Chapitre 3

2553 Words
Chapitre 3– Alors, où en sommes-nous ? demanda le commandant Chaudron. Tous les membres du groupe étaient réunis dans son bureau. – Ça s’avère plus difficile que prévu, Chef, attaqua Pivert, toujours impeccable dans son costume noir, les cheveux bruns coupé court. Pour commencer, l’ordinateur de Laurent a disparu. Or, il utilisait beaucoup sa messagerie électronique. – Sa secrétaire n’a pas un double de son agenda ? – Une partie seulement. Pour ses petits rendez-vous de « sélection », Monsieur préférait opérer seul. Claude Chaudron appréciait peu les commentaires personnels grinçants au sujet des victimes, mais s’abstint de relever. – Donc, on sait presque à coup sûr comment le meurtrier est entré en contact avec lui, mais on n’est pas plus avancés. Il faut trouver son adresse ou au moins son serveur de messagerie, ensuite obtenir une commission rogatoire pour réclamer au serveur l’historique et le contenu de ses mails récents. Et du côté des empreintes ? – Il y en a énormément, mais rien n’est sorti jusqu’à présent. Trois actrices porno fichées pour usage de stupéfiants, mais elles ont un alibi solide. De plus, on voit mal une femme se livrer à ce genre de c*****e, avec la force qu’il faut en plus… Enfin, vous voyez ce que je veux dire, Chef, termina Pivert, un peu gêné. – Merci, Pivert, je prends cette réserve comme un compliment, sourit le commandant. – Et aucune des trois n’avait de Jules attitré, susceptible de se livrer à un acte de jalousie aussi v*****t, ajouta Robin. – Il y avait deux verres et une bouteille de whisky sur la table du salon, soigneusement essuyés. Aucune empreinte, reprit Pivert. – Dites-moi, ce n’est pas un amateur, votre assassin. – On a peut-être un indice, quand même… – Ah ! Quoi donc ? – Des cheveux blonds dans le lit, sur l’oreiller. La victime était brune… On les a prélevés et on va interroger le FNAEG8.. – Espérons que ça donnera un résultat. En ce qui concerne d’éventuelles lettres de menace ? – C’est Nathalie qui travaille là-dessus. Elle prendra aussi en charge la recherche des mails. L’intéressée, une jeune femme de taille moyenne, à la peau mate et aux longs cheveux bruns bouclés, prit aussitôt le relais. Son beau visage oriental et son allure énergique inspiraient la sympathie. – D’après sa secrétaire, Maxime Laurent recevait assez régulièrement des lettres d’injures, mais aucune menace de mort. Je n’ai pas pu les lire car elle les jetait systématiquement à la poubelle. – Et du côté des amis, des relations ? Je crois me rappeler qu’il n’avait pas de famille proche. – Non, effectivement, intervint Sami Helal, il était fils unique. Ses parents sont morts depuis longtemps. Son ex-femme vit à Nice, elle prend des bains de soleil en ce moment au Club Med à Djerba. On a pu la prévenir. Elle n’avait plus aucun contact avec lui depuis plusieurs années, mais ça lui a quand même fait un choc. Quant aux amis, il s’agit plutôt de relations de travail. Maxime Laurent semblait apprécié par son entourage, mais il faut qu’on fouille un peu plus. – Bon, continuez les investigations. J’attends avec impatience l’analyse des courriers électroniques. La solution se trouve là. Ce n’est pas un hasard si l’ordinateur a été emporté. – Je fais au plus vite, Chef, dit Nathalie Machaut. Pivert referma son carnet noir et remit l’élastique en place. Claude Chaudron lui jeta un regard malicieux. – Dites-moi, Pivert, vous avez un bien joli carnet, il est tout neuf ? – Oui, répondit le capitaine en se rengorgeant. C’est un carnet Moleskine. Très pratique pour prendre des notes au cours des enquêtes. Et élégant en plus ! – Ça, c’est vrai. Pour la petite histoire, savez-vous comment est née cette marque illustre ? – Euh, nnnon… – En fait, le terme de « carnet moleskine » est apparu pour la première fois en 1987 dans un roman de l’écrivain anglais Chatwin. Hemingway, Picasso, Céline et d’autres utilisaient des carnets similaires, provenant de fabricants divers, avec des couvertures en cuir ou en tissu huilé. Moleskine vient de mole skin (« peau de taupe ») et désigne un coton vernis qu’on utilisait autrefois pour recouvrir des banquettes. Mais la marque Moleskine n’a été créée et déposée officiellement qu’en 1997 ou 1998, je crois, par l’entreprise italienne Modo et Modo ; qui a ainsi redonné une nouvelle vie à ces fameux accessoires avec le succès que l’on sait. Bah, c’était juste histoire de détendre l’atmosphère et de changer de sujet, conclut-elle avec un sourire. Un peu vexé, Pivert ne put cacher son ébahissement devant l’érudition de son chef de groupe. – Faut vraiment être une femme pour aller chercher tout ça, grommela-t-il pour s’en sortir. * Après l’assassinat de notre mère, le juge pour enfants ordonna notre placement dans une maison d’accueil. Aucune famille ne pouvait nous accueillir. Notre père, alcoolique invétéré, avait quitté le domicile conjugal après la naissance de Charles, laissant maman sans ressources. Deux ans plus tard, la police l’avertit du décès de son mari survenu lors d’une rixe. Charles avait trois ans et moi quatre. Notre mère se démena pour trouver de quoi vivre et nous éduquer, mais elle finit par se livrer à la p**********n occasionnelle, qu’elle pratiquait à la maison, pendant nos heures de classe. Jusqu’à ce jour où nous sommes rentrés trop tôt et où elle fut sauvagement tuée sous nos yeux, par un client, ou par un proxénète mécontent, comment savoir ? Nous eûmes la chance d’être accueillis ensemble aux Orphelins Apprentis d’Auteuil, successivement dans la maison du Saint-Esprit puis dans la maison Jean XXIII à Orly. Nous suivîmes l’enseignement à l’école primaire Poullart des Places, puis au collège privé du même nom. Ma relation avec Charles, renforcée par la scène atroce à laquelle nous avions assisté, devint bientôt fusionnelle. Bien que je fusse placé dans une classe différente, j’éprouvais des réactions très particulières chaque fois qu’il lui arrivait quelque chose. Il suffisait que le professeur lui fasse une réprimande et que Charles se mette à pleurer pour que je ressente une violente douleur à l’estomac. Ça surprenait toujours les enseignants. Mais j’ai lu plus tard que des interactions analogues avaient déjà été observées chez des vrais jumeaux. * – Chef ? – Oui, Nathalie ? – Je voulais vous tenir au courant pour les recherches informatiques. – Entrez, venez me raconter ça. La jeune femme s’installa dans le fauteuil, libérant les effluves d’un parfum poudré fort agréable, et ouvrit un cahier d’écolier à spirales, plus modeste que le fameux carnet Moleskine de Pivert. – Ça se révèle assez compliqué, en fait. La secrétaire de Maxime Laurent connaissait son mail personnel, mais pas le mot de passe de la messagerie. Il utilisait une autre adresse pour communiquer avec elle. – Secret, ce monsieur… – J’ai obtenu de son administrateur-système l’historique des mails du mois dernier. Beaucoup de courriels proviennent d’actrices du milieu X. J’ai retrouvé les trois qui ont laissé leurs empreintes chez lui, plus quelques autres qu’on est en train de contacter. Il y a aussi des échanges « professionnels », mais a priori rien de méchant de ce côté-là. En revanche… – Ah, ça devient intéressant ! Claude Chaudron se pencha en avant pour mieux entendre. – J’ai noté plusieurs mails énigmatiques d’une certaine eva@hotmail.fr. Elle parle du « site où nous avons fait connaissance » sans en citer le nom, et propose de le rencontrer pour « lui donner de plus amples détails ». Il lui répond en lui fixant rendez-vous le jour du meurtre… – Excellent ! – Non, Chef, parce que les renseignements du compte hotmail fournis par la dénommée « Eva » sont bien sûr faux. – Mais on a pu localiser l’ordinateur émetteur ? – Justement. Ça vient d’une petite enseigne, Cybercube, rue Mignon, près de l’Odéon. Je vais y faire un saut, mais vu le passage qu’il y a dans ces endroits, c’est pas gagné. – Allez-y, Nathalie. Il faut quand même essayer, c’est jusqu’à présent la seule piste que nous ayons. En tout cas, bravo ! Vous avez fait vite. La jeune femme s’éclipsa. * La rue Mignon, coincée entre le boulevard Saint-Germain et la rue Danton, n’était qu’à cinq minutes du 36 Quai des orfèvres. Nathalie Machaut repéra tout de suite la façade du Cybercube. Difficile de la rater car elle était de couleur orange ! La pancarte annonçait : L’informatique en libre-service. Nathalie poussa la porte vitrée et entra dans la salle remplie d’ordinateurs. Cinq ou six personnes étaient installées devant des écrans disposés le long des murs. Un jeune Noir, assis derrière le comptoir, l’accueillit avec une affabilité désuète. – Bonjour, puis-je vous être utile ? Nathalie montra discrètement sa carte et vit aussitôt la peur figer le visage du jeune homme. Craignait-il l’intrusion de la police dans son établissement ? Était-il en situation irrégulière ? De toute façon, elle ne voulait pas le savoir. La mère de Nathalie était d’origine marocaine, et la jeune policière désapprouvait les expulsions d’immigrés clandestins qui avaient un emploi et dont les enfants allaient à l’école… Elle était heureuse d’appartenir à la Crim’ et de ne pas être directement confrontée à ces problèmes souvent dramatiques. Elle afficha son sourire le plus rassurant. – Ne vous inquiétez pas, je voudrais juste vous demander quelques renseignements sur certains de vos clients. Vous travaillez ici tous les jours ? – Oui, en principe toute la semaine de dix heures à dix-sept heures, et parfois le samedi ou le dimanche. Une autre employée me relaie jusqu’à vingt-deux heures, et quand je suis en RTT. Elle sortit son cahier à spirales. – Étiez-vous présent mardi dernier vers seize heures, et la semaine précédente, le lundi à onze heures et le mercredi à midi ? – Il faut que je regarde le planning. Il sortit un classeur et le feuilleta. Ses mains tremblaient légèrement. – Oui, j’étais bien là mardi et aussi le mercredi précédent, mais j’étais de repos le lundi d’avant. J’avais travaillé le week-end, ajouta-t-il comme pour s’excuser. – Pas grave, je verrai avec votre collègue pour le lundi. Mais pouvez-vous me dire si vous vous rappelez des personnes qui sont venues aux heures que je vous ai indiquées, le mercredi à midi et la semaine dernière, le mardi à seize heures ? Il dut s’interrompre pour renseigner un client. Nathalie remarqua que la petite pièce se vidait peu à peu. Sa présence indisposait les utilisateurs qui avaient deviné sa profession… – Oh là là, il y a tant de monde qui passe, je ne peux pas me souvenir. Le jeune homme semblait catastrophé, comme s’il craignait d’être tenu pour responsable de son incapacité à fournir les renseignements demandés. – Oui, je m’en doute bien, mais, voyons, je suppose que vous notez quelque part le temps passé par chaque client sur l’ordinateur et les sommes encaissées ? Nathalie cherchait à aller plus loin sans déclencher la panique chez son interlocuteur. – Oui, mais pas dans le détail… Il montra l’écran. La durée de la connexion de chaque ordinateur s’affiche ici, elle permet de calculer le montant dû. Mais une fois que le client a payé, ça s’efface. On ne garde en mémoire que le total de la journée. Je pense que ce n’est pas possible de retrouver des données plus précises. – Et aucun client ne vous a paru inquiétant ? Il s’agit d’une affaire criminelle, le moindre élément pourrait nous aider. – Impossible de me souvenir, Madame, je suis vraiment désolé. Il y a trop de passage ici. Bien sûr, certains sont des habitués, mais là, non, je me rappelle pas… – Et les autres jours ? Aux heures indiquées, vous n’avez pas repéré une tête inconnue ? – Non, je m’excuse, Madame. Je vais faire très attention à partir de maintenant, si vous voulez. Nathalie s’abstint de lui dire qu’il était trop tard. Elle sentait le découragement la gagner. Évidemment, ça ne pouvait pas marcher. La fameuse Eva avait pu rester cinq minutes comme une demi-heure au Cybercube, écrire à plusieurs personnes, modifier son apparence d’une fois sur l’autre. Elle nota les horaires de l’autre employée pour revenir la questionner, par acquit de conscience, mais sans grand espoir. Elle aurait pourtant bien aimé apporter des résultats à son nouveau chef de groupe. Elle la trouvait géniale, cette femme. * Charles donnait de plus en plus de fil à retordre aux professeurs. Il n’était pas mauvais élève, mais il devenait de plus en plus indiscipliné. Autant dire que mes crises douloureuses se multipliaient, évoluant au même rythme que ses punitions. De temps en temps, j’éliminais de petits graviers dans les urines. Je ne savais pas encore qu’il s’agissait de coliques néphrétiques. Je n’osais parler de ce lien évident, ni à mes maîtres ni à mes camarades, de peur d’être pris pour un fou, mais je savais bien de quoi il retournait. De mon côté, je suivais avec assiduité l’enseignement religieux proposé par l’orphelinat. Je trouvais un grand réconfort dans la prière et ma vocation s’affermissait. Dès l’âge de quinze ans, j’avais décidé que je serais prêtre. Lorsque j’en parlai à Charles, il ricana. Je sentais la rage l’habiter et cela me désolait. J’essayais de lui faire comprendre que rien ne ferait revenir notre mère et qu’il fallait tenter de nous tourner vers l’avenir, que dans notre malheur nous avions la chance immense d’être accueillis dans cet orphelinat, qu’il nous fallait saisir l’occasion pour apprendre un métier et tenter de vivre comme les autres. Rien n’y faisait. Après le baccalauréat, je pus enfin rencontrer un responsable des vocations du diocèse de Paris, et j’eus la joie d’être accepté en année de « propédeutique » à la Maison Saint-Augustin, puis au Séminaire de Paris pendant six ans. C’est au cours de ces longues années de préparation au ministère que j’eus la chance de découvrir Saint-Séverin, puis d’être intégré à son équipe sacerdotale. Pendant ce temps, Charles avait été orienté vers un bac technique et suivait une formation en électrotechnique à Meudon. Je le voyais beaucoup moins souvent, mais je sentais toujours ce lien quasi télépathique entre nous. Malheureusement, je ne pouvais même plus en parler avec lui. Il m’aurait ri au nez. J’espérais qu’il arriverait à s’en sortir. Je me trompais. La police n’avait pas eu de grandes difficultés pour identifier et appréhender l’assassin de maman, un petit proxénète qui tentait depuis des mois de la mettre sous sa coupe. Exaspéré par sa résistance, il s’était laissé aller à un accès de violence incontrôlée. Son avocat souligna habilement la fragilité psychologique de l’accusé, afin d’atténuer sa responsabilité. Albert Briffard ne fut condamné qu’à quinze ans de réclusion criminelle, malgré ses lourds antécédents judiciaires. Mais il purgea sa peine intégralement, car son comportement pendant sa détention ne lui laissa aucun espoir de remise de peine. Et, à peine sorti, il reprit ses coupables activités. Je n’étais pas au courant de sa libération, ayant tourné la page depuis longtemps, même si la vision d’horreur de ma mère assassinée me hantait toujours. Je ne savais pas que Charles, lui, suivait l’affaire de près. Un matin, la police est venue me chercher à Saint-Séverin. J’étais déjà diacre et rattaché officiellement à cette paroisse. La veille, on avait trouvé le proxénète éventré dans une petite rue près de Pigalle. Les enquêteurs n’avaient pas tardé à nous rechercher ; l’un d’entre eux se rappelait fort bien notre histoire. Au début, ça se passa mal pour moi. Épuisé par une crise brutale de colique néphrétique (je fis tout de suite le rapprochement), je ne pouvais fournir aucun alibi, et l’imminence de mon ordination n’impressionnait nullement les policiers : ils en avaient vu d’autres ! Je fus mis en garde à vue et j’eus droit à un prélèvement d’ADN. Le fichier des empreintes génétiques venait d’être élargi aux crimes et délits de droit commun. Mais l’autre suspect privilégié, mon frère Charles, fut ramené au Quai des Orfèvres avec un peu de retard : il était censé effectuer un stage en province, où il n’avait jamais mis les pieds. Il ne fit aucune difficulté pour passer aux aveux. Mon bref séjour dans les locaux de la PJ n’eut aucune conséquence fâcheuse pour mon ministère, au contraire. Les prêtres de Saint-Séverin connaissaient notre triste histoire et m’entourèrent du mieux qu’ils purent. Mais cette fois, j’étais brisé ; mon petit frère, un assassin ! L’avocat de Charles, commis d’office, s’avéra talentueux. Il réussit à obtenir des circonstances atténuantes et à limiter la peine à huit ans de prison, en dépit de la préméditation évidente. Entre-temps, je fus ordonné prêtre. J’allais régulièrement voir Charles au parloir de La Santé, mais il avait beau se comporter en détenu modèle, ce n’était plus le même homme et je n’arrivais plus à communiquer avec lui. Il obtint une libération conditionnelle au bout de cinq ans et disparut dans la nature sans me faire le moindre signe. 8 Fichier national automatisé des empreintes génétiques, mis en place en 1998 après l’arrestation du fameux tueur en série Guy Georges. Destiné à traquer les délinquants sexuels, il a été depuis élargi aux crimes et aux délits de droit commun. Fin 2009, il comportait plus de un million deux cent mille profils génétiques (contre deux mille cent en 2002).
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