Mardi 5 décembre 2006-2

2016 Words
– Il faut reprendre la voiture, ce vieil Eustache habite à la sortie du village sur la route de Lillers. Ils roulèrent à peine cinq cents mètres. – C’est ici ! indiqua le vieux prêtre en désignant une maison ancienne en brique rouge qui s’élevait sur deux étages. Mylène gara la voiture juste devant la fenêtre. Alexis Pontchartrain sonna à la porte qui s’ouvrit presque aussitôt. Le père Eustache était plutôt… singulier : grand, très grand, certainement un bon mètre quatre-vingt-dix, d’une maigreur ascétique. Son crâne oblong, aussi désertique que celui de Pontchartrain, luisait comme un astre, dégageant un visage glabre dont on ne remarquait que les grands yeux d’un gris bleu et la très longue barbiche – une bonne vingtaine de centimètres – qui prolongeait son menton. Il devait être âgé d’une soixantaine d’années. Un grand clone barbu de l’ancien curé de Saint-Saulve à Montreuil. Il serra chaleureusement la main de son confrère et lança bien évidemment : – Toujours aussi ponctuel, mon cher Alexis ! – Entrez mademoiselle ! ajouta-t-il. Il lui serra la main à son tour. – Ravi de faire votre connaissance ! Il précéda ses invités dans un petit salon dont l’unique fenêtre donnait sur la rue et sur la voiture de Mylène. Il les installa dans de vieux fauteuils en cuir écaillé aux trois quarts couverts d’une couverture écossaise. – Avez-vous fait bon voyage ? – Oui, j’avais un chauffeur d’exception ! répondit Pontchartrain. – Que voulez-vous boire ? J’ai un petit vin de noix qui vaut le déplacement ! – Je connais ton vin de noix, c’est un délice ! – Et vous, mademoiselle ? – La même chose. Le religieux s’éclipsa et revint quelques instants plus tard avec une sorte de grande flasque contenant un beau liquide doré, et trois petits verres à pied qu’il remplit aussitôt et tendit à ses invités. Mylène y trempa les lèvres et trouva le vin délicieux. Le regard du père Eustache s’attarda sur la jeune femme : – Je crois que votre prénom est Mylène ? – Oui. – Permettez-moi alors de vous appeler Mylène ! – Je n’y vois aucun problème ! Il se tourna vers Alexis : – La ressemblance est incroyable ! – Pardon ? – Alexis, tu avais raison, elle ressemble à s’y méprendre à cette actrice américaine ou canadienne, je ne sais plus, Natacha Henstridge ! Grande, blonde, élancée, à l’allure naturelle, le regard bleu, la jeune femme ressemblait effectivement beaucoup à la comédienne. Un sourire espiègle apparut sur le visage du vieux prêtre. Mylène, fort surprise se tourna vers lui, lui lançant un regard noir et interrogateur. – La même allure que dans le film La Mutante ! La jeune femme était soufflée. – Vous n’allez tout de même pas me dire que vous avez vu ce film ? Ce n’est pas un spectacle pour les hommes d’Église ! – Non, je ne l’ai pas vu, se justifia Alexis Pontchartrain, c’est le gendarme Grosjean qui m’en a parlé, tout comme il m’a révélé que tu étais le sosie de cette actrice ! – Grosjean, évidemment ! Le militaire, « binôme » de Mylène, avec qui elle collaborait quotidiennement à chacune des enquêtes que menait la section de recherches de la compagnie de gendarmerie d’Écuires, avait été le premier à remarquer la ressemblance flatteuse avec l’actrice, et depuis, les collègues les plus proches la surnommaient ainsi. Elle se tourna vers le père Eustache : – Vous aussi, vous connaissez La Mutante sans voir vu le film ? – Rectificatif, j’ai vu le film, enfin le premier, pas le second qui, d’après les critiques, était beaucoup moins bon ! – Évidemment ! répéta-t-elle. Pas mal pour un prêtre ! Les deux même ! – Une petite précision, je n’ai pas toujours été prêtre, enfin, c’est un peu compliqué. – Expliquez-vous ! – Autrefois, on m’appelait aussi Frère Eustache, je suis entré dans les ordres comme moine bénédictin, sans aucun rapport avec saint Benoît Labre, d’ailleurs les bénédictins n’ont rien à voir avec lui qui n’entra jamais dans les ordres alors que c’était son souhait le plus cher ! – Si je comprends bien, vous avez quitté le clergé régulier pour le clergé séculier, et vous êtes le prêtre de cette paroisse ! – Pas vraiment ! En tout cas, cette maison est la résidence de ma sœur, et je vis chez elle depuis un certain temps. Cela peut vous paraître un peu compliqué mais je vous expliquerai le comment du pourquoi tout à l’heure, car il y a bien sûr une explication ! – Elle est fort curieuse de nature ! Mylène commença à rougir et donna un léger coup de coude à Alexis Pontchartrain. – Voyons, c’est une qualité, ajouta ce dernier. – Il n’y a pas de mal, je qualifierais cette attitude de déformation professionnelle, et c’est tout à votre honneur. En ce qui concerne le film, je l’ai vu au cinéma il y a plus de dix ans, j’étais un civil, je n’avais pas encore prononcé mes vœux ! – Elle brûle de savoir ce que tu faisais dans la vie avant te prononcer tes vœux. – Alexis, vous exagérez ! Le visage de père Eustache, ou plutôt Frère Eustache, elle ne savait plus trop, se crispa l’espace d’un instant. – J’étais dans la police, commissaire de police ! Alexis Pontchartrain se leva et frappa à deux reprises ses mains l’une contre l’autre : – Et si on passait à table, on aura l’occasion de parler de tout cela un peu plus tard, j’ai l’estomac qui crie famine. Il entraîna son hôte ainsi que son chauffeur vers la pièce voisine, une petite salle à manger au centre de laquelle la table avait été dressée. Les deux invités s’installèrent tandis que le maître des lieux filait vers la cuisine. Il revint avec trois ramequins particulièrement bien garnis qu’il déposa dans les assiettes. – L’une de mes nombreuses spécialités : les cagouilles à la saintongeaise ! J’espère que vous aimez les escargots ? – Oui bien sûr ! répondit la jeune femme qui n’avait que rarement l’occasion d’en manger. – Explique-nous ! sollicita Pontchartrain. J’aime savoir ce qu’il y a dans mon assiette et comment cela a été préparé ! – J’ai fait fondre des échalotes, de l’ail et du persil dans du beurre puis j’ai ajouté de la chair à saucisse, et un peu plus tard du vin rouge, du bouillon et des « petits gris ». Trente-cinq minutes de cuisson et c’est prêt ! – Vous n’êtes pas quelqu’un d’ordinaire ! lança Mylène. – Et tu n’es pas au bout de tes surprises, ajouta le vieux prêtre de Saint-Saulve. – Que voulez-vous dire, Alexis ? – Rien, on en reparlera tout à l’heure, au dessert. Le maître de maison avait parlé. L’excellent repas se poursuivit de manière assez étrange : on se félicita de l’excellente cuisine et le dialogue se cantonna au rayon gastronomie, ne s’en échappant occasionnellement que pour se nourrir de banalités. Mylène osa toutefois une question qui entraîna une réponse aussi riche que l’énorme gâteau bien crémeux qui fit office de dessert. Elle cherchait à en savoir un peu plus sur le mystérieux prêtre, son passé particulier, mais n’osait aborder franchement la question. Elle demanda tout de même, peut-être pour ouvrir une brèche : – Si je peux me permettre, vous prénommez-vous réellement Eustache ? Est-ce un nom d’emprunt comme beaucoup de religieux ? Pontchartrain pouffa de rire et se resservit du vin. – Non ! Pour l’état civil, je suis Alain Longèves, mais oubliez ce nom et ce prénom, ils n’existent plus, l’homme que vous avez en face de vous s’appelle désormais père Eustache. – Et pourquoi Eustache, il y a-t-il une raison particulière ? – Oui bien évidemment, avez-vous entendu parler d’Eustache le moine ? – À part vous, je ne connais pas d’autre Eustache. – C’est un personnage relativement singulier de l’Histoire de France. Lorsque j’étais enfant, je me passionnais pour Robin des bois. Bien plus tard, à l’âge adulte, je découvris que le héros national des Anglo-saxons, pensionnaire de la forêt de Sherwood, non seulement n’existait que dans les légendes et les romans, mais qu’il avait un équivalent en France, bien réel celui-là ! – Eustache le moine ? – Oui ! Il vécut à cheval sur le XIIe et le XIIIe siècle, comme Robin des bois. Il eut également un destin comparable à ma vie mais en sens inverse. Je m’explique : il passa les premières années de sa vie d’adulte au monastère Saint-Wulmer à Samer, puis devint sénéchal du comte de Boulogne avant de s’enfuir dans les bois et de se faire remarquer comme bandit de grands chemins. On le retrouve plus tard dans la peau d’un pirate puis d’un corsaire au service des Anglais avant qu’il ne change de camp et finisse sa vie comme amiral de la flotte française. Pas mal comme cursus ! Quant à moi, j’ai connu une jeunesse tumultueuse avant de retrouver le droit chemin et de servir l’ordre et la loi. Et maintenant me voici prêtre après avoir été moine ! Il se leva aussitôt et proposa : – Et si nous retournions au salon pour prendre le café ? Je vous rejoins tout de suite. Alexis Pontchartrain et Mylène se levèrent à leur tour et regagnèrent les places qu’ils occupaient durant l’apéritif. La jeune femme attendit que les deux religieux aient terminé leur tasse pour poser la question qui la brûlait depuis le début du repas : – Père Eustache, si je peux me permettre, tout à l’heure, je me suis interrogée sur votre présence dans cette maison qui n’est pas le presbytère du village dont vous n’êtes pas le prêtre de la paroisse… Vous avez alors promis de me répondre un peu plus tard. Je dois vous avouer que cela m’intrigue énormément ! – Tu es d’une indiscrétion à la limite de l’incorrection ! – Alexis ! – Ne l’écoutez pas, je vais vous expliquer, c’est très simple. Je suis, comme je vous l’ai déjà dit, entré dans les ordres, il y a dix ans et j’ai vécu quelques années en communauté. Mais le monde extérieur me manquait terriblement, la vie, les gens. Je suis alors entré au séminaire et après quelques années, j’ai été ordonné. Pour ce qui est du reste, il y a presque deux ans, l’Église m’a confié une mission particulière et fort délicate mais oh combien passionnante. On m’a autorisé à venir vivre chez ma sœur, ici même à Amettes. Andrée est une laïque employée par l’Évêché, elle travaille dans le village, à la Maison des pèlerins. Vous ne la verrez pas aujourd’hui, ni plus tard, elle est partie à Rome pour plusieurs jours. – Quelle est donc cette mystérieuse mission ? – J’ai remplacé le prêtre exorciste du diocèse, atteint par la limite d’âge ! Le visage de Mylène prit la même expression que lorsqu’elle avait appris un peu plus tôt qu’il avait exercé les fonctions de commissaire de police, elle resta sans voix… Ce prêtre était décidément quelqu’un de particulier, un personnage comme on n’en rencontre que très rarement. La journée baignait depuis le début dans une brume de mystère que le vent des révélations dispersait peu à peu laissant apparaître de bien curieux paysages. Elle eut l’intime conviction que le plus surprenant était encore à venir… – Remettez-vous, cela n’a rien d’extraordinaire, c’est même très ordinaire. Rien à voir avec l’image qui est véhiculée par le cinéma et le film L’Exorciste. Ce film, très bon film il faut le préciser, ne reflète évidemment pas la réalité quotidienne des prêtres exorcistes. – Je suppose que l’on ne devient pas exorciste comme ça du jour au lendemain, il y a une formation, un cursus particulier ? Y a-t-il un lien avec vos activités professionnelles antérieures ? – Je suis avant tout un spécialiste en démonologie, j’ai passé plusieurs années à étudier la question. Je pense en toute humilité avoir été choisi parce que j’étais, dans la région, celui qui connaissait le mieux les ruses du démon, et peut-être effectivement en raison de mon passé… de mon expérience… Pour établir un parallèle avec ces années dans la police, j’ai repris mon combat contre Satan mais je n’utilise plus les mêmes armes qu’avant. – Singulière réponse ! – Si vous saviez ! Mylène resta perplexe. Le père Eustache poursuivit : – Concrètement, je dirai que l’existence du prêtre exorciste dans notre société ressemble davantage à celle d’un travailleur social qu’à celle d’un redoutable chasseur de démons doublé d’un impitoyable inquisiteur. Les cas spectaculaires de possession sont relativement rares et je dispose de redoutables moyens pour sauver les malheureuses victimes de l’emprise du démon. Mais bien souvent, j’ai affaire à des gens mal dans leur peau, en décalage avec la société qui les a fragilisés, des dépressifs, des âmes en détresse. Entamer un dialogue, laisser parler, comprendre, écouter sont des moyens qui permettent bien souvent de soulager et de soigner. Ce sont les mots et la compréhension qui soignent les plaies de l’âme… Et j’oubliais l’essentiel : la prière. Nous prions énormément et Dieu nous aide énormément ! – J’étais à cent kilomètres d’imaginer la réalité de votre sacerdoce. C’est une lourde tâche pour un homme seul ! – Mais je ne suis pas seul, je suis à la tête d’une petite équipe qui m’assiste énormément, qui abat un travail considérable, des gens remarquables ! – D’autres prêtres ? – Pas seulement, des laïcs également, des bénévoles. J’ai deux éducateurs, une institutrice en retraite et même un psychologue dans mon équipe ! – De fervents catholiques ? – Des catholiques tout simplement, de simples personnes désireuses d’aider leurs prochains ! Mon service se trouve à Arras, à la Maison diocésaine, mais j’ai choisi de vivre ici à Amettes, au beau milieu du diocèse. Il attendit un peu et poursuivit : – Je pense avoir répondu à une partie de vos interrogations mais pas à la totalité. Je vous devine bouillante de savoir également ce qui a pu conduire un commissaire de police à abandonner sa famille, sa profession, la réalité quotidienne pour entrer dans les ordres et s’enfermer dans un monastère ! N’est-ce pas ?
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