Samedi 2 décembre 2006
Jean-Marie Barbier commençait sérieusement à s’impatienter. Il tendit le bras afin de se dégager le poignet de la manche du blouson et regarda une nouvelle fois sa montre. Quinze minutes de retard. Seul sur le parking, devant la porte du bus, il attendait en ronchonnant.
– Ras le bol !
Un énervement trépidant, teinté d’amertume, vint assombrir le cours de ses pensées, noircissant une réflexion basique.
Une question lui envahit l’esprit.
La question.
De ces questions dérisoires, inutiles et sans réponse, faussement existentielles, que l’attente produit lorsqu’elle perdure.
Quelle sublime motivation peut pousser un homme à faire le pied de grue à la tombée de la nuit, devant la porte d’un bus, et maudire le genre humain, alors que ce même bus est rempli à craquer de gamins plus surexcités les uns que les autres, brandissant et agitant frénétiquement des écharpes aux couleurs sang et or, attendant avec impatience que le moteur se mette enfin à tourner ?
L’altruisme, le besoin de se mettre au service de la collectivité ? La nécessité d’être autre chose d’un individu lambda ?
Dans la continuité, une autre question s’engouffra dans la brèche et vint, elle aussi, polluer l’esprit de Barbier avec encore plus d’insistance et de dépit :
Pourquoi ai-je accepté, bordel ?
Il est vrai que… Et voilà comment on devient, comme ça, du jour au lendemain, président d’un petit club de football de village.
Par hasard.
Un hasard qui fait bien les choses, enfin le croit-on au début. Les joies de la vie associative, le don de soi, le bénévolat… et puis la récompense, l’apothéose après plusieurs années passées au secrétariat de l’office municipal des sports. La démission du président du club de foot, les anciens qui ne veulent pas se mouiller et hop, on se lance ! On se sacrifie ! On ne le regrette pas… les premiers mois. Puis ensuite il faut gérer, toujours gérer :
Les joueurs de l’équipe première, imbus de leur personne, irresponsables, irrespectueux, peu enclins à s’entraîner mais collectionnant les cartons, les amendes qui mettent à mal les finances du club.
Les objectifs sportifs que l’on n’atteint pas, les entraîneurs qui baissent les bras ou qui s’en vont… Les annonceurs, les partenaires, la mairie qui rechigne à augmenter la subvention ou colle un arrêté pour bloquer le terrain dès qu’il pleut.
Les dirigeants, contestataires, soucieux de leurs prérogatives, mais… incapables de rédiger une feuille de match sans aligner les ratures, les erreurs, et qui multiplient, eux aussi, les amendes.
Et parlons-en de toutes ces amendes, le racket officiel, le presse-agrume de la ligue amateur qui écrase les petits citrons jusqu’à la dernière goutte.
Et les parents ? Eux aussi ! Si seulement ils se contentaient simplement d’amener leur progéniture au stade. Ils s’installent, s’incrustent au bord de la pelouse, beuglent plus fort que l’entraîneur, houspillent dans tous les sens afin que l’on n’admire que le fruit de leurs entrailles, le futur Zizou. Indéniablement ! Tous les ballons doivent passer par lui ! Lui seul doit marquer, se faire remarquer ! Sans jamais pouvoir imaginer une seule seconde que le petit génie commence le match sur le banc de touche. Là, c’est le scandale !
Non seulement, ils n’y connaissent rien et n’ont jamais enfilé de leur vie des chaussures à crampons, mais ils se comportent en tyrans domestiques loin de chez eux, tyrans des vestiaires dont on a bien du mal à les déloger. Et les plus terribles, les plus coriaces, sont les mères de famille…
Heureusement, il reste les têtes blondes qui font leurs premières armes le mercredi après-midi et le samedi, qui apportent un peu de fraîcheur et que l’on récompense dès qu’on en a la possibilité en leur permettant d’aller assister à un grand match, dans un vrai stade…
Et là encore, il faut gérer ces mêmes parents qui insistent lourdement pour accompagner :
« Il n’y a pas de raison, j’assiste à tous les entraînements – en spectateur, uniquement en spectateur, pas question que je me salisse les pieds en arbitrant la touche – je viens également à tous les matchs, plus souvent que Monsieur ou Madame machin… »
Et les dirigeants qui veulent impérativement faire profiter leur conjoint, qui insistent eux aussi avec plus de poids, menacent de démissionner s’il le faut, et à qui l’on doit parfois céder, comme la secrétaire adjointe Josette Gérard et son crétin de mari… évidemment en retard…
– Ah enfin, il est temps ! s’écria-t-il en apercevant les phares d’une voiture apparaître au coin de la rue.
Ce n’était qu’une supposition qui s’avéra exacte lorsque le véhicule vint se ranger sur l’unique place de parking encore libre devant l’entrée du stade. La portière avant, côté conducteur, s’ouvrit et en sortit une grosse femme enveloppée dans une épaisse doudoune qui lui donnait l’allure d’un clone féminin du célèbre bonhomme Michelin. Son compagnon de route, à l’allure et au volume similaires, mit un peu plus de temps à s’extraire du siège passager.
Les deux retardataires trottinèrent lourdement sur quelques mètres et s’engouffrèrent dans le bus. Ils rangèrent leurs petits sacs à dos dans le filet qui s’étendait sur toute la longueur du véhicule au-dessus des banquettes, ôtèrent leur blouson et s’installèrent sur les deux sièges qui avaient été réservés pour eux à deux rangées de la porte. Jean-Marie Barbier s’installa juste devant eux.
– C’est bon, tout le monde est là ! On peut décoller ! lança-t-il au chauffeur.
Ce dernier appuya sur le bouton et la porte en accordéon se referma avec ce bruit caractéristique de relâchement qui fusionna avec un soupir de soulagement collectif.
Le président du club de football de Brimont vérifia une nouvelle fois sur la feuille qu’il serrait entre ses doigts depuis une bonne demi-heure, que le nombre de croix correspondait au nombre d’inscrits. Il avait fait l’appel sur le parking avant de laisser les enfants embrasser une dernière fois leurs parents et grimper dans le bus en compagnie des accompagnateurs. Il cocha enfin Monsieur et Madame Gérard.
Chaque année, au début du mois de décembre – comme nous avons pu le lire dans les pensées les plus amères de Barbier – le club de football de Brimont réussissait à offrir aux jeunes du club un déplacement au stade Bollaert afin d’assister à une rencontre du Racing Club de Lens. Les enfants, issus des catégories débutants, poussins, benjamins et moins de treize ans, étaient accompagnés des dirigeants qui avaient la responsabilité des équipes, et de quelques conjoints… Il le fallait bien… Les parents méritants qui s’investissaient réellement dans la vie du club, accompagnaient les joueurs lors des déplacements, assistaient l’entraîneur ou bien nettoyaient les équipements, étaient également sollicités afin de les remercier de leur disponibilité.
Jean-Marie Barbier s’arrangeait pour que chaque adulte ait la responsabilité de cinq ou six enfants en prenant soin de mélanger les âges, de confier les plus turbulents aux adultes à poigne. Sa hantise était d’égarer un petit à l’entrée du stade et surtout à la sortie avant de reprendre la route. Dieu merci, ce n’était jamais arrivé.
Quelques instants plus tard, le véhicule quittait le village et s’engageait sur la route nationale en direction de la plus célèbre cité minière de France.
À l’instar des plus jeunes footballeurs du club, Maurice Gérard n’avait jamais assisté en vrai à une rencontre de première division, et qui plus est au stade Bollaert, Colisée régional où l’on voue depuis une éternité un culte absolu au ballon rond. Question de circonstances, d’opportunités, il avait toujours préféré le confort rassurant de son canapé pour apprécier les subtilités du sport le plus populaire du pays. Savourant l’événement, il se laissa bercer par le ronronnement du moteur, hypnotiser par les lueurs vespérales qui apparaissaient çà et là de l’autre côté de la vitre et disparaissaient aussitôt, dévorées par l’obscurité.
Lorsqu’il ouvrit les yeux un peu plus tard, il découvrit émerveillé mais un peu effrayé que le bus tentait de se frayer un passage au milieu d’une cohorte de voitures, dans les rues d’une ville inconnue aux trottoirs envahis par une foule de piétons arborant fièrement les couleurs rouge et jaune de leur club. Il colla son nez à la vitre.
Le bus s’engouffra brutalement dans une voie sur la gauche, glissa vers un gigantesque parking sur lequel s’entassaient déjà une multitude de voitures de toutes les tailles, dont les carrosseries luisaient sous les immenses projecteurs. Un peu plus loin, à proximité d’une éclatante fête foraine, se dressait la forteresse de béton, d’acier et de ferveur populaire.
Encore une heure à attendre avant le début du match. Le chauffeur ouvrit les grandes malles qui se trouvaient sur le côté de l’autocar. On en sortit plusieurs cartons remplis de sandwichs et de bouteilles de jus de fruits. Il n’était pas question de manger à l’intérieur, la consigne devait être appliquée à la lettre : pas une seule miette sur les sièges, pas une seule tache… La répartition dura quelques minutes, le temps de boire et de manger et chaque adulte regroupa son escouade : il était temps de gagner le stade.
Les petits groupes en ordre serré fusionnèrent avec la foule qui s’engouffrait dans un étroit passage pentu qui menait à l’une des entrées. Une fine couche de verglas recouvrait le sol provoquant quelques chutes et quelques pas de danse fort cocasses qui amusèrent les plus petits. Le passage au contrôle des billets et la vérification des sacs inquiétèrent la plupart des jeunes mais rassurèrent les adultes.
En ordre dispersé, les petits groupes entrèrent enfin dans l’enceinte du stade. Ils traversèrent un vaste espace occupé par plusieurs friteries et une citerne… de Coca-Cola, et franchirent un nouveau rideau de barrières qui les mena sous la tribune.
Maurice Gérard ne savait pas où il devait aller. Il suivait son épouse qui tenait les billets et se contentait d’entourer les enfants dont ils avaient la charge. Madame Gérard regarda les précieux laisser-passer avec attention et tourna vers la gauche. Elle demanda son chemin à l’un des stewards qui entraîna le groupe dans l’avant-dernier escalier.
Ils grimpèrent les marches qui menaient au niveau intermédiaire de la tribune Trannin et gagnèrent leurs places.
La vue était incroyable. Un étrange sentiment de vertige oppressa ceux qui n’étaient jamais venus. Chacun ramassa les petits drapeaux sang et or qui avaient été placés sur les sièges.
Encore un quart d’heure avant l’entrée des joueurs sur la pelouse. Les chants montaient dans les tribunes, répondant aux harangues du présentateur officiel. Les cœurs s’emballaient, les entrailles se serraient. La respiration devenait plus lourde, plus saccadée. Maurice Gérard ne parvenait pas à lire la double feuille éditée par le club qui présentait les enjeux de la rencontre, les deux équipes, et proposait bien d’autres rubriques sur la vie du RC Lens. Pourtant, Dieu sait s’il aimait lire le journal.
– Alors Maurice, qu’est-ce que t’en dis ? lança Jean-Marie Barbier qui avait pris place dans la rangée juste au-dessous.
– C’est fabuleux !
– Mieux qu’à la télé ?
– Mieux qu’à la télé, je ne sais pas !
L’époux de la secrétaire adjointe se tourna presque entièrement pour faire face à son interlocuteur.
– Combien y a-t-il de places dans le stade ? demanda-t-il.
– Environ quarante mille.
– La capacité du stade Bollaert est précisément de… 41 233 spectateurs ! ajouta un voisin tout en lisant le document qu’il tenait dans les mains.
– Je crois qu’ils l’ont agrandi à l’occasion de la Coupe du monde 98 ! Le stade est plein à craquer, et pourtant recevoir Bordeaux, ce n’est plus vraiment une affiche.
– Tout de même, Bordeaux c’est un grand club ! Second du championnat l’an dernier, qualifié en Champions League !
– C’était un super club, mais ce n’est plus ce que c’était, je me souviens des matchs à la grande époque… Ah, les fameux Bordeaux-Nantes ! Bordeaux-Monaco ! Alain Giresse, Bernard Lacombe, Chalana et consorts…
– Ils vont refaire surface, ils ne sont pas si mal classés, avec tout de même une belle équipe !
– J’espère bien, mais pas ce soir ! En tout cas, il y a du boulot !
– Vous avez vu en arrivant au stade ? Sacré déploiement de CRS !
– Logique avec les hooligans et vu ce qui s’est passé ces dernières semaines un peu partout en Europe, la police a intérêt à prendre ses précautions. Heureusement la chose est encore quasiment inconnue à Lens, mais il faut gérer les supporters des autres ! J’espère qu’il n’y aura pas de problèmes à la fin du match. Les incidents de la Coupe du monde sont encore ancrés dans les mémoires !
Le supporter s’adressa directement à Maurice :
– Tu n’es jamais venu ?
– Non, c’est la première fois que je viens à Bollaert et d’une manière générale, que je vois en vrai un match de Ligue un.
– Habituellement il est devant la télé, branché sur Canal, les fesses calées dans le fauteuil, la canette à portée de la main !
Un sourire apparut sur le visage du supporter.
– Tu vois, ici on est dans la tribune « Trannin », plus de douze mille places. En face, de l’autre côté du terrain, c’est la « Delacourt ». À droite, tu as la « Lepagnot » avec les huiles et les VIP.
Il marqua un temps d’arrêt, et désigna la tribune sur la gauche :
– Le cœur de Bollaert, la « Tony Marek » qu’on appelait anciennement « Les Secondes »…
Les deux équipes entrèrent enfin dans l’arène mettant fin à la discussion. Tout le monde se leva. Le présentateur hurla de plus belle, scandant le nom des joueurs qui conclurent leur échauffement sur une moitié de terrain. Quelques minutes plus tard, l’arbitre siffla le début de la rencontre.
Maurice Gérard restait sur sa faim. C’était bien… mais… Bien sûr, il y avait cette ambiance de cathédrale, ce merveilleux vertige qui ne semblait pas vouloir cesser, ces poitrines qui vibraient à l’unisson, le spectacle… mais… c’était pas comme à la télé, on y voyait moins bien. Et puis les voisins de devant qui se lèvent pour un rien, qui cachent la vue, obligeant à faire la même chose pour pouvoir apercevoir la pelouse. Sans oublier la frustration suprême : l’absence de ralenti, de gros plans…
Avis mitigé !
Le match en lui-même valait le déplacement. Contre toute attente, Bordeaux s’était créé la première occasion franche au bout d’une dizaine de minutes de jeu, se montrant plus à son aise que le club hôte. L’occupation du terrain s’équilibra ensuite peu à peu avant que Lens ne prenne le jeu à son compte et finalement l’avantage juste avant la mi-temps par son défenseur central brésilien sur un coup de pied de coin repris de la tête. L’arbitre siffla et les deux équipes regagnèrent les vestiaires.
Maurice avait un petit creux, l’estomac qui criait famine. Le sandwich de tout à l’heure ne suffisait vraiment pas. Il dut cependant attendre que son épouse soit revenue des toilettes avec deux marmots braillards et peinturlurés avant de pouvoir quitter son siège, filer vers l’escalier et gagner en toute hâte la première friterie au-delà du premier rideau de barrières. Le temps de faire la queue, de commander son « américain » et son gobelet de bière, le match avait repris.
– Il sera toujours temps de voir le résumé à Télé-foot, songea-t-il en engloutissant plusieurs frites couvertes de mayonnaise.
Il ne resta bientôt plus personne à l’exception du commerçant avec qui il échangea quelques banalités. Le match avait déjà repris depuis un bon quart d’heure lorsqu’il avala la dernière gorgée de sa bière. Un grondement s’éleva soudainement.
– Je crois qu’il y a but !
– Pour Lens ?
– Bin oui !
– J’y retourne alors. S’il vous plaît, où sont les toilettes ?
– Sous les escaliers, vous n’avez que l’embarras du choix. Vous avez raison d’y aller maintenant, à la mi-temps il y avait une queue de dix kilomètres !
Monsieur Frites éclata d’un rire gras, fier de sa très lourde galéjade. Maurice en fit autant et prit la direction indiquée. Il n’y avait plus un seul spectateur. Il distingua les silhouettes de quelques stewards en haut des escaliers.
Il regarda les toilettes et urinoirs alignés comme des clapiers, réfléchit quelques instants avant de prendre sa décision :
– Chez les hommes, je suis certain que je vais trouver des chiottes à la turque !
Maurice Gérard choisit d’aller chez les femmes, il aimait son confort, il préférait être assis pour la grosse commission, comme à la maison.
– Pourvu qu’il y ait encore du papier !
Il se dirigea vers la dernière, à l’extrême gauche, gravit le petit escalier qui menait au palier et entra.
Étrangement, les toilettes étaient plongées dans le noir le plus total. Il chercha l’interrupteur et appuya. Les néons projetèrent presque immédiatement une lueur agressive et aveuglante. Il longea les éviers fixés sur le mur de gauche sous un carré de carrelages blancs, et s’approcha des cabines. Il s’arrêta net.
– Oh mon Dieu !
L’une des portes était ouverte et il venait de distinguer à l’intérieur deux corps nus, enchevêtrés l’un dans l’autre, aux membres complètement désarticulés, tordus. Deux hommes au visage atrocement tuméfié, morts certainement. Les murs, la cuvette des toilettes étaient couverts de sang. Il recula vivement et fut pris d’une violente envie de vomir. Soudain, la lumière s’éteignit.
– Que… il y a quelqu’un ?
Il n’eut que le temps de sentir une présence derrière lui, un souffle fétide dans son cou avant qu’une poigne à la force phénoménale ne le soulève du sol malgré son quintal adipeux et le projette en avant avec une violence inouïe en direction du mur opposé. Le crâne de Maurice Gérard éclata contre une vulgaire coquille de noix et puis ce fut le néant…
Chapitre 2