Allez au lit !… » Elle était effrayante à voir. Je ne me le fis pas répéter et je courus m’y mettre. Je n’étais responsable de rien, moi !… Je n’avais rien à me reprocher ! Et je dormis, soulagé de mes travaux de cambriolage pour cette nuit-là, mon Dieu, la conscience tranquille !… Pas pour longtemps, du reste ! Dès la première heure du jour, rumeurs dans l’hôtel. Fathi faisait un raffut comme si on lui avait réellement pris quelque chose… Or, les fameux bijoux étaient encore dans sa ceinture, qu’il trouvait beaucoup plus sûre que tous les coffrets du monde. Aussi eût-il dû bien rire ! Mais cet Hindou ne goûte pas les mêmes joies que nous. Je parle en général, car, réflexion faite, je n’étais pas absolument enchanté de l’événement. Avoir passé par de pareilles transes et me réveiller gros Jean comme devant !… Quand nous nous retrouvâmes, Helena et moi, nous faisions une singulière figure. « Chéri, me dit-elle, je n’ai pas eu le temps, cette nuit, de vous féliciter. Mais nous en retrouverons l’occasion, je vous promets. Il faut que je vous dise, Rudy, qu’après votre départ le hideux Abraham est venu me trouver avec son petit papier en règle et les chèques tout prêts. Je les lui ai arrachés et les lui ai jetés au nez. Il était furieux, tandis qu’il en ramassait soigneusement les morceaux… Mais il doit bien rire, ce matin, depuis que cet imbécile de Fathi a raconté partout qu’il avait toujours les bijoux sur lui !… » Pendant ce temps, une discrète enquête fut rapidement menée. Nulle plainte n’était déposée. Elle n’alla pas loin… Toute la police était bien occupée. Une note parut dans les journaux disant que les cambrioleurs de Sir Archibald jouaient de malheur et qu’après avoir fait « chou blanc » aux Charmilles, ils avaient tenté de cambrioler les bijoux de Lady Helena, mais qu’ils n’avaient réussi qu’à emporter un coffret vide. On était à la veille du Grand Prix : on parla d’autre chose. Sur ces entrefaites, on annonça à Helena Abraham Moritz et Jacob. Elle donna l’ordre de les introduire et je me retirai. Je ne la revis plus qu’à cinq heures. Elle avait un vêtement sombre et déclarait qu’elle m’emmenait « faire un petit tour pour changer d’air ». Nous partîmes en auto : « J’y pense, fit-elle ; il faut que vous passiez chez vos fournisseurs. Nous dînerons à Rouen. » Elle conduisait elle-même, comme la première fois. Elle était très gaie, cela m’étonna plus que tout. « J’ai revu Moor, l’entraîneur, vous savez ! Spadest « donné » à quinze contre un ! Une petite « boule » à faire, cher ! – Mais nous n’avons pas le sou ! – Oh ! d’ici demain !… – J’admire votre belle confiance ! – Cher Rudy !… Il ne faut jamais désespérer du Seigneur !… Bénissons-le déjà d’avoir de quoi dîner. Victor m’a avancé cinquante louis et Mary vingt-cinq ! Voilà cinq cents francs pour vous, je vous prie !… » Et, comme je faisais un geste pour les repousser : « Mais vous êtes bête, petit chéri darling ! N’êtes-vous pas mon gigolo ! Don’t be silly !… Allons ! cher, ne vous fâchez pas ! Je sais que vous êtes un homme d’honneur. Je ne doute pas que vous me les rendiez !… » Dans ces conditions, je voulus bien consentir à empocher le billet, mais je me sentais rougir sous la brique de Mr. Prim. Helena s’amusait bien : « Vous savez pourquoi les deux damnés juifs sont revenus me voir, Rudy ?… – Ma foi ! je ne m’en doute pas… – Pour se moquer de moi, d’abord !… Oh ! pour cela surtout, avec des airs apitoyés. Je leur aurais volontiers « boxé les oreilles ». Mais je me suis bien retenue, car je voulais leur demander de l’argent. Une petite somme à mettre sur Spad : mille louis !… Ils ont répondu qu’ils y consentaient, mais que je devais signer pour le double et que c’était un petit cadeau, parce qu’ils ne rentreraient jamais dans leur argent !… – Les bandits !… – C’est cela, exactement ! C’est cela que je leur ai répondu. Mais en leur souriant tout à fait gracieusement, je vous assure, et ils n’en ont pas paru fâchés. Ils m’ont dit, en se retirant, que l’on se reverrait, je leur ai répondu : « Plus tôt que vous ne pensez !… » Ils n’ont pas compris. Ils ne pouvaient pas comprendre. Dites donc, chéri, que pensez-vous de ces gens-là ? – Je vous l’ai dit, Helena ! – Tout le monde n’est pas de votre avis. Jacob est un gros monsieur, à Rouen, tout à fait considéré. A real gentleman. Il est juge consulaire et Mme Jacob est à la tête de quelques bonnes œuvres. Ne trouvez-vous pas cela attendrissant ? – Ils méritent la prison !… – Non ! Il y a d’honnêtes gens en prison ! Cependant, ils méritent quelque chose ; je sais bien, moi, ce qu’ils méritent… – Parlez, Helena, je sens que vous avez une pensée. – Plusieurs. Mais il y en a une à laquelle je tiens particulièrement, aujourd’hui… Elle n’est pas tout à fait de moi, du reste… Elle est de Durin ! – Dites-moi cela ! – Puisque vous le désirez, darling ! Ne trouvez-vous pas que « Monsieur Jacob », qui a fait fortune en « détroussant » tout le monde, en trompant tout le monde, sans aucun risque, sans bravoure, ne mérite pas sa chance ? – Non ! il ne la mérite pas !… – Et que ce serait « pain bénit », comme disent les Français, s’il était « détroussé » à son tour !… – Évidemment, Helena… évidemment. – Et que l’homme qui ferait rendre gorge à « Monsieur Jacob » serait, en vérité, providentiel ? – Sans doute !… Mais je ne vois pas le moyen de faire rendre gorge à « Monsieur Jacob »… – Il y en a un, cher Rudy !… c’est de le voler comme il a volé tout le monde !… » Depuis quelques minutes, je ne pouvais dissimuler ma gêne… À cette attaque brutale, je répondis : « Primitif ! moyen primitif ! – C’est le meilleur, Rudy ! Et souvent le seul !… en tout cas, le seul digne vraiment d’un homme courageux… Tout le reste n’est que combinaison de boutiquiers. Durin me l’a souvent dit : pour celui qui a dans ses veines un sang de gentleman, il n’y a de possible, dès qu’il s’agit de s’adjuger le bien d’autrui, que la rapine. C’est l’histoire de toutes les grandes familles, croyez-moi. Doug le savait, lui qui descend des… Pardonnez-moi, cher, j’allais trahir son secret ! Mais, en vérité, je crois que nous nous égarons. Il ne faut pas tant de discours pour vous réjouir à l’avance du butin que nous allons faire chez cet affreux homme !… » Je me retournai, d’un bloc : « Et vous avez compté sur moi, Helena ? – Certes !… Vous avez le cœur brave ! J’ai vu cela, cette nuit. – Voyons ! Voyons ! Voyons ! C’est sérieusement que vous me proposez une chose pareille ? Cette nuit… cette nuit… vous me l’avez assez démontré. Je ne cambriolais personne. Je vous rendais… mon Dieu, je vous rendais service… un petit service !… – Il s’agit de m’en rendre un grand, Rudy ! Reculerez-vous ? Je dois me venger de ce mufle, this cad qui s’est si bien moqué de moi tantôt !… Songez qu’il n’y a aucun danger à courir !… Durin a tout prévu, pour cette affaire-là !… – Mais je ne suis pas Durin, moi !… – Je m’en aperçois ! J’ai encore feuilleté le petit dossier, les plans de l’hôtel Boieldieu. Tout cela était dans le sac que vous m’avez apporté… Une si belle affaire ! Me ferez-vous regretter que Durin soit en prison ? Allons, ne faites donc pas cette tête-là, darling !…Vous êtes « sans prix », tout à fait drôle, vous savez ! Je ne vous reconnais plus… Un hôtel particulier… Tout le monde absent ! Toute la famille à Deauville !… Vous ne risquez pas, cette fois, de vous heurter à un voyageur qui rentre dans un hôtel. C’est beaucoup plus simple, je vous assure, que de travailler dans un couloir de palace… C’est un enfantillage auprès de ce que vous avez fait cette nuit ! Enfin, vous ne serez pas seul ! Bien entendu, je vous accompagne, je vous guide !… Je suis allée avec Archibald, déjà deux fois, voir les collections de Jacob ! Je vous assure que nous nous amuserons beaucoup tous les deux… Vous verrez comme c’est rigolo ! Une réelle party ! What on ! – Non, Helena, non !… ne comptez pas sur moi. Ne comptez pas sur moi pour nous faire courir un pareil risque. Vous n’en avez pas le droit. Ce temps-là est passé !… Vous me le disiez vous-même !… Maintenant, vous êtes une lady !… Songez à ce que vous perdriez si… – N’en parlons plus, Rudy !… » Et elle ne m’en parla plus. Moi non plus. Mais nous ne cessâmes d’y penser. Et, de mon côté, elles n’étaient pas gaies, mes pensées… Elles étaient de deux sortes. D’abord : « Voilà où tu en es ! Au seuil du crime, au vol avec effraction. Encore un petit coup d’épaule d’Helena et tu le franchis. Vas-tu te laisser faire ?… » Ensuite : « Si tu ne te laisses pas faire, tu vas perdre Helena !… » C’est que je l’aimais, cette femme ! Ah ! je l’aimais, mon petit rat d’hôtel en soie noire ! Ma superbe lady !… Oui, mais ! ce qu’elle me demandait là était, comme on dit, un peu fort « de café » pour un avocat, ou tout simplement pour un honnête homme !… Assurément, l’idée du vol dont serait victime cette ignoble crapule de Jacob ne m’était point tout à fait déplaisante. Je dirais même qu’un autre se serait chargé de la besogne sous mes yeux que je me serais bien gardé de le déranger dans son petit travail et, ma foi, que tous mes vœux eussent été pour lui. Mais il ne s’agissait pas d’un autre. Il s’agissait de maître Rose, maître Antonin Rose, avocat à la cour d’appel de Paris ! Non ! cela n’était pas possible ! Pas possible, réellement !… N’y pensons plus ! N’y pensons plus !… Abominable Jacob, va !… Je vais perdre Helena pour ne pas causer de désagréments à « Monsieur Jacob » ! Et quels désagréments ! Nous n’allions pas emporter son hôtel, ni son précieux mobilier. Quoi que nous fassions, « Monsieur Jacob » n’aurait guère à en souffrir que dans son avarice… Oh ! Helena avait bien des raisons pour elle ! Et comme je la comprenais !… Je la comprenais mais je ne la suivrais pas !… Mettons que ce fût par pusillanimité et même par lâcheté ! On est comme on est !… Je n’ai pas reçu la forte éducation d’Helena, moi !… Je suis élève de l’école de droit, moi !… On ne m’a jamais enseigné le rôle providentiel du cambrioleur dans la société moderne !… Et puis, mon éducation familiale !… On ne se débarrasse pas de tout cela comme on voudrait !… Ai-je dit « comme on voudrait » ?… Je ne veux rien !… Je ne veux rien !… Mettons que c’est de l’atavisme et n’en parlons plus !… Surtout ne regardons plus Helena !… ne regardons plus son petit pied sur les pédales, et ne songeons plus à cette première soirée de cambriolage dans la villa des Charmilles quand elle avait revêtu son costume de petit rat d’hôtel en soie noire ! Je ne saurais dire où nous avons dîné. Aux environs de Rouen ; il n’était plus question, ce soir-là, des fournisseurs. Il n’était plus question de rien… Helena parlait de choses et d’autres qui n’avaient pour nous aucun intérêt. Je me rappelle qu’elle me demanda si j’aimais la pêche à la ligne et si j’étais fort aux dominos. Au dessert, elle me dit : « Je vais vous mettre à la gare, darling ! Vous prendrez le premier train pour Deauville. – Comment ? Je ne reviens pas avec vous ? – Non ! j’ai pensé qu’il valait mieux ainsi, pour vous !… S’il m’arrivait une chose… juste une chose inattendue et que je ne peux prévoir, certainement… vous ne seriez pas compromis, Rudy ! N’est-ce pas ce que vous cherchez après ?… – Mais, Helena, je ne sais pas !… Vous restez à Rouen ?… – Oh ! je serai peut-être rentrée à Deauville avant vous… Oui, je reste encore un peu à Rouen… – Des courses ? Ne puis-je vous accompagner ? – Non ! j’ai une petite course à faire, du côté du cours Boieldieu. Mais je pense qu’il vaut mieux que je sois seule, n’est-ce pas ? – Helena, vous ne ferez pas cela ! Je ne vous laisserai pas faire cela !… – Montez ! petit chéri ! Come on ! » Dans l’auto : « Moi je ne vous quitterai pas !… – All right then, je vous invite au cinéma. » Je voudrais être à cent lieues de là, ne l’avoir jamais connue, cette femme !… Et, cependant, je reste !… Plus elle me fait peur, plus je me colle à elle ! Ce n’est pas la première fois que j’en fais l’expérience. Je devrais me méfier, sachant ce qu’elle médite. Certainement, elle trouve qu’il est trop tôt pour agir. J’ai encore quelques heures devant moi. En quelques heures, elle pourra revenir sur son dangereux dessein. Je l’y aiderai. C’est mon devoir. Je reste parce que c’est mon devoir de ne pas laisser une femme que j’aime faire une bêtise pareille. Au cinéma : une histoire tout à fait ordinaire de bandits mystérieux mais des plus sympathiques qui deviennent vertueux à la fin et finissent dans de justes noces. « Tu vois, chéri, me dit-elle, comme tout s’arrange dans la vie. Tu ne trouves pas cela encourageant, en vérité ?… Mais, entre nous, les auteurs n’y connaissent rien, absolument ! Surtout quand on est poursuivi par la police. Ils ne savent pas !… J’écrirai à la firme. C’est honteux. – Je vous en supplie, Helena, causons un peu sérieusement ! – Sérieusement, of course ! Oui ! Il y a encore un train pour vous à onze heures, je crois… Mais il faut se décider, vous n’avez plus que dix minutes, darling !… – Helena, je ne vous quitterai pas !… – Well ! vous l’avez déjà dit : alors taisez-vous. Moi, je m’amuse comme je peux ! Je ne sais pas jouer aux dominos. Je joue cricket toujours, moi. Et je prends de la distraction à préparer à « Monsieur Jacob » une bonne tête pour demain ! Sans compter, petit chéri darling, qu’il y a Spad à quinze contre un ! Y avez-vous pensé ? Non, vous ne pensez à rien ! Oh ! Rudy ! ne jouez pas l’âne ! Je vous dis que nous aurons les Rubens de M. Jacob et quelques petites autres choses, j’espère. On les attend ! C’est arrangé avec Démétrius. Je vous dis tout cela pour vous instruire et que vous me laissiez maintenant travailler dans la paix ! Excuse-me, darling ! » Je monte dans l’auto et ce n’est pas à la gare qu’elle m’emmène. La sueur coule sur le maquillage de cet odieux Mr. J. A. L… Prim que je voudrais voir à ma place autrement qu’en peinture. Voici le cours Boieldieu. Nous stoppons dans la nuit des grands platanes. Pas un passant. Helena a apporté une petite sacoche de voyage et une canne. De la sacoche, elle tire deux paires de chaussons de bain, quelques outils, un trousseau de clefs, et de la canne, qui n’est qu’un étui, elle extrait une matraque. Elle retire ses bas, met ses chaussons, rafle son petit bagage et s’apprête à descendre. Je la retiens par la manche de son manteau : « Well what’s up ? je vous invite à prendre un bain de pied ! l’eau sera fraîche, ce soir, darling !… » Et elle me montra le reflet d’un petit ruisseau, affluent du Robec, qui coule à deux pas. Ce n’est qu’un fossé séparant de droite et de gauche les propriétés riveraines : « Allons, ne soyez pas stupide, dear… Venez avec moi, je pourrais me noyer ! » Soudain, furieux contre moi-même, je fais sauter mes souliers. Et voilà que, moi aussi, je chausse les sandales. Tout cela en grognant je ne sais quoi de fort désagréable pour l’amour-propre des femmes dont on ne saurait mesurer l’extravagance. Mais elle ne fait qu’en rire, tout en surveillant le boulevard désert. Puis elle me prend le bras, gentiment, et nous voici dans le ruisseau. Tout juste si nous avons de l’eau au-dessus de la cheville : « C’est épouvantable, ce fleuve déchaîné, raille Helena, merci, Rudy, d’être descendu dans cet abîme ! je vois que vous m’aimez vraiment ! » Elle compte les portes, à gauche. À la troisième, elle s’arrête, grimpe sur le talus, inspecte. Elle est séparée d’un très grand jardin, planté d’arbres, par un treillis de fer et cette petite porte. À ce moment, il y a des grognements dans l’ombre et deux énormes chiens bondissent, prêts à nous dévorer. Elle leur parle, fouille dans sa poche et leur jette deux boulettes. Ils ont bon appétit, c’est vite fait. C’est effrayant, foudroyant. Une double plainte sourde et puis, plus rien, le silence. Elle redescend près de moi, me tasse avec elle contre le talus. Je ne respire plus. Je crois que nous courons les plus grands dangers : cinq minutes ainsi, j’ai les pieds glacés. Je tente un dernier effort : « Il est encore temps. Réfléchissez ! » Elle me met son petit poing sur la bouche. Je suis prêt à défaillir : « Get out ! me souffle-t-elle… allons ! fichez le camp, vous me gênez ! » Tout de même, je ne suis pas lâche ! Je ne veux pas qu’elle me prenne pour un lâche ! Sous le coup de fouet, je bondis sur le talus : « Finissons-en !