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Courir après quelqu’un dans un casino est plus difficile que je ne l’aurais cru, ce qui me fait regretter d’avoir autant bu. J’évite des coudes et j’essaie de ne pas trébucher sur les pieds des gens. J’envisage même de déphaser pour retrouver mes repères, mais je change d’avis parce que le casino sera toujours aussi bondé quand je sortirai du calme.
Juste au moment où je me rapproche de la fille, elle tourne dans un couloir qui mène à l’entrée. Je dois y aller le plus vite possible, sinon elle va s’échapper. J’ai le cœur qui bat la chamade en me demandant brièvement ce que je lui dirais quand je l’aurai rattrapée. Je n’ai pas le temps de développer ma pensée parce que deux hommes en costumes me barrent soudain la route.
— Monsieur me dit l’un des deux hommes en me causant presque une crise cardiaque.
Même si je l’avais vu du coin de l’œil, j’étais si focalisé sur la fille que je n’avais pas tenu compte de leur présence. Le type qui vient de me parler est immense : une montagne en costard. Ce n’est pas bon.
— Quoi que vous vendiez, je ne suis pas intéressé, dis-je en espérant m’en sortir par le bluff.
Quand ils n’ont pas l’air convaincus, j’ajoute que je suis pressé et j’essaie de regarder derrière eux pour souligner l’urgence. J’espère avoir l’air sûr de moi, même si mes mains sont moites et que je suis essoufflé par la course.
— Désolé, mais je vais devoir insister pour que vous nous suiviez, dit le second type en se rapprochant.
Contrairement à son partenaire rondouillard, celui-ci est mince et extrêmement musclé. Ils ressemblent tous les deux à des videurs. Je suppose qu’ils trouvent suspect qu’un idiot se mette à traverser le casino en courant. Ils sont probablement entraînés pour se dire qu’il s’agit d’un vol ou d’autre chose de louche. Ce qui est logique, c’est certain.
— Messieurs, dis-je en gardant une voix neutre et polie, avec tout le respect que je vous dois, je suis vraiment très pressé. Y a-t-il un moyen que vous me fouilliez rapidement ? J’essaie de rattraper quelqu’un.
J’ajoute cette dernière phrase pour détourner leurs soupçons d’une quelconque activité crapuleuse, et parce que c’est la vérité.
— Vous devriez vraiment nous suivre, dit le plus gros d’un air borné.
Ils gardent tous deux la main près de leur poche intérieure. Super. C’est bien ma veine. Ils sont armés.
Luttant pour trouver un moyen de gérer cet événement imprévu, j’exploite ma peur naturelle de la situation pour déphaser. Une fois que j’entre dans le Calme, je me retrouve debout à côté du duo pas très aimable, dans un monde muet. Je me remets immédiatement à courir, sans me soucier de heurter les gens immobiles qui me bloquent le passage. Ce n’est pas impoli de les pousser ici, puisqu’ils n’en sauront rien et qu’ils ne sentiront rien quand le monde reviendra à la normale.
Quand je reviens dans l’entrée, la fille est déjà partie, alors je la cherche méthodiquement. Je vois une fille avec une queue de cheval près de l’ascenseur et je m’y précipite pour l’attraper. Je la retourne pour voir son visage et je me demande si le fait que je la touche la ramènera aussi dans le Calme. Je suis presque certain que c’est ce qui s’est passé avant : elle m’a touché et je suis venu dans le Calme.
Mais cette fois-ci, rien ne se produit et le visage qui me regarde m’est inconnu.
Merde. C’est la mauvaise personne.
Ma frustration devient colère quand je me rends compte que je l’ai perdue parce que ces idiots m’ont retardé au moment le plus critique. Je fulmine et pour me défouler, je donne un coup de poing de toutes mes forces à une personne qui se trouve là. Comme toujours dans le Calme, l’objet de mon agression ne réagit pas. Malheureusement, je ne me sens pas mieux non plus.
Avant de décider de la marche à suivre, je pense à ce qu’il s’est passé à la table. La fille m’a fait rentrer dans le Calme et elle y était déjà. Quand elle m’a vu, elle a eu peur et elle est partie en courant. Comme moi, c’était peut-être la première fois qu’elle y voyait quelqu’un de ‘vivant’. Tout le monde réagit différemment aux événements étranges et rencontrer une autre personne après avoir passé des années tout seul dans le Calme est vraiment étrange.
Je ne trouverai pas de réponses en restant là à réfléchir, alors je décide d’être méthodique et de vérifier une nouvelle fois le hall d’entrée.
Pas de chance. La fille est introuvable.
Je sors ensuite du casino et je marche le long de l’avenue pour voir si je peux la trouver là. Je regarde même à l’intérieur de quelques taxis, mais elle n’y est pas non plus.
En levant la tête vers le bâtiment tape-à-l’œil qui me surplombe, je décide de fouiller chaque chambre de l’hôtel. Il y en a au moins deux mille. Cela prendra longtemps, mais ça pourrait en valoir la peine. Il faut que je la retrouve et que j’obtienne des réponses.
Même si les recherches dans un bâtiment aussi gigantesque peuvent sembler insurmontables, ce ne sera pas impossible, du moins pour moi. Je ne ressens pas la faim, ni la soif, ni la fatigue dans le Calme. Je n’ai jamais besoin d’aller aux toilettes. C’est très pratique dans ce genre de situations, quand il faut se donner un peu plus de temps. En théorie, je pourrais fouiller chaque chambre — si je trouve un moyen d’y entrer. Ces portes électroniques ne fonctionnent pas dans le Calme, pas même si j’obtiens la clé des occupants de la chambre. Les nouvelles technologies ne fonctionnent généralement pas ici. Elles sont figées avec tout le reste. Sauf s’il s’agit de quelque chose de mécanique et de simple, comme ma montre à remonter, ça ne fonctionnera pas. Et je dois remonter ma montre chaque fois que je pénètre dans le Calme.
J’évalue mes possibilités et j’essaie d’imaginer ce que ce serait d’utiliser la force brute pour forcer le passage à travers des milliers de portes d’hôtel. Parce que mon iPhone est malheureusement une autre victime technologique du Calme, je ne pourrai même pas écouter de musique en travaillant. Même pour quelque chose d’aussi important, je ne suis pas sûr de vouloir prendre des mesures aussi extrêmes.
En outre, si je décide de fouiller le bâtiment, ce n’est probablement pas le meilleur moment pour le faire. Même si je la trouve, je ne serai pas capable de la suivre dans le vrai monde à cause de ces idiots de gardes qui me bloquent le passage. Je dois me débarrasser d’eux avant de choisir quoi faire ensuite.
Je soupire et je retourne lentement vers l’hôtel. En entrant dans le hall, je le fouille du regard une nouvelle fois en espérant l’avoir ratée la première fois. Je ressens le même besoin que lorsque je perds quelque chose dans la maison. Dans ces cas-là, je fouille toujours l’endroit de haut en bas, puis je recommence en vérifiant à nouveau les endroits que j’ai déjà fouillés, espérant de façon irrationnelle que la troisième fois sera la bonne. Ou peut-être la quatrième. Je dois vraiment arrêter de faire ça. Comme l’a dit Einstein, la folie, c’est de faire plusieurs fois la même chose en s’attendant à des résultats différents.
Je finis par admettre ma défaite et je m’approche des videurs. Je peux passer une éternité dans le Calme, mais quand je sortirai, ils seront toujours là. Je ne peux pas l’éviter.
Je m’approche et je regarde dans la poche du plus gros pour voir à qui j’ai affaire. D’après ses papiers, il s’agit de Nick Shifer de la sécurité. Alors j’avais raison, c’est bien un videur. Je trouve son permis de conduire et une petite photo de famille. J’étudie les deux, au cas où j’en aurais besoin plus tard.
Je me concentre ensuite sur la poche près de laquelle traîne sa main. On dirait bien que j’avais encore raison : il a un pistolet. Si je prenais ce pistolet et que je tirais sur Nick à bout portant, il aurait une blessure sanglante et il tomberait probablement à cause de l’impact. Mais il ne crierait pas et il ne se tiendrait pas la poitrine. Et quand je sortirais du Calme, il serait de nouveau entier et sans aucune trace. Ce serait comme si rien n’était arrivé.
Ne me demandez pas comment je sais ce qu’il se passe quand je tire sur quelqu’un dans le Calme. Ou lorsque je le poignarde, ou le frappe avec une batte de baseball. Ou encore, le cogne avec un club de golf ou lui donne un coup dans les couilles. Ou que je fais tomber des briques sur sa tête — ou une télé. La seule chose que je peux dire, c’est que je peux confirmer sans le moindre doute que dans une grande variété d’expériences cruelles et inhabituelles, les sujets finissent toujours par être indemnes une fois que je sors du Calme.
Bon, assez de souvenirs. J’ai un problème à régler et je dois faire attention à cause des pistolets et tout.
Je tape mon corps figé sur l’arrière de la tête pour sortir du Calme.
Le monde se remet en mouvement et je suis de retour avec les videurs. J’essaie d’avoir l’air calme, comme si je n’avais pas couru comme un fou pour chercher cette fille, qui qu’elle soit, parce que pour eux, rien de tout cela ne s’est produit.
— D’accord, Nick, je serai ravi de t’accompagner pour résoudre ce malentendu, dis-je d’un ton obéissant.
Nick écarquille les yeux en entendant son prénom.
— Comment me connaissez-vous ?
— T’as lu le dossier, Nick, dit son partenaire plus mince, manifestement pas impressionné. Le gosse est très malin.
Le dossier ? De quoi parle-t-il ? Je ne suis encore jamais allé dans ce casino. Oh, et j’adorerais savoir comment le fait d’être malin pourrait aider quelqu’un à connaître le nom d’un inconnu en un instant. Les gens disent toujours ce genre de choses sur moi, même si cela n’a aucun sens. J’hésite à déphaser pour apprendre le nom du deuxième type, mais je décide de ne pas le faire. Ce serait exagéré. Je décide plutôt de surnommer le maigre Buffle.
— Suis-moi en silence, s’il te plaît, dit Buffle.
Il fait un pas sur le côté de façon à pouvoir marcher derrière moi. Nick marche devant en marmonnant qu’il est impossible que je connaisse son nom, peu importe mon intelligence. Il est clairement moins bête que Buffle. Je me demande comment il réagirait si je lui disais où il vit et qu’il a deux enfants. Se mettrait-il à me vouer un culte, ou me tirerait-il dessus ?
En traversant le casino, je me dis que le fait de savoir des choses que je n’aurais pas dû m’a bien servi toutes ces années. C’est un peu mon truc, et ça m’a mené loin dans la vie. Bien sûr, il est possible que le fait que je sache des choses que je ne devrais pas savoir explique qu’ils aient un dossier sur moi. Les casinos ont peut-être des fichiers sur les gens qui ont tendance à déjouer les pronostics.
Quand nous arrivons dans le bureau — une pièce de taille modeste remplie de moniteurs surveillant différents endroits du casino — la première question de Buffle confirme cette théorie.
— Tu sais combien d’argent tu as gagné aujourd’hui ? demande-t-il en me regardant méchamment.
Je décide de faire l’ignorant.
— Je n’en suis pas sûr.
— Tu es une véritable anomalie statistique, me dit Nick, clairement fier de connaître de si grands mots. Je veux te montrer quelque chose.
Il prend une télécommande sur le bureau couvert de dossiers. Nick appuie sur un bouton et un des écrans me montre jouant au blackjack. En le regardant, je me rends compte que j’ai gagné trop souvent.
En fait, j’ai gagné presque chaque fois.
Merde. Je n’aurais pas dû être aussi visible. Je ne pensais pas être surveillé de si près, mais c’était stupide de ma part. J’aurais dû perdre exprès quelques fois pour ne pas me faire remarquer.
— Tu comptes manifestement les cartes, déclara Nick en me jetant un regard dur. Il n’y a pas d’autre explication.
Il y en a bien une en réalité, mais je ne vais pas la lui donner.
— Avec huit decks ? dis-je en rendant ma voix aussi incrédule que possible.
Nick prend un dossier sur le bureau et il le feuillette.