Chapitre 9

1649 Words
Chapitre 9 LE POINT DE VUE DE LEONARDO La voiture glissa lentement le long de l’allée pavée, sous un déluge de flashs et de murmures. La façade du Palazzo Fiorentino, monument du pouvoir et du vice romain, flamboyait sous les projecteurs. Des voitures de luxe s’alignaient devant l’entrée comme des trophées. Des valets ouvraient les portières, les manteaux tombaient sur les bras tendus, les diamants étincelaient sous les lustres suspendus. La nuit n’avait pas encore commencé qu’elle transpirait déjà la puissance, la luxure et la peur. Je fixai mon reflet dans la vitre teintée, ajustant le col de mon costume noir. La soie me collait au cou, et l’air sentait la pluie, le cigare et la rivalité. — Tu es sûr de vouloir y aller ? demanda Matteo, assis à ma droite. Sa voix trahissait une inquiétude qu’il essayait de masquer. — C’est le genre de terrain où tout le monde sourit… mais personne ne baisse sa garde. Je répondis sans le regarder : — C’est précisément pour ça que j’y vais. À ma gauche, Enzo gardait le silence. Son regard perdu dans la nuit me disait plus que ses mots. Depuis notre dernière confrontation, l’air entre nous était chargé d’électricité. Il savait que je ne croyais plus à ses sourires, et moi, je savais qu’il n’était pas venu uniquement pour m’accompagner. La voiture s’arrêta. Un valet ouvrit la portière. L’air chaud du palais m’enveloppa aussitôt un mélange de parfums coûteux, de champagne et de tension. Les regards se tournèrent vers moi, comme s’ils attendaient la réapparition d’un fantôme. Leonardo De Luca, le fils du défunt Don, celui qu’on croyait enterré avec l’honneur de son père. Je descendis lentement, chaque pas calculé, chaque geste précis. Le bruit de mes chaussures sur le marbre résonna dans le hall comme un signal. Les conversations se turent, un instant. Puis, les murmures reprirent. Un nom circula, glissa d’une bouche à l’autre. — De Luca. Matteo descendit derrière moi, son regard balayant la salle. Enzo suivit, un sourire feint accroché au visage, comme un homme qui joue une partition dont il ne connaît plus la fin. Le hall principal était une cathédrale de décadence. Des femmes en robes scintillantes, des hommes en smokings taillés sur mesure, des rires feints et des alliances invisibles. Les lustres de cristal jetaient mille reflets sur le marbre, les serveurs circulaient entre les convives avec une précision militaire. Je me servis un verre de vin qu’on m’offrait sur un plateau d’argent. Je fis mine de boire, mais mes yeux, eux, travaillaient. Chaque regard, chaque sourire, chaque main serrée était un message codé. Ici, on ne parlait pas : on évaluait, on jaugeait, on préparait le prochain coup. Et au milieu de tout ça… Elle. Isabella Romano. Impossible de la manquer. Une robe rouge sang, comme un défi dans un océan de noir et d’or. Les projecteurs semblaient glisser sur elle sans jamais oser la quitter. Elle riait, entourée de politiciens, d’héritiers, de requins. Le genre de rire qui sonne comme une cloche dans une église profane. Nos regards se croisèrent à travers la foule. Une seconde. Peut-être deux. Juste assez pour que je voie dans ses yeux qu’elle savait exactement qui j’étais. Et pour que je comprenne qu’elle n’avait pas oublié notre première rencontre. Elle leva son verre dans ma direction, un sourire ironique au coin des lèvres, avant de tourner la tête, laissant derrière elle son parfum et une question sans réponse. — C’est elle, murmura Matteo. — Oui. — La fille de Romano. ement. Mon regard glissa ensuite vers l’autre côté de la salle. Et là, Don Romano, dans son costume anthracite, entouré de ses associés, riait fort. Ce rire que je reconnaîtrais entre mille. Un rire que mon père détestait. Mon poing se serra lentement autour du verre. Le cristal se fissura sous la Just pression. Je reposai calmement le verre sur le plateau d’un serveur qui passa juste à temps pour ne pas voir la colère dans mes yeux. — Bienvenue au bal des hypocrites, murmurai-je. Matteo esquissa un demi-sourire. — Et quel est le plan ? — Observer. Écouter. Et quand le moment viendra… agir. Je fis quelques pas vers le centre de la salle. Les regards se tournaient à mon passage, les chuchotements enflaient. Je pouvais sentir le poids de l’héritage De Luca me suivre comme une ombre. Mais ce soir, c’était ma scène. Et j’allais leur rappeler que même un fantôme peut faire trembler les vivants. La salle de gala était devenue un théâtre de pouvoir. Les conversations s’étaient apaisées, et peu à peu, les invités de prestige prenaient place autour de la grande table ovale, massive, en acajou noir, sur laquelle reposaient des verres en cristal et des assiettes d’or fin. C’était là que se réunissaient les vrais maîtres du continent les familles, les cartels, les souverains, les industriels, les politiciens corrompus jusqu’à la moelle. Et ce soir, j’en faisais partie. Je pris place entre Matteo, silencieux comme une ombre, et Enzo, mon oncle, dont le regard fuyant en disait long. En face, Don Romano, impeccablement vêtu, le sourire arrogant d’un homme qui croit déjà dominer la pièce. Autour, les verres tintaient, les serviteurs se retiraient, et le silence s’installa. Un vieil homme, connu sous le nom de Don Vittorio, prit la parole, sa voix grave résonnant comme une messe funèbre. — Mes chers frères, commença-t-il. Nous sommes réunis ici, non pas seulement pour célébrer nos alliances, mais aussi pour honorer la mémoire d’un grand homme. Don Alessandro De Luca, chef respecté, stratège sans égal… Les regards se tournèrent vers moi. Certains sincères. D’autres simplement curieux de voir le fils. Celui qu’on disait trop jeune, trop impulsif, trop “américain”. Je me contentai d’incliner la tête, la mâchoire serrée. Don Romano, lui, afficha une expression d’une fausse compassion exquise. — C’est une perte pour nous tous, dit-il, en se tournant vers moi. Ton père… était un homme d’honneur. Je le fixai, sans cligner. Ses mots sentaient la poudre et le mensonge. Mais je ne répondis pas. Pas encore. Le dîner commença, les plats passaient, les discussions se faisaient plus légères. On parlait d’affaires, de routes commerciales, d’accords bancaires, de territoires à “sécuriser”. Tout n’était que pouvoir et façade. Jusqu’à ce que Romano glisse, d’un ton presque anodin : — Certains empires, quand ils changent de main, deviennent fragiles. Il faut un guide expérimenté pour les stabiliser, sans quoi tout s’effondre… La phrase se perdit dans le brouhaha, mais elle me transperça comme une lame. Je posai mon verre, lentement. Chaque mouvement calculé. Les conversations s’éteignirent une à une. — Vous parlez de mon père, Romano ? Ma voix avait résonné plus fort que je ne l’aurais voulu. Il haussa un sourcil, feignant la surprise. — Je parle de l’équilibre des choses, Leonardo. Rien de personnel. — Rien de personnel ? répétai-je. Mon ton monta d’un cran, froid, tranchant. — Vous parlez de mon père, ici. Et si vous voulez parler d’équilibre, sachez que je suis l’équilibre. Des murmures s’élevèrent. Les convives se penchèrent, fascinés. Romano garda son calme, croisa les mains. — Leonardo, personne ne remet en cause ton nom. Mais parfois, la sagesse vient avec le temps. Je penchai légèrement la tête. — Et la trahison, elle, vient avec l’âge ? Un souffle parcourut la salle. Enzo me lança un regard de panique. — Léo, calme-toi… Mais c’était trop tard. Je me levai, posant les deux mains sur la table, ma voix résonnant comme un coup de tonnerre : — Mon père est mort. Et aujourd’hui, je suis à la tête de l’empire De Luca. Je ne partage ni le pouvoir, ni la loyauté, ni le sang de ceux qui ont voulu le trahir. Les chaises crissèrent, les murmures montèrent d’un cran. On échangeait des regards nerveux, entre crainte et excitation. Et c’est là qu’un homme, massif, en costume ivoire le souverain Malik Al-Farid, un magnat du pétrole et “allié” de longue date de ma famille se pencha en avant. > — Leonardo… tu es jeune. Ton père était un pilier, un sage. Peut-être qu’il serait judicieux de laisser ton oncle Enzo gérer l’empire, le temps que tu gagnes… en maturité. Le mot tomba. Maturité. Je tournai lentement la tête vers lui, un sourire glacial aux lèvres. — “Maturité”, dites-vous ? — Oui, répondit-il calmement. Le monde des affaires n’est pas une arène pour les impulsifs. Ton père— — Mon père, coupai-je, a bâti un empire pendant que d’autres vendaient leurs convictions au plus offrant. Je le regardai droit dans les yeux. — La maturité, Excellence, c’est quand on ne confond pas prudence et lâcheté. Un murmure d’approbation étouffée parcourut la salle. Les regards changèrent. Certains sourirent, d’autres se tendirent. Al-Farid plissa les yeux, piqué au vif. — Tu devrais faire attention à la façon dont tu parles à tes aînés, jeune homme. — Et vous, Excellence, devriez faire attention à la façon dont vous sous-estimez un De Luca. Je m’appuyai légèrement sur la table, le regard brûlant. — Mon père a bâti cet empire sur trois principes : la loyauté, la peur et la parole donnée. Ceux qui ont trahi l’un ou l’autre… apprendront bientôt que je n’ai hérité d’aucune faiblesse. Le silence revint. Même Romano s’était figé, ses doigts serrés sur son verre. Je me redressai, lentement, et ajoutai : — Que cela soit clair : je ne suis pas ici pour demander ma place. Je suis ici pour rappeler à tous qui je suis. Je quittai la table sous les regards figés, mon pas résonnant sur le marbre comme une promesse. Matteo me suivit à distance, sans un mot. Derrière moi, j’entendis Enzo murmurer, la voix tremblante : — Il n’est plus le petit qu’on croyait. Et Romano, dans un souffle à peine audible, répondit : — Non… il est pire. Il est son père.
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