Chapter 3

2526 Words
3 EMMA Quelques heures plus tard, je me tenais devant un groupe d'hommes, vêtue d'une simple nuisette que j'avais achetée quelques jours auparavant. Madame Pratt, qui paraissait pourtant aimable, préférait en montrer un peu plus à ses clients que ce que ma robe laissait deviner. Je me retrouvais à déplorer les qualités mêmes qui m'avaient poussée à faire cet achat – le tissu était si fin qu'il en était presque translucide. Je refusais de regarder les hommes devant moi, je ne voulais rien voir des expressions de leurs visages tandis qu'ils me détaillaient comme un vulgaire cheval. Je préférais encore fixer mes pieds. Les yeux baissés, je commençai à me demander ce qu'ils pouvaient voir de moi. La couleur de mes tétons était clairement visible, mes tétons s'étaient même dressés. Cette nuisette m'arrivait jusqu'à mi-cuisse et j'étais certaine qu'ils pouvaient distinguer la noirceur de mon entrejambe. Les jolies dentelles qui en égayaient l'ourlet ne faisaient qu'attire le regard à cet endroit. J'avais éprouvé un certain plaisir à porter des sous-vêtements affriolants sous mes robes pudiques, tant que j'avais été la seule à le savoir, mais les exhiber de cette manière devant toute une ribambelle d'hommes me mortifiait, m'humiliait et m'effrayait même. Je n'arrivais pas à m'empêcher de me couvrir avec mes bras, de tirer sur l'ourlet de la nuisette, les doigts tremblants, mais Madame Pratt m'avait assuré que mon futur époux préférerait pouvoir se rincer l’œil avant d'effectuer son achat. Il aurait sans doute donc mieux valu que je sois complètement nue, mais je n'allais certainement pas lancer cette idée. Heureusement, la petite pièce dans laquelle nous nous trouvions n'était pas particulièrement bien éclairée, ne s'y allumaient que quelques lampes qui produisaient une faible lumière jaunâtre. Il ne faisait pas froid, mais j'avais malgré tout la chair de poule. Une légère odeur de kérosène mêlée à celle du tabac emplissait l'air. Je restais plantée là, debout, les bras le long du corps et les doigts pressés les uns contre les autres. Je fuyais toujours du regard ces hommes dont les murmures s'amplifiaient. Madame Pratt était la seule autre personne dans la pièce et je savais très bien que tous les hommes calés au fond de leur chaise en demi-cercle autour de moi avaient le regard braqué sur mon corps. Ils pouvaient se payer n'importe quelle femme en bas, alors pourquoi me choisir, moi ? Pourquoi s'embarrasser d'une vierge sans la moindre expérience quand le bâtiment grouillait de véritables courtisanes prêtes à assouvir leurs pulsions sans réclamer en retour la moindre promesse ? De toute évidence, des hommes qui préféraient ignorer cette option devaient avoir des intentions sincères. J'en avais entraperçu quatre en entrant, mais je n'avais pas osé croiser leur regard. Je n'avais bien sûr pas peur d'être reconnue par l'un d'entre eux – les chances d'une pareille coïncidence étaient faibles dans cette ville –, mais je préférais ne rien voir de leurs réactions devant ce déshabillé. Je ne voulais pas voir leur tête au moment où ils découvriraient mon corps. « Elle est vierge ? » demanda un homme à ma droite. Madame Pratt, qui se tenait derrière moi, répondit d'un voix saccadée et étonnamment tranchante. « Je ne vous permets pas de douter de l'intégrité de mes enchères, Monsieur Pierce. » L'homme déglutit pour marquer sa désapprobation, mais ne répondit rien pas. « Je veux la voir nue, ajouta un autre. — Emma, me demanda Madame Pratt sans lui répondre. Qu'as-tu déjà montré à un homme ? » Je tournai la tête en direction de sa voix et levai les yeux vers elle. « Madame ? » demandai-je d'une voix à peine audible. « Un homme a-t-il déjà vu tes chevilles ? » Cette idée même me fit rougir. « Non. » Je baissai le regard et m'intéressai au tapis à mes pieds. « Ton poignet ? » Je secouai la tête. « Non. — C'est la première fois qu'un homme te voit en nuisette ? » Pourquoi s'évertuait-elle à souligner toute l'ampleur de mon innocence ? Je pris une profonde inspiration pour calmer les battements de mon cœur. J'avais l'impression qu'il allait me traverser la poitrine. Je lui répondis malgré tout : « Oui, madame. — Monsieur Rivers, vous comprendrez donc que nous réservions la primeur de sa nudité à son futur mari. Il vous suffit de faire la meilleure enchère pour devenir ce fieffé veinard. » Une voix résonna à ma gauche. « A-t-elle été entraînée à assouvir les besoins d'un mari ? — Bien sûr que non, Monsieur Potter. Cet entraînement n'incombe qu'à son mari. — Qui y prendra un grand plaisir. » Cette voix provenait d'un homme en face de moi. Le timbre en était grave, rauque, mais plein d'assurance. Je ne voyais que ses pieds et le bas de ses jambes. Des bottes en cuir, un pantalon noir. Je ne voulais pas lever les yeux. Un plaisir, avait-il dit ? Cet homme se ferait un plaisir de m'apprendre à assouvir ses pulsions ? L'image de Clara, les jambes écartées à la merci des désirs d'Allen, me vint à l'esprit. S'était-elle, elle aussi, pliée aux exigences de son homme ? « Précisément, ajouta Madame Pratt qui me tira de mes rêveries. Puis-je commencer ? Les enchères débutent à mille dollars. » Ce montant élevé me surprit. Tant que cela ? Pas étonnant que Madame Pratt désire à ce point me vendre au plus offrant. Elle allait récupérer sa mise de départ et se faire un joli bénéfice au passage. Et le prix ne fit que grimper. Je n'osais pas regarder qui enchérissait. Je n'ignorais pas l'importance de ce qui se tramait devant moi. Toutes ces voix étaient celles des hommes qui voulaient m'épouser. M'épouser. Et ils étaient prêts à payer une petite fortune pour le faire. Il n'y aurait ni cour, ni dîners, ni balades, ni chaperons. Nous n'échangerions jamais de confidences, ni de sourires aguicheurs ou de baisers volés. Ces hommes enchérissaient à cause de ma pureté, de mon apparence et d'une promesse de Madame Pratt, qui leur assurait que je comblerais leurs attentes. Du bout des doigts, j'ajustai ma nuisette tout en continuant à détailler l'impression cachemire du tapis, tâchant de calmer ma respiration. J'allais devoir me débarrasser de mes rêves de mariage d'amour et les remplacer par un arrangement sordide et répugnant. « Adjugée, vendue ! » dit Madame Pratt qui me fit sursauter. Quoi ? C'était déjà terminé ? Tout s'était passé si vite, il avait suffi d'une minute ou deux, et pourtant toute ma vie venait de basculer irrévocablement. J'étais trop effrayée pour lever les yeux et découvrir l'homme que j'allais devoir épouser. Je n'étais pas très sûre de vouloir savoir qui avait gagné. Dès que je verrai son visage toute cette histoire allait devenir réalité. « Monsieur Kane, Monsieur Monroe, félicitations. Veuillez me suivre, s'il vous plaît. Le docteur et le juge de paix vous attendent dans mon bureau. » Venait-elle de prononcer deux noms ? Impossible. Elle me prit le bras et me guida hors de la pièce. Tandis que nous traversions le couloir, je remarquai que l'homme aux bottes et au pantalon noir nous suivait. S'agissait-il de Monsieur Kane ? Allait-il devenir mon mari ? Au détour du couloir, je vis qu'un deuxième homme suivait un peu en retrait. J'étais perdue, décontenancée. Tout s'était passé si vite. Nous allions apparemment nous marier dans l'heure. Madame Pratt était une femme d'affaires aguerrie et ne prendrait pas le risque de voir son client, Monsieur Kane, changer d'avis. Une cérémonie de mariage lui garantirait la vente. Le juge de paix était un homme petit et rond qui portait une moustache éparse. Il lui restait toutefois plus de poils au-dessus des lèvres qu'au sommet du crâne. Une bible à la main, il se leva en nous voyant entrer. Et le docteur l'imita, du moins il devait s'agir du docteur. Il était grand et svelte, tout en longueur, mais séduisant dans son costume sombre. Je jetai un œil en direction de l'homme aux bottes et au pantalon noir, sans oser vraiment le regarder de peur que la réalité me rattrape. L'homme qui le suivait se positionna dans un coin de la pièce. Il portait des vêtements moins formels ; un pantalon noir, une chemise blanche. Ses cheveux étaient plus longs que de rigueur et sa peau bronzée indiquait qu'il passait ses journées au grand air. La couleur de ses cheveux me rappelait un champ de blé, ses boucles comme éclairées par un soleil d'été. De ses yeux verts et perçants, il me dévisageait. Je me sentais presque nue, je ne portais toujours que ma nuisette. J'avais la sensation qu'il voyait à travers le tissu, qu'il voyait ma peau vierge. Au moment où nos regards s'étaient croisés, j'eus l'impression qu'il me perçait à jour, qu'il lisait dans mes pensées. Dans le but de préserver ma pudeur, je ne pus m'empêcher de croiser les bras contre ma poitrine. Je sentis mes joues s'enflammer et mes tétons se dresser en l'imaginant me reluquer. Devinant, en périphérie de ma vision, le coin de son sourire, je compris qu'il ne viendrait pas à mon secours dans cette parodie de mariage. « Docteur Carmichael, souhaitez-vous entamer votre auscultation ? » demanda Madame Pratt et je la fusillai du regard. J'étais comme paralysée. Une auscultation ? Là ? Devant ces hommes ? Je fis le dos rond et tâchai de me protéger du mieux que je le pouvais. Le docteur fit un pas dans ma direction et me vit sursauter. « Attendez, » l'interrompit Kane en levant la main pour l'arrêter. Je reconnus la voix que j'avais entendu au cours des enchères. « Tu ne veux donc pas voir le visage de l'homme que tu vas épouser ? » Sa voix était grave, sévère, et je compris qu'il s'adressait à moi. Un accent britannique colorait ses paroles, abrégeait ses voyelles. Que venait faire un Anglais dans cet endroit, dans ce bordel où il s'apprêtait à épouser une inconnue ? Sa façon d'interrompre Madame Pratt et le docteur révélait tout son pouvoir et attisait ma curiosité et mes peurs à son égard. Je fermai brièvement les yeux et avalai ma salive. Je ne pouvais plus y échapper. Je tournai la tête et regardai droit devant moi, mais je ne vis que les boutons de sa chemise blanche. Je relevai le menton et découvris pour la première fois mon futur époux, qui me coupa le souffle. Je remarquai en premier ses yeux. Sombres, tellement sombres qu'ils en étaient noirs – des arcades saillantes les surplombaient. Il me regardait avec une telle intensité, une telle expression de possessivité, que j'eus du mal à détourner les yeux. Il avait les cheveux tout aussi noirs, avec des reflets presque bleutées. Ils étaient coupés court sur les côtés et un peu plus long sur le dessus, une mèche lui retombait sur le front. Son nez était fin, mais légèrement de travers, sans doute cassé depuis quelque temps déjà. Sa mâchoire robuste et bien définie se couvrait de favoris sombres. Ses lèvres pleines s'étiraient en un sourire satisfait, comme s'il savait déjà que j'étais impressionnée par ce que je voyais devant moi. Il était beau et tellement séduisant. Et grand, il faisait près de deux mètres tout en étant large d'épaules – des épaules vigoureuses et musclées que sa chemise blanche mettait bien en valeur, tout comme son torse ferme qui s'affinait au niveau de la taille. Ses jambes, que je n'avais pas remarquées dans l'autre pièce, étaient longues et, de toute évidence, puissantes. S'il n'avait pas parlé, jamais je n'aurais deviné qu'il était étranger. À côté de lui, j'étais toute petite, minuscule même. Cet homme, mon futur mari, n'aurait aucun mal à me blesser s'il lui en prenait l'envie, mais la lueur de désir ardent que je lisais dans ses yeux m'indiquait qu'il avait d'autres projets, qu'il attendait autre chose de moi. Je déglutis. « Eh ben, voilà. Je vois enfin ton visage. Ces yeux bleus sont surprenants chez une femme aux cheveux si noirs. » Sa voix d'homme cultivé, malgré son caractère rocailleux et rauque, se nuançait d'une touche, comment dire, de tendresse peut-être ? Une tendresse inattendue. Il sourit et une fossette apparut au milieu de sa joue. « Comment tu t'appelles ? demanda-t-il. — Emma. Emma James, lui répondis-je, ensorcelée par la douceur de sa voix. — Je m'appelle Whitmore Kane, mais tout le monde m'appelle Kane. » Kane. Mon mari s'appelait Kane et il était anglais. Allait-il m'obliger à vivre en Angleterre ? Cette idée m'effrayait. Je ne connaissais rien de l'Angleterre, rien de la vie en dehors du Montana. « Ian, » dit-il. L'homme qui était resté dans son coin s'approcha, tira une liasse de billets de sa poche de pantalon et la tendit à Madame Pratt après avoir recompté. Cet homme était-il le secrétaire de Kane, comme Allen était celui de Thomas ? « Nous nous passerons des services du docteur, » indiqua Ian à Madame Pratt qui venait d'empocher l'argent. Il était grand et fort également, il avait des cheveux clairs et un regard sérieux. « Vous ne souhaitez pas que je vérifie sa virginité ? demanda le docteur, comme si je ne me trouvais pas dans la pièce. C'est un examen rapide. Il suffit qu'elle s'allonge dans ce fauteuil, les genoux contre la poitrine, et j'insère un peu mes doigts de manière à tâter l'hymen. Il vous faut certainement une preuve vu la somme versée. » Le procédé que le docteur venait de décrire me fit pâlir. Il comptait me tripoter devant trois témoins, sans compter Madame Pratt ? Je fis un pas en arrière et me cognai contre Ian. Heureusement, il avait déjà annoncé que cet examen désagréable ne serait pas nécessaire. Je sursautai malgré tout à son contact et m'éloignai de quelques pas. Cette pièce était vraiment trop petite ! « Je vous assure que je suis tout à fait capable de l'examiner moi-même, » répliqua Kane. Le docteur ne sembla pas décontenancé par cette réponse et il se contenta d'acquiescer comme s'il le comprenait très bien. « Certainement. — Tenez, m'sieur le docteur, je vous ouvre la porte. Pas nécessaire qu'on vous retienne, » dit aimablement Ian, avec un fort accent. Le docteur Carmichael attrapa une sacoche noire qui était posée sur le bureau de Madame Pratt et passa la porte que Ian ferma derrière lui. Je pouvais enfin respirer. Il avait suffi qu'il quitte la pièce pour que je sois moins tendue. Madame Pratt se tourna vers le juge de paix. « Nous sommes tous prêts, Monsieur Molesly. » Je me trouvais à nouveau instantanément tendue. J'allais devoir épouser un Anglais que je ne connaissais pas du tout. « Et après la cérémonie, je serais ravie de vous accompagner en bas et de vous laisser entre les mains d'une de mes filles. — Est-ce que Rachel est disponible ? » demanda-t-il avec un regard brillant d'avidité. Madame Pratt acquiesça. « Bien sûr. Elle a même demandé de vos nouvelles. » Cette flatterie le fit se dresser comme un paon – pourtant ces paroles n'avaient sans doute rien de sincère. Elles eurent néanmoins le mérite de l'inciter à accélérer la cérémonie. J'en vins à douter de l'honnêteté de sa vocation. Il s'éclaircit la gorge et commença : « Nous sommes réunis... » Ce matin encore, j'étais une héritière attablée devant son petit-déjeuner. Et je me retrouvais maintenant en nuisette, mariée à un bel étranger qui venait tout juste de m'acheter, au cours d'une vente aux enchères organisée par un bordel.
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