couché, le suffète Hannon, celui qui avait contribué par sa lenteur à faire perdre la bataille des îles Agates ; et, quant à sa victoire d’Hécatompyle sur les Libyens, s’il s’était conduit avec clémence, c’était par cupidité, pensaient les Barbares, car il avait vendu à son compte tous les captifs, bien qu’il eût déclaré leur mort à la République.
Lorsqu’il eut, pendant quelque temps, cherché une place commode pour haranguer les soldats, il fit un signe ; la litière s’arrêta, et Hannon, soutenu par deux esclaves, posa ses pieds par terre, en chancelant.
Il avait des bottines en feutre noir, semées de lunes d’argent. Des bandelettes, comme autour d’une momie, s’enroulaient à ses jambes, et la chair passait entre les linges croisés ; son ventre débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou retombaient jusqu’à sa poitrine comme des fanons de bœuf ; sa tunique, où des fleurs étaient peintes, craquait aux aisselles ; il portait une écharpe, une ceinture et un large manteau noir à doubles manches lacées. Mais l’abondance de ses vêtements, son grand collier de pierres bleues, ses agrafes d’or et ses lourds pendants d’oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité. On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle, étendue sur tout son corps, lui donnait l’apparence d’une chose inerte. Cependant son nez, crochu comme un bec de vautour, se dilatait violemment, afin d’aspirer l’air, et ses petits yeux, aux cils collés, brillaient d’un éclat dur et métallique. Il tenait à la main une spatule d’aloès, pour se gratter la peau.
Enfin deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes d’argent ; le tumulte s’apaisa, et Hannon se mit à parler.
Il commença par faire l’éloge des Dieux et de la République ; les Barbares devaient se féliciter de l’avoir servie. Mais il fallait se montrer plus raisonnables, les temps étaient durs, – « et si un maître n’a que trois olives, n’est-il pas juste qu’il en garde deux pour lui ? »
Ainsi le vieux suffète entremêlait son discours de proverbes et d’apologues, tout en faisant des signes de tête pour solliciter quelque approbation.
Il parlait punique, et ceux qui l’entouraient (les plus alertes accourus sans leurs armes) étaient des Campaniens, des Gaulois et des Grecs, si bien que personne dans cette foule ne le comprenait. Hannon s’en aperçut, il s’arrêta, et il se balançait lourdement, d’une jambe sur l’autre, en réfléchissant.
L’idée lui vint de convoquer les capitaines ; alors ses hérauts crièrent cet ordre en grec, langage qui, depuis Xantippe, servait aux commandements dans les armées carthaginoises.
Les gardes, à coups de fouet, écartèrent la tourbe des soldats, et bientôt les capitaines des phalanges à la spartiate et les chefs des cohortes barbares arrivèrent, avec les insignes de leur grade et l’armure de leur nation. La nuit était tombée, une grande rumeur circulait par la plaine ; çà et là des feux brûlaient ; on allait de l’un à l’autre, on se demandait « qu’y a-t-il ? » et pourquoi le suffète ne distribuait pas l’argent ?
Il exposait aux capitaines les charges infinies de la République. Son trésor était vide. Le tribut des Romains l’accablait. « Nous ne savons plus que faire !… Elle est bien à plaindre ! »
De temps à autre, il se frottait les membres avec sa spatule d’aloès, ou bien il s’interrompait pour boire dans une coupe d’argent, que lui tendait un esclave, une tisane faite avec de la cendre de belette et des asperges bouillies dans du vinaigre ; puis il s’essuyait les lèvres à une serviette d’écarlate, et reprenait :
– « Ce qui valait un sicle d’argent, vaut aujourd’hui trois shekels d’or, et les cultures abandonnées pendant la guerre ne rapportent rien ! Nos pêcheries de pourpre sont à peu près perdues, les perles mêmes deviennent exorbitantes ; à peine si nous avons assez d’onguents pour le service des Dieux ! Quant aux choses de la table, je n’en parle pas, c’est une calamité ! Faute de galères, nous manquons d’épices, et l’on a bien du mal à se fournir de silphium, à cause des rébellions sur la frontière de Cyrène. La Sicile, où l’on trouvait tant d’esclaves, nous est maintenant fermée ! Hier encore, pour un baigneur et quatre valets de cuisine, j’ai donné plus d’argent qu’autrefois pour une paire d’éléphants ! »
Il déroula un long morceau de papyrus, et il lut, sans passer un seul chiffre, toutes les dépenses que le gouvernement avait faites : tant pour les réparations des temples, pour le dallage des rues, pour la construction des vaisseaux, pour les pêcheries de corail, pour l’agrandissement des Scissites, et pour des engins dans les mines, au pays des Cantabres.
Mais les capitaines, pas plus que les soldats, n’entendaient le punique, bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue. On plaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelques officiers carthaginois pour servir d’interprètes ; après la guerre ils s’étaient cachés de peur des vengeances, et Hannon n’avait pas songé à les prendre avec lui ; d’ailleurs sa voix trop sourde se perdait au vent.
Les Grecs, sanglés dans leur ceinturon de fer, tendaient l’oreille, en s’efforçant à deviner ses paroles, tandis que des montagnards, couverts de fourrures comme des ours, le regardaient avec défiance ou bâillaient, appuyés sur leur massue à clous d’airain. Les Gaulois inattentifs secouaient en ricanant leur haute chevelure, et les hommes du désert écoutaient immobiles, tout encapuchonnés dans leurs vêtements de laine grise ; d’autres arrivaient par derrière ; les gardes, que la cohue poussait, chancelaient sur leurs chevaux, les Nègres tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin enflammées, et le gros Carthaginois continuait sa harangue, monté sur un tertre de gazon.
Cependant les Barbares s’impatientaient, des murmures s’élevèrent, chacun l’apostropha. Hannon gesticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire les autres, criant plus fort, ajoutaient au tapage.
Tout à coup, un homme d’apparence chétive bondit aux pieds d’Hannon, arracha la trompette d’un héraut, souffla dedans, et Spendius (car c’était lui) annonça qu’il allait dire quelque chose d’important. À cette déclaration, rapidement débitée en cinq langues diverses, grec, latin, gaulois, libyque et baléare, les capitaines, moitié riant, moitié surpris, répondirent : « Parle ! parle ! »
Spendius hésita ; il tremblait ; enfin, s’adressant aux Libyens, qui étaient les plus nombreux, il leur dit :
– « Vous avez tous entendu les horribles menaces de cet homme ! »
Hannon ne se récria pas, donc il ne comprenait point le libyque ; et, pour continuer l’expérience, Spendius répéta la même phrase dans les autres idiomes des Barbares.
Ils se regardèrent étonnés ; puis tous, comme d’un accord tacite, croyant peut-être avoir compris, ils baissèrent la tête en signe d’assentiment.
Alors Spendius commença d’une voix véhémente :
– « Il a d’abord dit que tous les Dieux des autres peuples n’étaient que des songes près des Dieux de Carthage ! Il vous a appelés lâches, voleurs, menteurs, chiens et fils de chiennes ! La République, sans vous, (il a dit cela !) ne serait pas contrainte à payer le tribut des Romains, – et par vos débordements vous l’avez épuisée de parfums, d’aromates, d’esclaves et de silphium, car vous vous entendez avec les nomades sur la frontière de Cyrène ! Mais les coupables seront punis ! Il a lu l’énumération de leurs supplices ; on les fera travailler au dallage des rues, à l’armement des vaisseaux, à l’embellissement des Scissites, et l’on enverra les autres gratter la terre dans les mines, au pays des Cantabres. »
Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois, aux Grecs, aux Campaniens, aux Baléares. En reconnaissant plusieurs des noms propres qui avaient frappé leurs oreilles, les Mercenaires furent convaincus qu’il rapportait exactement le discours du suffète. Quelques-uns lui crièrent : « Tu mens ! » Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta :
– « N’avez-vous pas vu qu’il a laissé en dehors du camp une réserve de ses cavaliers ? À un signal ils vont accourir pour vous égorger tous. »
Les Barbares se tournèrent de ce côté, et comme la foule alors s’écartait, il apparut au milieu d’elle, s’avançant avec la lenteur d’un fantôme, un être humain tout courbé, maigre, entièrement nu et caché jusqu’aux flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches, de poussière et d’épines. Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille, des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses membres décharnés, comme des haillons sur des branches sèches ; ses mains tremblaient d’un frémissement continu, et il marchait en s’appuyant sur un bâton d’olivier.
Il arriva auprès des Nègres qui portaient les flambeaux. Une sorte de ricanement idiot découvrait ses gencives pâles ; ses grands yeux effarés considéraient la foule des Barbares autour de lui.
Mais, poussant un cri d’effroi, il se jeta derrière eux, et il s’abritait de leurs corps ; il bégayait : « Les voilà ! les voilà ! » en montrant les gardes du suffète, immobiles dans leurs armures luisantes. Leurs chevaux piaffaient, éblouis par la lueur des torches ; elles pétillaient dans les ténèbres ; le spectre humain se débattait et hurlait :
– « Ils les ont tués ! »
À ces mots qu’il criait en baléare, des Baléares arrivèrent et le reconnurent ; sans leur répondre il répétait :
– « Oui, tués tous, tous ! écrasés comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons, les vôtres ! »
On lui fit boire du vin, et il pleura ; puis il se répandit en paroles.
Spendius avait peine à contenir sa joie, – tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas ; il n’y pouvait croire, tant elles survenaient à propos. Les Baléares pâlissaient en apprenant comment avaient péri leurs compagnons.
C’était une troupe de trois cents frondeurs débarqués de la veille, et qui, ce jour-là, avaient dormi trop tard. Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon, les Barbares étaient partis et ils se trouvaient sans défense, leurs balles d’argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages. On les laissa s’engager dans la rue de Satheb, jusqu’à la porte de chêne doublée de plaques d’airain ; alors le peuple, d’un seul mouvement, s’était poussé contre eux.
En effet, les soldats se rappelèrent un grand cri ; Spendius, qui fuyait en tête des colonnes, ne l’avait pas entendu.
Puis les cadavres furent placés dans les bras des Dieux-Patæques qui bordaient le temple de Khamon. On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires : leur gourmandise, leurs vols, leurs impiétés, leurs dédains, et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô. On fit à leurs corps d’infâmes mutilations ; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viandes ; quelques-uns même y enfoncèrent les dents, et le soir, pour en finir, on alluma des bûchers dans les carrefours.
C’étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac. Mais quelques maisons ayant pris feu, on avait jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d’agonisants ; Zarxas jusqu’au lendemain s’était tenu dans les roseaux, au bord du lac ; puis il avait erré dans la campagne, cherchant l’armée d’après les traces des pas sur la poussière. Le matin, il se cachait dans les cavernes ; le soir il se remettait en marche, avec ses plaies saignantes, affamé, malade, vivant de racines et de charognes ; un jour enfin, il aperçut des lances à l’horizon et il les avait suivies, car sa raison était troublée à force de terreurs et de misères.
L’indignation des soldats, contenue tant qu’il parlait, éclata comme un orage ; ils voulaient massacrer les gardes avec le suffète. Quelques-uns s’interposèrent, disant qu’il fallait l’entendre et savoir au moins s’ils seraient payés. Alors tous crièrent : « Notre argent ! » Hannon leur répondit qu’il l’avait apporté.
On courut aux avant-postes, et les bagages du suffète arrivèrent au milieu des tentes, poussés par les Barbares. Sans attendre les esclaves, bien vite ils dénouèrent les corbeilles ; ils y trouvèrent des robes d’hyacinthe, des éponges, des grattoirs, des brosses, des parfums, – et des poinçons à antimoine pour se peindre les yeux, – le tout appartenant aux gardes, hommes riches accoutumés à ces délicatesses. Ensuite on découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze : c’était au suffète pour se donner des bains pendant la route ; car il avait pris toutes sortes de précautions, jusqu’à emporter, dans des cages, des belettes d’Hécatompyle que l’on brûlait vivantes pour faire sa tisane. Mais, comme sa maladie lui donnait un grand appétit, il y avait, de plus, force comestibles et force vins, de la saumure, des viandes et des poissons au miel, avec des petits pots de Commagène, graisse d’oie fondue recouverte de neige et de paille hachée. La provision en était considérable ; à mesure que l’on ouvrait les corbeilles, il en apparaissait, et des rires s’élevaient comme des flots qui s’entrechoquent.
Quant à la solde des Mercenaires, elle emplissait, à peu près, deux couffes de sparterie ; on voyait même, dans l’une, de ces rondelles en cuir dont la République se servait pour ménager le numéraire, et comme les Barbares paraissaient fort surpris, Hannon leur déclara que, leurs comptes étant trop difficiles, les Anciens n’avaient pas eu le loisir de les examiner. On leur envoyait cela, en attendant.
Alors tout fut renversé, bouleversé : les mulets, les valets, la litière, les provisions, les bagages. Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon. À grand-peine il put monter sur un âne ; il s’enfuyait en se cramponnant aux poils, hurlant, pleurant, secoué, meurtri et appelant sur l’armée la malédiction de tous les Dieux. Son large collier de pierreries rebondissait jusqu’à ses oreilles. Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traînait, et de loin les Barbares lui criaient : – « Va-t’en, lâche ! pourceau ! égout de Moloch ! sue ton or et ta peste ! plus vite ! plus vite ! » L’escorte en déroute galopait à ses côtés.
Mais la fureur des Barbares ne s’apaisa pas. Ils se rappelèrent que plusieurs d’entre eux, partis pour Carthage, n’en étaient pas revenus ; on les avait tués sans doute. Tant d’injustice les exaspéra, et ils se mirent à arracher les piquets des tentes, à rouler leurs manteaux, à brider leurs chevaux ; chacun prit son casque et son épée, en un instant tout fut prêt. Ceux qui n’avaient pas d’armes, s’élancèrent dans les bois pour se couper des bâtons.
Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés s’agitaient dans les rues. « Ils vont à Carthage, » disait-on, et cette rumeur bientôt s’étendit par la contrée.
De chaque sentier, de chaque ravin, il surgissait des hommes. On apercevait les pasteurs qui descendaient les montagnes en courant.
Puis, quand les Barbares furent partis, Spendius fit le tour de la plaine, monté sur un étalon punique et avec son esclave qui menait un troisième cheval.
Une seule tente était restée. Spendius y entra.
– « Debout, maître ! lève-toi ! nous partons ! »
– « Où donc allez-vous ? » demanda Mâtho.
– « À Carthage ! » cria Spendius.
Mâtho bondit sur le cheval que l’esclave tenait à la porte.