Chapitre 7
LE POINT DE VUE D'ISABELLA
Le déjeuner de famille aurait pu être un tableau d’élégance romaine : argenterie polie, soleil filtré par les rideaux de soie, vin blanc dans des verres gravés au blason des Romano.
Mais pour moi, c’était surtout une mise en scène, un théâtre où je jouais un rôle que je n’avais jamais choisi.
Je reposai ma fourchette avec un petit bruit sec, parfaitement calculé. Je savais déjà que le sujet viendrait mon père n’avait pas cette patience italienne que les journaux aiment tant à lui prêter.
Et il vint.
— Isabella, dit mon père, le regard posé sur moi comme sur une acquisition mal rangée, il est temps que nous parlions de ton futur.
Je levai à peine les yeux, feignant l’ennui le plus distingué.
— Mon futur ? Mon cher père, si c’est encore une question de mariage, je t’arrête tout de suite.
Il plissa le front, signe qu’il était prêt à s’imposer, mais je poursuivis avant qu’il n’ouvre la bouche.
— Cinq mois, Isabella. Cinq mois avant ton mariage avec le prince Marco Di Sforza. Tu devrais déjà penser à ta robe, à ton rang, à ce que cela représente pour notre famille.
Je soupirai, longuement, volontairement, avant de relever la tête, le menton légèrement incliné ma manière à moi de signifier que j’étais prête à livrer bataille.
— Je sais, père. Le prince Marco, le royaume, les alliances, les privilèges, les photos dans les journaux... Mais vois-tu, il y a un tout petit détail que vous semblez oublier.
Je marquai une pause, en fixant mon ongle verni.
— C’est ma vie.
Le silence se fit lourd.
Ma mère échangea un regard inquiet avec lui, mais je continuai.
— Je ne suis pas prête. Je n’ai pas encore vécu. J’ai passé mon adolescence entourée de gardes, dans des écoles privées, des réceptions diplomatiques, des soirées où il fallait sourire et ne rien dire. Je veux sortir, danser, voyager, voir le monde. Profiter.
— Profiter ? répéta mon père, incrédule.
— Oui, profiter, répondis-je avec un sourire provocateur. Les soirées, les fêtes, les couchers de soleil à Capri, les voyages à Dubaï, les cocktails à minuit et les rires avec des gens que je n’ai pas besoin d’épouser pour voir !
Ma mère, dans sa robe pâle, posa sa main sur la table, cherchant la douceur.
— Ma chérie, tu as toute la vie pour t’amuser. Mais un mariage, surtout avec un prince, c’est une sécurité, une position. Et tu sais combien c’est important pour ton père et pour la famille.
Je roulai des yeux, un geste qui aurait scandalisé n’importe quelle autre maison italienne, mais ici, c’était devenu une habitude.
— Maman, tu veux dire une sécurité pour lui, pas pour moi. Il veut surtout briller devant le roi Vittorio, se pavaner comme un vieil allié loyal.
Je me tournai vers lui, cette fois bien droite, la voix claire.
— Avoue-le, père. Ce mariage n’est pas pour moi. C’est pour toi. Pour ton prestige. Pour que le nom Romano soit murmuré dans les couloirs du palais comme celui du “futur beau-père du prince”.
Il planta son regard dans le mien. Froid, calculé.
— Je veux assurer ton avenir, Isabella. Pas le mien.
— Oh, mais mon avenir est déjà assuré, dis-je, ironique. Il suffit d’un claquement de doigts pour que Rome s’incline devant le nom Romano. Alors, pourquoi devrais-je m’enchaîner à un prince ennuyeux qui ne connaît même pas la différence entre du vin et du champagne ?
Ma mère soupira, tentant encore la diplomatie.
— Ce mariage pourrait t’apporter beaucoup. Le respect, la stabilité, la reconnaissance…
Je ris doucement.
— Maman, j’ai déjà tout ça. Je ne me vois pas jouer à la princesse sage, enfermée dans un palais à sourire pour des photos officielles. C’est une jolie prison, mais une prison quand même.
Je me levai, repoussant doucement ma chaise.
— Je ne dis pas que je ne me marierai jamais. Mais pas maintenant. Laissez-moi respirer un peu. Est-ce que c’est si compliqué à comprendre ?
Mon père frappa la table de la paume, pas fort, mais assez pour que l’air change.
— Isabella ! Reviens t’asseoir. Nous n’avons pas fini cette conversation.
Je pris une inspiration lente, savourant le pouvoir de mon refus.
— Si c’est pour parler encore du mariage, inutile. Le disque est rayé, père. Change de chanson.
Je tournai les talons, laissant derrière moi le parfum de mon insolence.
— Isabella, reviens ici ! cria-t-il dans mon dos.
Je continuai d’avancer, la tête haute, le pas assuré.
— Pas ce soir, papa. J’ai une jeunesse à vivre.
Et la porte claqua, douce et arrogante, exactement comme moi.
Je refermai la porte de ma chambre d’un coup sec, comme pour effacer le goût amer de la dispute.
L’air y était saturé de mon parfum un mélange de vanille et de fleur d’oranger et des traces de ma vie dorée : valises encore ouvertes, talons dispersés, vêtements griffés sur le lit comme des trophées d’une guerre contre l’ennui.
Je soufflai, agacée, avant de m’asseoir sur le bord du lit.
— Mariage, traditions, honneur... soupirai-je. On dirait qu’ils ont arrêté le temps à l’époque des rois.
Je me levai et allai ouvrir la grande armoire en verre. Mes doigts glissèrent sur les tissus : Louis Vuitton, Gucci, Prada, Chanel… des vêtements capables de nourrir une famille entière, mais pour moi, ils n’étaient qu’un moyen d’exister, de respirer.
Je pris un short blanc taille haute, un haut de bikini doré incrusté de petites pierres, et un kimono léger signé Versace. Je l’enfilai lentement, savourant le contact du tissu sur ma peau.
Je me penchai devant le miroir, attrapai un pinceau et traçai d’un geste précis le contour de mes lèvres.
Rouge passion.
Une touche de mascara, un peu de lumière sur les pommettes.
Je me fixai dans la glace et souris.
— Parfait, Isabella, murmurai-je. Tu es prête à briller.
Mon téléphone vibra sur la coiffeuse.
J’ouvris le message groupé intitulé Les Sirènes de Rome mon cercle d’amies privilégiées.
J’envoyai un vocal :
— Les filles, soleil, plage, cocktails. Je veux voir vos plus beaux bikinis, les corps huilés, les lunettes de star. On se retrouve dans trente minutes.
— OMG Isa t’es une déesse, répondit Chiara.
— J’apporte le champagne ! lança Sofia.
Je ris doucement, attrapai mes lunettes de soleil Dior et mon sac Gucci, un modèle édition limitée dont le prix ferait pleurer un banquier.
— Parfait. On va aller se sécher au soleil, les filles, pensai-je à voix haute.
Je pris mon téléphone, mon gloss, et descendis les marches en marbre blanc.
Mais à peine avais-je franchi le salon que la voix grave de mon père tonna.
— Isabella !
Je me figeai une demi-seconde, puis repris mon allure nonchalante.
— Oui, Papa ?
Il se leva de son fauteuil, les sourcils froncés.
— Où crois-tu aller comme ça ?
— Profiter du soleil à la plage, répondis-je calmement. Tu devrais essayer un jour, il paraît que ça détend.
— Je suis encore ton père, gronda-t-il, et tu dois m’écouter quand je parle.
Je levai une main, regardant distraitement ma montre incrustée de diamants.
— D’accord, vas-y, parle, Papa. Tu as trois minutes.
Ses yeux lançèrent des éclairs, mais je savais qu’il ne lèverait jamais la main sur moi. J’étais sa faiblesse. Son unique fille.
Il inspira profondément, se contenant.
— Ta manière de me parler est inacceptable, Isabella.
Ma mère entra à ce moment-là, essayant de calmer l’atmosphère.
— Que se passe-t-il encore ?
Je souris, faussement innocente.
— Rien, Maman. Je vais juste passer du bon temps à la plage avec mes amies.
— Tu n’iras nulle part sans escorte, coupa mon père.
— Papa… soupirai-je, levant les yeux au ciel. Je n’ai pas besoin de gorilles pour me suivre partout. C’est ridicule.
— Tu ne décides pas, répliqua-t-il. Tu seras escortée, ou tu ne sortiras pas.
Je sentis la colère monter, mais je gardai mon ton suave.
— Maman, s’il te plaît, dis quelque chose… Je veux juste un peu de liberté, pas un bataillon autour de moi.
Elle posa une main douce sur mon bras.
— Ton père a raison, Isabella. C’est pour ta sécurité.
Je soufflai, exaspérée, puis croisai les bras.
— Très bien. Très bien, si ça peut vous rassurer. Mais faites vite, mes amies m’attendent.
Mon père tourna la tête et appela d’une voix forte :
— Alessio ! Marco ! Dario !
Trois hommes entrèrent aussitôt, impeccablement habillés en noir.
— Vous accompagnez Isabella à la plage, dit-il sèchement. Vous ne la quittez pas des yeux.
— Bien, Don Romano, répondirent-ils d’une seule voix.
Je levai les yeux au ciel, pris mes lunettes, et me tournai vers mes gardes avec un petit sourire moqueur.
— Essayez de ne pas me gâcher le soleil, d’accord ?
Puis, sans un mot de plus, je fis claquer mes talons sur le marbre et franchis la porte.
Derrière moi, la voix de mon père résonna encore :
— Isabella ! Sois prudente !
Je ne me retournai pas.
Je me contentai de murmurer :
— Toujours, Papa… mais à ma façon.