Nestor bredouilla :
– Mais certainement... Je suis très honoré...
Il ne savait quel titre donner à son noble visiteur. Et « le petit jeune homme » lui en imposait étrangement, en dépit de son âge.
Il le précéda à l’intérieur. Antonine, attirée par l’arrêt de l’automobile et le bruit de voix, apparut à la porte de la salle à manger. Le maharajah souleva son chapeau en passant devant elle et entra dans le salon où l’introduisait Broquerel.
Le brahme, qui les suivait, ferma sans façon la porte au nez de Mme Broquerel et poussa le verrou.
Maun-Sing alla droit au divan. Il regarda l’enfant, pendant un moment. Aucune marque d’émotion ou d’intérêt ne se discernait sur son jeune visage. Du geste, il appela près de lui le brahme avec qui il échangea quelques mots brefs.
Puis il se pencha légèrement, promena sa main fine, ornée d’un merveilleux rubis, sur le visage de l’enfant et l’appuya pendant quelques secondes sur les paupières closes.
Nestor haletait d’émotion. Voyons, tout de même, si c’était vrai ?... Si ce beau jeune prince avait le pouvoir de faire cesser l’étrange sommeil ? Il s’approcha de quelques pas pour mieux voir.
Le maharajah leva sa main.
Et Broquerel vit que les paupières bougeaient, se soulevaient lentement.
Il ne respirait plus.
Les cils bruns palpitaient. Et à leur ombre, on vit apparaître les yeux, d’un bleu foncé, au regard vague et lointain. Le petit corps si longtemps immobile remua sur te divan. Nestor murmura avec stupéfaction :
– Tout de même !
Ce furent les seules paroles qu’il put prononcer.
Le maharajah, de nouveau, considérait l’enfant. Puis il dit quelques mots à Dhaula et s’écarta.
Le brahme tâta le pouls de la petite fille, se pencha pour écouter sa respiration. Et, se tournant ensuite vers Nestor, il expliqua :
– Il faudra lui donner de la nourriture liquide, pour commencer. Très peu, d’abord. En quelques jours, elle redeviendra comme les autres enfants de son âge, physiquement. Mais par ailleurs, ce sera tout autre chose. Le breuvage sacré qu’on lui a fait boire annihile tout souvenir du passé. Non seulement cette enfant ne se souviendra plus de ses parents, si elle en a, des lieux où elle a vécu jusqu’ici, mais elle ne saura plus parler, plus se mouvoir, et il faudra tout lui apprendre, comme si elle venait de paraître dans la vie. Les sons atteindront son oreille, mais elle ne comprendra pas les paroles. Son intelligence, toutes les facultés intellectuelles en germe chez elle restent intactes, cependant. Ce sont les mots – de quelque langue que ce soit – qui n’auront plus de sens pour elle, jusqu’à ce qu’on lui rapprenne celui-ci.
Nestor écoutait avec ahurissement.
La petite créature, les yeux grands ouverts maintenant, regardait les deux hommes.
À quelques pas plus loin, le maharajah tenait entre ses doigts l’idole de jade et la considérait attentivement, sans plus paraître se soucier de celle qu’il venait de sauver.
Nestor demanda :
– Et il n’y a pas de remède ?... On ne peut rien faire ?
– Rien. L’enfant ne se souviendra jamais de ce qui a précédé son sommeil.
Broquerel murmura :
– C’est terrible !
– Oui, parce que vous n’aurez jamais, de son fait, le moindre indice... Je crois qu’un hasard, seul, peut vous faire découvrir les coupables.
La voix de Maun-Sing s’éleva :
– D’où vous vient donc ceci, monsieur ?
Il montrait le dieu Vichnou.
Nestor expliqua comment son grand-oncle avait rapporté cette petite statue, venue on ne sait d’où.
– C’est dommage qu’il lui manque les yeux, ajouta-t-il. On m’a dit qu’ils devaient être formés de deux pierres précieuses. Sans doute, ceux qui l’ont enlevée de quelque temple se sont-ils empressés de les vendre.
Maun-Sing précisa :
– C’étaient deux rubis.
Nestor ne put dissimuler sa stupéfaction.
– Comment savez-vous ?
Le maharajah le toisa avec hauteur et se détourna pour remettre l’idole à sa place.
Dhaula posa sur l’épaule de Broquerel une main dure en disant :
– On n’interroge jamais Sa Hautesse. Et, je vous le répète une fois de plus, Maun-Sing sait tout.
Nestor baissa les yeux. Le jeune maharajah, qui venait de réveiller avec tant d’aisance la petite endormie, lui inspirait maintenant une très vive considération.
Sans même jeter un regard sur l’enfant, Maun-Sing alla vers la porte, et le brahme le suivit.
Antonine, furieuse, attendait dans le vestibule. Elle allait dire son fait à cet insolent étranger, qui osait lui fermer au nez la porte de son propre salon ! Oui, il apprendrait qu’on ne traite pas une femme française comme une de ces malheureuses Hindoues, esclaves toute leur vie !
Et elle prenait à témoin de l’injure Mlle Manette, qui hochait la tête en chevrotant :
– Oui, oui, c’est un homme mal élevé !
– Et Nestor, qu’est-ce qu’il est ?... Aurait-il dû souffrir ça ?... Puisqu’il se trouve là avec eux, pourquoi ne m’ouvre-t-il pas ?
– Ils l’en empêchent peut-être ? plaidait tante Manette, qui chérissait son neveu.
– Ils l’en empêchent !... Ils l’en empêchent !... Est-ce qu’on se laisse faire, quand on est un homme ? Mais il est bien trop content de me faire cette niche-là, j’en suis sûre !
– Oh ! Antonine !
Mme Broquerel haussait les épaules et se rapprochait de la porte pour tenter d’entendre quelque chose.
Ce fut juste à l’un de ces moments-là que le maharajah sortit du salon.
Mme Broquerel recula précipitamment en devenant aussi rouge que le lui permettait sa carnation de brune.
Maun-Sing eut un rire léger. Et subitement, sa physionomie se transforma. Ses yeux s’emplissaient de gaieté jeune, de grâce caressante. Une ironie amusée se glissait au coin de ses lèvres. Il dit en souriant :
– Eh bien ! madame, vous attendiez avec impatience ?... Nous voici. Et la petite fille est réveillée.
Mlle Manette répéta comme un écho, en joignant lei mains :
– Réveillée !
Les yeux d’Antonine s’arrondirent de stupéfaction.
– Elle est... réveillée ?
Le jeune prince souriait toujours, d’un air moqueur et amusé. Mlle Manette bégaya :
– Enfin !... enfin !
Le regard ironique de Maun-Sing s’attachait aux cheveux postiches d’Antonine, aux lourds bandeaux ondulés qui encadraient si singulièrement son visage en lame de couteau, à la robe prétentieuse, ornée de dentelle à effet, aux bras maigres que découvraient les manches courtes et qu’ornaient des bracelets cliquetants.
Mais Mme Broquerel ne voyait que l’étrange séduction de ces yeux noirs, et sa colère tombait tout à coup.
Elle balbutia, en regardant tour à tour les deux Hindous :
– C’est vous qui ?... C’est vous ?
Ce fut le brahme qui répondit :
– Sa Hautesse l’a enlevée du sommeil mortel. Maintenant, elle est sauvée. Mais tout souvenir de sa vie antérieure est aboli. Elle ne pourra vous dire ni son nom ni rien de son passé.
Mlle Manette éleva les mains au ciel, en laissant échapper une exclamation de pitié :
– Hélas ! pauvre !... pauvre !
Le maharajah l’enveloppa d’un regard intéressé, tandis que Dhaula poursuivait, sans paraître s’apercevoir de l’interruption :
– Elle est, pour ainsi dire, comme l’enfant nouveau-né, à qui tout doit être appris, peu à peu : parole, mouvement, utilisation des objets. Mais chez elle, cette initiation à la vie se fera très vite. Machinalement, elle reprendra les gestes connus antérieurement, et les mots lui donneront plus vite leur sens que si jamais elle n’avait connu celui-ci. Bref, c’est une complète éducation à faire, comme si cette enfant naissait à la vie.
Mme Broquerel et Mlle Manette l’écoutaient, bouche bée.
Maun-Sing continuait de regarder la vieille demoiselle avec un sourire amusé. Elle était vraiment un peu bizarre, tante Manette, avec sa bouche ouverte par la stupéfaction, ses petits yeux cerclés de rouge, tout ahuris par l’annonce de cet événement, son menu visage de souris, au crâne en pointe coiffé de travers d’un bonnet de tulle noir. Et elle était si grêle, si drôlement ratatinée, sous sa petite pèlerine plate !
Antonine objecta :
– Mais alors, c’est une idiote !
Le brahme eut un léger mouvement d’épaules.
– Pas plus que ne l’étaient vos enfants quand ils sont venus au monde.
Il désignait Achille, Georgette et Octave qui se tenaient penchés sur la rampe, à mi-escalier, en écoutant et regardant curieusement.
Le maharajah jeta un coup d’œil d’indifférence hautaine vers les enfants. Puis, après un bref salut à l’adresse des deux femmes, il sortit, suivi du brahme.
Broquerel, revenu de son ébahissement, les accompagna jusqu’au-dehors.
Quand le serviteur hindou ouvrit la portière, Nestor vit, couchée sur les coussins, dans le fond de la voiture, la jeune panthère qui se léchait doucement les pattes.
Il eut un involontaire mouvement de recul.
Maun-Sing gravit légèrement le marchepied et s’assit près de l’élégant animal. Celui-ci, aussitôt, allongea son corps souple, avança calmement la tête, demandant ainsi une caresse qui lui fut aussitôt généreusement accordée.
Le brahme prit place en face du maharajah, et, la portière refermée, l’automobile s’éloigna aussitôt.
Le jeune prince, alors, laissa échapper un léger éclat de rire.
– Ils sont très amusants, ces gens-là ! As-tu vu comme la femme était furieuse ?... Tu avais déçu sa curiosité. Cela se pardonne difficilement, Dhaula.
Une sorte de sourire entrouvrit les lèvres sèches du brahme.
– Je le sais. Mais je me soucie peu d’une colère de femme.
« C’est le vent qui siffle, et dont on se rit, dans son logis bien clos.
« C’est le chacal qui jette son cri lugubre, aux portes de la ville, et s’enfuit devant l’homme résolu.
« Ainsi que je te l’ai appris, seigneur puissant, la femme doit être traitée comme la poussière du chemin.
« Quand la poussière nous gêne, sur nos vêtements, nous la secouons. Et ensuite, nous la foulons aux pieds.
« Ainsi en est-il de cette créature, que le divin Brahma fit inférieure à nous, esclave par destination.
« N’oublie jamais cela, Maung-Sing, toi qui es fait pour dominer les hommes, pour les voir tous prosternés devant toi !
« Que jamais une femme ne t’asservisse, fût-ce une heure dans ta vie ! »
Le maharajah promenait distraitement ses doigts fins sur le pelage de la panthère, qui s’étirait lentement.
Les yeux songeurs, il écoutait le brahme.
L’automobile longeait les villas aux jardins ombreux. Les promeneurs qui la croisaient jetaient des regards curieux sur les serviteurs hindous, vêtus de blanc, sur le jeune et beau visage entrevu par la portière.
Un court silence se fit dans la voiture. Puis Maun-Sing demanda :
– Tu crois toujours que cette enfant a été endormie par Sangram ?
– J’en suis certain, monseigneur. Nous sommes neuf qui possédons le secret du breuvage sacré. Tous, nous sommes restés les fidèles serviteurs de Vichnou – sauf Sangram... Celui-ci s’est séparé de nous. Il est devenu l’ami d’un Français, et l’a suivi en Europe.
Le prince fit observer :
– Il pourrait trahir nos secrets.
– Non, car il n’en connaît qu’une partie, la moins importante. Pour le reste, pour tout ce qui concerne le grand événement, Dhava et moi seuls en sommes instruits. Les autres restent nos instruments aveugles. Ils savent que Vichnou doit venir ; mais ils ignorent qui il est, d’où il viendra.
Maun-Sing abaissa un instant ses paupières sur ses yeux, qui reprenaient leur expression ardente et grave.
Pendant un long moment, il garda le silence.
Dhaula l’enveloppait d’un regard d’adoration, qui transformait sa froide physionomie.
Le maharajah dit tout à coup, pensivement :
– Je me demande dans quel dessein Sangram a usé ainsi du breuvage sacré.
– Cela reste un mystère. Mais si tu le désires, maître souverain, je m’arrangerai pour le savoir.
Le jeune prince eut un geste d’insouciance.
– Peu m’importe !... Ne nous mêlons pas de cette histoire, Dhaula. Elle n’a, certainement, aucun rapport avec le but que nous poursuivons.
– Je ne puis en découvrir aucun, en effet.
– Donc, laissons cela. Il m’a plu de réveiller l’enfant. Le reste m’est indifférent. Quant à l’homme...
Ils échangèrent un regard de décision implacable... Et Dhaula, inclinant la tête, dit lentement :
– Ce qu’ordonne le divin Vichnou sera accompli. Celui qui se fit complice du sacrilège connaîtra la vengeance des dieux.
D’un léger geste de la main, le prince signifia : « C’est bien. »
Et, comme l’automobile passait à hauteur de l’avenue Alexandre-III, il donna l’ordre de le conduire au Cercle nautique, où, cet après-midi, une vente de charité avait lieu, sous les auspices de hautes personnalités féminines de la colonie étrangère.
Pendant ce temps, les Broquerel entouraient le divan où reposait la petite fille.
Antonine la considérait sans aménité, tout en tourmentant ses bracelets d’une main nerveuse.
Mlle Manette ne pouvait que répéter :
– C’est inouï !... c’est inouï !
Elle osait à peine approcher de l’enfant, qui attachait sur tous ces visages inconnus ses grands beaux yeux au regard vague.
Nestor se pencha et souleva doucement le corps frêle.
En assourdissant sa forte voix, il demanda avec un sourire encourageant :
– Voyons, ma mignonne, me comprends-tu ?... Dis-moi ton nom, si tu peux ?
Mais aucune lueur de compréhension n’apparut dans les yeux bleus.
Rencontrant le peu sympathique visage d’Antonine, ils s’emplirent tout à coup de frayeur. Et aussitôt, ils se détournèrent.
Mme Broquerel dit avec aigreur :
– Je suppose que tu vas l’envoyer à l’hospice, maintenant, Nestor ? Tant qu’il n’y avait qu’à la laisser dormir, ça allait bien. Mais pour la soigner, c’est autre chose ! Ne compte pas sur moi pour cela, je t’en préviens !
Broquerel lui lança un coup d’œil de colère méprisante, en ripostant :
– On s’en passera ! Tante Manette, vous vous en chargerez bien, vous ?
– Oh ! je crois bien, mon ami !... Pauvre petite !... Non, il ne faut pas l’envoyer à l’hospice !
Elle s’avançait et, doucement, caressait l’une des mains de l’enfant.
Les yeux bleus la regardèrent et perdirent leur expression d’effroi. Mais la petite fille n’ébaucha pas un geste, n’entrouvrit pas ses lèvres d’un rose pâli.
Antonine ricana :
– Vous saurez ce que ça vous coûte !... On vous croirait millionnaire, ma parole ! Et puis, quand vous l’aurez bien soignée, qu’est-ce que vous en ferez ?
– Ça, on verra... Peut-être la garderons-nous, si elle est gentille.
– Peut-être la garderons-nous ?... Ah ! par exemple ! Une enfant sortie on ne sait d’où...
Nestor frappa du pied.
– Laisse-nous la paix ! On verra, te dis-je... Pour le moment, il s’agit de la sortir de là. Achille, va chercher le docteur Briard. Il nous dira ce qu’il faut lui donner, en fait de liquide. Et puis, en passant, préviens aussi Mlle Flore. Elle s’entend aux soins des malades et nous sera bien utile.
Mme Broquerel tourna le dos, avec un geste de colère, et sortit du salon.
Nestor murmura, les sourcils froncés :
– Quel caractère !... Tout de même, ça devrait attendrir une femme, de voir cette pauvre mioche dans une situation pareille ! Mais il n’y a rien, rien dans ce cœur-là ! Ah ! quel malheureux jour fut celui...
Il s’interrompit, secoua ses robustes épaules, et acheva :
– N’empêche que je resterai le maître, coûte que coûte !... Et si ça me plaît de garder la petite, je la garderai.