Ariane releva les yeux en disant :
– Mais vous avez un talent très intéressant, monsieur ! Il est presque dommage que vous n’ayez pas choisi la carrière artistique plutôt que le barreau... Je vous laisse maintenant, car il est vraiment temps d’aller m’habiller. Tu ne viens pas, Paule ?
– Non, puisque je suis prête, je resterai un instant encore. L’air est délicieux à respirer, après cette journée de chaleur orageuse. Mais Raymond rentre aussi ; il va t’accompagner.
Les deux jeunes gens, précédés d’Aby, s’engagèrent dans l’allée de pins qui descendait en pente douce. Ariane disait son plaisir de connaître ce coin de Périgord si pittoresque, et cette vieille maison, héritage de Paule, où plusieurs générations d’Évennes avaient passé. Rien n’était plus expressif que cette voix au timbre clair, et Raymond, en l’écoutant, se disait : « Avec cela et ses yeux, elle gagnera toutes ses plaidoiries. »
Au bas de l’allée s’étendait un parterre à la française qui précédait la maison, vaste bâtisse du XVIIe siècle dont la façade, vers le jardin, disparaissait presque sous les feuillages aux tons de cuivre. Debout près d’un if taillé en champignon, un homme de haute taille, de large carrure, la considérait attentivement. Au bruit des pas, il se détourna et vint au-devant d’Ariane et de Raymond.
– Tu es arrivée de ce matin et il a fallu déjà que tu fasses connaissance avec le parc, Ariane ? Sans doute, Évennes, avez-vous découvert ma sœur sur quelque sentier de chèvres ?
Il parlait d’un ton plaisant. Un sourire venait détendre sa face rasée, aux traits forts, et donnait un soudain éclat aux yeux d’un vert changeant.
– Mais pas du tout ! Nous nous sommes rencontrés sur la terrasse, en face du Roc d’Enfer.
– Ah ! ce fameux roc ! J’irai le voir demain.
Ariane dit avec une légère moue de dédain :
– Ce sont des choses qui ne t’intéressent pas.
Ferdinand Daubrey eut un rire bref, en rejetant en arrière une mèche de son épaisse chevelure brune.
– En effet, je ne suis pas, comme toi, enthousiaste des spectacles de la nature. Mais une belle vue me plaît assez quand même. Cela repose l’esprit... À quand le procès Valliers, Évennes ?
– Vers décembre ou janvier. J’ai maintenant en main toutes les pièces du dossier.
– Vous aurez là une belle plaidoirie. C’est une affaire passionnante ! Je vous l’envie, mon cher !
– Vous n’en manquez pas, cependant. On m’a dit que Vernouroux vous avait pris comme défenseur ?
– C’est exact. Eh ! il n’aurait pas eu l’idée de s’adresser à vous, celui-là ! Dans le monde de la haute canaillerie, on connaît déjà les opinions intransigeantes de Me Évennes.
Il souriait à demi. On pouvait à peine discerner dans son accent un léger sarcasme.
Raymond dit froidement :
– En effet, je méprise trop ces gens-là pour avoir l’idée de les défendre.
Ariane s’amusait à chatouiller son visage avec un dahlia pourpre qu’elle venait de cueillir. Son regard intéressé allait de la physionomie fine, expressive de Raymond, à celle de Ferdinand, plus rudement taillée, non dépourvue cependant d’une certaine beauté vigoureuse, mais si impénétrable derrière l’impassibilité des traits et le regard indéchiffrable sur lequel, souvent, se baissaient de longues paupières molles.
Aux derniers mots de Raymond, Ariane répliqua d’un ton mi-amusé, mi-railleur :
– C’est pourtant en défendant ces gens-là qu’on se met en vedette. Ces gros financiers, ces filous de haute marque, voilà ce qui fait la fortune d’un avocat, ce qui lui donne la notoriété. Or, n’est-ce pas là le but que vous vous êtes proposé en choisissant une carrière ?
– Ce ne doit être qu’un but secondaire, mademoiselle. Le principal est l’accomplissement de mon devoir chrétien et social, la mise en valeur de mes facultés pour le plus grand bien de mon prochain et ma propre amélioration morale. Après cela, il ne m’est pas défendu de rechercher un large profit matériel et la notoriété, pourvu que je reste dans les limites prescrites par ma conscience.
Daubrey eut un fugitif plissement de lèvres. Il murmura, avec une douce ironie :
– Amélioration morale... conscience... Ce sont de très beaux mots.
– Très beaux, dit Ariane, avec un rire léger.
Elle se pencha et glissa le dahlia dans le collier du chien.
– Allons nous habiller, Aby, ou bien nous serons en retard.
– À tout à l’heure, dit Daubrey, voyant que Raymond se dirigeait aussi vers la maison.
Au seuil de la porte vitrée qui ouvrait sur le vestibule, Ariane se détourna en levant sur le jeune homme un regard où se discernait une sorte de curiosité pensive.
– Vous croyez à ce que vous dites, monsieur ?
– Comment, si j’y crois ?
– Je dois vous paraître très impolie, en vous demandant cela. Mais je suis tellement sceptique ! Des mots, de beaux mots, comme dit Ferdinand, combien en entend-on ! Mais si rarement les actes s’accordent avec eux !
– Cela se produit peut-être plus souvent que vous ne le pensez, mademoiselle. Mais il est pénible de vous voir si dépourvue d’illusions, à votre âge.
Elle secoua la tête. Une ombre semblait couvrir l’éclat de son regard.
– C’est très raisonnable, en tout cas. Cependant, j’aimerais vous croire sincère, mais il me faudrait, pour cela, vous connaître mieux, – chose difficile, car une âme d’homme doit être quelque chose de si décevant !
– Que dirons-nous, alors, des âmes féminines ?
Elle éclata de rire.
– Ah ! oui, les âmes mystérieuses, la Joconde et le reste ! Non, nous ne renfermons pas tant d’énigme que cela, allez ! C’est l’homme qui nous pare de cet attrait supplémentaire – car quel attrait vaut celui du mystère, réel ou supposé ?
Elle entra dans le vestibule, dont le dallage en mosaïque résonna sous ses fins talons. Raymond, en s’avançant derrière elle, fut frappé de son allure décidée qui s’alliait harmonieusement à la grâce souple de la démarche et des mouvements. Rien ne rappelait plus l’adolescente dégingandée, ni même la jeune fille en voie de transformation qu’il avait rencontré une fois, l’année précédente, chez Paule.
Sur le palier du premier étage, Ariane se détourna et lui tendit la main.
– Vous ne me garderez pas rancune pour mon doute impoli ?
Dans la pénombre, ses yeux riaient. Raymond serra les doigts tièdes en répondant gaiement :
– Non, parce que j’aime la sincérité avant tout.
– Comme moi. Nous nous entendrons bien.
Elle disparut dans le corridor où se trouvait sa chambre, tandis que Raymond gagnait le second étage. Il songeait :
« Qu’est-ce que cette nature ? Paule la dit très bonne, très franche, d’une parfaite rectitude morale. Mais elle se laisse facilement circonvenir, ma chère Paule. En tout cas, ce doit être une nature intéressante et peu banale. Pauvre enfant, aura-t-elle la force de passer indemne entre les pièges qui la guettent, si jeune et charmante, sans appui moral, avec une âme vide de Dieu ? »
Puis, reportant sa pensée vers Ferdinand Daubrey, il se posa une fois de plus cette question :
« Pourquoi a-t-il accompagné sa sœur ici ? »
Car bien que sa mère, morte dix ans auparavant, eût été l’amie de Mme Berthe Évennes, bien qu’Ariane et Paule se connussent intimement depuis l’enfance, Ferdinand n’avait jamais eu que des rapports assez cérémonieux avec la mère et la fille. Ce milieu de bon ton n’avait rien qui pût plaire à un viveur tel que lui. Quant à Raymond, qui le voyait au Palais, il échangeait avec lui quelques mots, une poignée de main sans chaleur et c’était tout. Il existait d’ailleurs, entre eux, une différence d’âge de plusieurs années, et tandis que Daubrey comptait déjà parmi les noms importants du barreau, Raymond Évennes sortait seulement de l’ombre.
Comme celui-ci l’avait dit à sa cousine, les divergences entre eux étaient trop grandes pour qu’une sympathie les rapprochât l’un de l’autre. Il avait donc éprouvé une réelle contrariété en apprenant, l’avant-veille, qu’Ariane et son père, le président Daubrey, invités par Mme Berthe à passer le mois de septembre à sa propriété des Grands-Sapins, s’annonçaient pour le lendemain en compagnie de Ferdinand.
« Il a offert de nous conduire dans sa voiture en se rendant à Biarritz, ajoutait Ariane, et il sera heureux de cette occasion de vous saluer au passage. »
Naturellement, Mme Berthe l’avait engagé à demeurer quelques jours et il avait accepté, à la grande surprise de Raymond. Quel intérêt pouvait-il trouver à ce séjour, si court fût-il, dans cette demeure isolée, dépourvue, ainsi que ses alentours, des distractions qui lui étaient chères ?
« Après tout, il n’est peut-être pas fâché de se mettre un peu au vert avant de reprendre sa vie de plaisir à Biarritz », conclut Raymond.
Mais il appelait de ses vœux le moment où la voiture de son confrère franchirait la grille des Grands-Sapins pour prendre la route du pays basque. En outre, l’engouement de Mme Évennes pour le jeune avocat l’agaçait quelque peu. Cela datait d’une plaidoirie brillante, emportant un acquittement imprévu, qui avait mis fortement en vedette Me Daubrey. Mme Berthe aimait les gens à succès. Le jour de cette fameuse plaidoirie elle était là et avait amené sa fille. Du banc des avocats, Raymond voyait la jolie tête coiffée d’un petit chapeau de velours gris. Paule ne lui avait jamais paru plus fine, plus délicatement élégante que sous ces voûtes austères, au milieu de l’assistance mêlée qui s’entassait pour ce sensationnel procès. Mais il lui déplaisait qu’elle fût là, précisément à cause de cette assistance. Car l’affaire par elle-même ne comportait pas de dessous scandaleux et Mme Évennes en avait profité pour faire entendre à Paule la parole de Daubrey.
Quand Raymond descendit de sa chambre, il trouva Mme Berthe occupée à chanter un duo avec Ferdinand. Elle avait encore une belle voix et la basse de Daubrey ne manquait pas d’agrément. Le président, enfoncé dans un fauteuil moelleux, écoutait en se tournant les pouces. En même temps que Raymond, par une autre porte, entraient Ariane et Paule. Cette dernière s’extasia sur la voix de Ferdinand, à qui Mme Évennes fit aussi force compliments. Il les recevait avec cette assurance d’homme satisfait de lui-même qui impatientait secrètement Raymond.
« Comment peuvent-elles avoir quelque sympathie pour ce personnage ? » songeait-il.
Pendant le dîner, il parla peu, occupé surtout à étudier les nouveaux hôtes des Grands-Sapins. Le Président, peu loquace et dyspeptique, buvait de l’eau et mangeait à peine. Son visage maigre, encadré de favoris grisonnants, gardait à demeure une expression aimable et approbative. Il était de notoriété, au Palais, que le président Daubrey n’avait pas été comblé des dons de l’intelligence, mais qu’on ne pouvait trouver d’homme plus accommodant, toujours de l’avis de chacun et de tous et répandant libéralement l’eau bénite de cour. On disait encore que de hautes protections l’avaient, seules, fait parvenir aux fonctions qu’il occupait de façon assez banale, sans que son mérite eût aucune part à une si brillante carrière. De tout cela, M. Daubrey s’inquiétait peu. Il continuait de présider les audiences avec la même indifférence aimable et de soigner son estomac, qui l’inquiétait. Pour sa femme, nature sensible et tempérament maladif, il avait été un de ces doux despotes dont l’égoïsme suffit à empoisonner une existence. Quant à ses enfants, il leur laissait depuis longtemps liberté absolue et disait agréablement à ses amis : « J’en ai fait des consciences libérées. Rien ne les gênera dans la vie, ces deux petits-là ! »
Le système donnait déjà ses fruits en Ferdinand. Quant à Ariane...
Ariane, c’était encore le mystère. Raymond la regardait, assise près de lui, causant et riant. Le rose pâle de sa voix semblait rendre plus douce encore sa peau mate. Quand elle s’animait, ses yeux prenaient un éclat qui éblouissait. Elle montrait une gaieté franche et très jeune. Raymond songeait :
« Elle doit être encore honnête et droite. Mais que deviendra-t-elle, abandonnée à sa seule raison ? Pauvre enfant ! »
En face de lui, Ferdinand Daubrey étalait sa large carrure. Il posait, comme l’avait dit tout à l’heure Raymond à sa cousine. Se sachant très écouté, il parlait beaucoup, avec agrément d’ailleurs. Au contraire de sa sœur dont tous les traits n’étaient qu’expression, les siens restaient impassibles. L’ensemble de sa physionomie eût paru très froid sans quelques lueurs vives, parfois aiguës, d’autres fois caressantes, traversant le regard intelligent auquel le jeu habile des paupières donnait un attrait d’énigme.
Mme Berthe écoutait son hôte avec un visible plaisir. Paule aussi, d’ailleurs. Elle souriait aux propos spirituels du jeune avocat, sourire assez banal, du reste, ne différant guère de ceux qu’elle adressait à d’autres hôtes. Mais Raymond – il ne s’expliqua pas pourquoi – en ressentit une impatience qui confinait à l’irritation.