CHAPITRE PREMIER - Friar’s Oak-1

2012 Words
CHAPITRE PREMIER Friar’s Oak Aujourd’hui, 1er janvier de l’année 1851, le dix-neuvième siècle est arrivé à sa moitié, et parmi nous qui avons été jeunes avec lui, un bon nombre ont déjà reçu des avertissements qui nous apprennent qu’il nous a usés. Nous autres, les vieux, nous rapprochons nos têtes grisonnantes et nous parlons de la grande époque que nous avons connue, mais quand c’est avec nos fils que nous nous entretenons, nous éprouvons de grandes difficultés à nous faire comprendre. Nous et nos pères qui nous ont précédés, nous avons passé notre vie dans des conditions fort semblables ; mais eux, avec leurs chemins de fer, leurs bateaux à vapeur, ils appartiennent à un siècle différent. Nous pouvons, il est vrai, leur mettre des livres d’histoire entre les mains et ils peuvent y lire nos luttes de vingt-deux ans contre ce grand homme malfaisant. Ils peuvent y voir comment la Liberté s’enfuit de tout le vaste continent, comment Nelson versa son sang comment le noble Pitt eut le cœur brisé dans ses efforts pour l’empêcher de s’envoler de chez nous pour se réfugier de l’autre côté de l’Atlantique. Tout cela, ils peuvent le lire, ainsi que la date de tel traité, de telle bataille, mais je ne sais où ils trouveront des détails sur nous-mêmes, où ils apprendront quelle sorte de gens nous étions, quel genre de vie était le nôtre et sous quel aspect le monde apparaissait à nos yeux, quand nos yeux étaient jeunes, comme le sont aujourd’hui les leurs. Si je prends la plume pour vous parler de cela, ne croyez pas pourtant que je me propose d’écrire une histoire. Lorsque ces choses se passaient, j’avais atteint à peine les débuts de l’âge adulte, et quoique j’aie vu un peu de l’existence d’autrui, je n’ai guère le droit de parler de la mienne. C’est l’amour d’une femme qui constitue l’histoire d’un homme, et bien des années devaient se passer avant le jour où je regardai dans les yeux celle qui fut la mère de mes enfants. Il nous semble que cela date d’hier et pourtant ces enfants sont assez grands pour atteindre jusqu’aux prunes du jardin, pendant que nous allons chercher une échelle, et ces routes que nous parcourions en tenant leurs petites mains dans les nôtres, nous sommes heureux d’y repasser, en nous appuyant sur leur bras. Mais je parlerai uniquement d’un temps où l’amour d’une mère était le seul amour que je connusse. Si donc vous cherchez quelque chose de plus, vous n’êtes pas de ceux pour qui j’écris. Mais s’il vous plaît de pénétrer avec moi dans ce monde oublié, s’il vous plaît de faire connaissance avec le petit Jim, avec le Champion Harrison, si vous voulez frayer avec mon père, qui fut un des fidèles de Nelson, si vous tenez à entrevoir ce célèbre homme de mer lui-même, et Georges qui devint par la suite l’indigne roi d’Angleterre, si par-dessus tout vous désirez voir mon fameux oncle, Sir Charles Tregellis, le roi des petits-maîtres, et les grands champions, dont les noms sont encore familiers à vos oreilles, alors donnez la main, et… en route. Mais je dois vous prévenir : si vous vous attendez à trouver sous la plume de votre guide bien des choses attrayantes, vous vous exposez à une désillusion. Lorsque je jette les yeux sur les étagères qui supportent mes livres, je reconnais que ceux-là seuls se sont hasardés à écrire leurs aventures, qui furent sages, spirituels et braves. Pour moi, je me tiendrais pour très satisfait si l’on pouvait juger que j’eus seulement l’intelligence et le courage de la moyenne. Des hommes d’action auraient peut-être eu quelque estime pour mon intelligence et des hommes de tête quelque estime de mon énergie. Voilà ce que je peux désirer de mieux sur mon compte. En dehors d’une aptitude innée pour la musique, et telle que j’arrive le plus aisément, le plus naturellement, à me rendre maître du jeu d’un instrument quelconque, il n’est aucune supériorité dont j’aie lieu de me faire honneur auprès de mes camarades. En toutes choses, j’ai été un homme qui s’arrête à mi-route, car je suis de taille moyenne, mes yeux ne sont ni bleus, ni gris, et avant que la nature eut poudré ma chevelure à sa façon, la nuance était intermédiaire entre le blanc de lin et le brun. Il est peut-être une prétention que je peux hasarder ; c’est que mon admiration pour un homme supérieur à moi n’a jamais été mêlée de la moindre jalousie, et que j’ai toujours vu chaque chose et l’ai comprise telle qu’elle était. C’est une note favorable à laquelle j’ai droit maintenant que je me mets à écrire mes souvenirs. Ainsi donc, si vous le voulez bien, nous tiendrons autant que possible ma personnalité en dehors du tableau. Si vous arrivez à me regarder comme un fil mince et incolore, qui servirait à réunir mes petites perles, vous m’accueillerez dans les conditions mêmes où je désire être accueilli. Notre famille, les Stone, était depuis bien des générations vouée à la marine et il était de tradition, chez nous, que l’aîné portât le nom du commandant favori de son père. C’est ainsi que nous pouvions faire remonter notre généalogie jusqu’à l’antique Vernon Stone, qui commandait un vaisseau à haut gaillard, à l’avant en éperon, lors de la guerre contre les Hollandais. Par Hawke Stone et Benbow Stone, nous arrivons à mon père Anson Stone qui à son tour me baptisa Rodney Stone en l’église paroissiale de Saint-Thomas, à Portsmouth, en l’an de grâce 1786. Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre de mon jardin, j’aperçois mon grand garçon de fils, et si je venais à appeler « Nelson ! », vous verriez que je suis resté fidèle aux traditions de famille. Ma bonne mère, la meilleure qui fut jamais, était la seconde fille du Reverend John Tregellis, curé de Milton, petite paroisse sur les confins de la plaine marécageuse de Langstone. Elle appartenait à une famille pauvre, mais qui jouissait d’une certaine considération, car elle avait pour frère aîné le fameux Sir Charles Tregellis, et celui-ci, ayant hérité d’un opulent marchand des Indes Orientales, finit par devenir le sujet des conversations de la ville et l’ami tout particulier du Prince de Galles. J’aurai à parler plus longuement de lui par la suite, mais vous vous souviendrez dès maintenant qu’il était mon oncle et le frère de ma mère. Je puis me la représenter pendant tout le cours de sa belle existence, car elle était toute jeune quand elle se maria. Elle n’était guère plus âgée quand je la revois dans mon souvenir avec ses doigts actifs et sa douce voix. Elle m’apparaît comme une charmante femme aux doux yeux de tourterelle, de taille assez petite, il est vrai, mais se redressant quand même bravement. Dans mes souvenirs de ce temps-là, je la vois constamment vêtue de je ne sais quelle étoffe de pourpre à reflets changeants, avec un foulard blanc autour de son long cou blanc, je vois aller et venir ses doigts agiles pendant qu’elle tricote. Je la revois encore dans les années du milieu de sa vie, douce, aimante, calculant des combinaisons, prenant des arrangements, les menant à bonne fin, avec les quelques shellings par jour de solde d’un lieutenant, et réussissant à faire marcher le ménage du cottage du Friar’s Oak et à tenir bonne figure dans le monde. Et maintenant, je n’ai qu’à m’avancer dans le salon, pour la revoir encore, après quatre-vingts ans d’une existence de sainte, en cheveux d’un blanc d’argent, avec sa figure placide, son bonnet coquettement enrubanné, ses lunettes à monture d’or, son épais châle de laine bordé de bleu. Je l’aimais en sa jeunesse, je l’aime en sa vieillesse et quand elle me quittera, elle emportera quelque chose que le monde entier est incapable de me faire oublier. Vous qui lisez ceci, vous avez peut-être de nombreux amis, il peut se faire que vous contractiez plus d’un mariage, mais votre mère est la première et la dernière amie. Chérissez-la donc, pendant que vous le pouvez, car le jour viendra où tout acte irraisonné, où toute parole jetée avec insouciance, reviendra en arrière se planter comme un aiguillon dans votre cœur. Telle était donc ma mère, et quant à mon père, la meilleure occasion pour faire son portrait, c’est l’époque où il nous revint de la Méditerranée. Pendant toute mon enfance, il n’avait été pour moi qu’un nom et une figure dans une miniature que ma mère portait suspendue à son cou. Dans les débuts, on me dit qu’il combattait contre les Français. Quelques années plus tard, il fut moins souvent question de Français et on parla plus souvent du général Bonaparte. Je me rappelle avec quelle frayeur respectueuse je regardai à la boutique d’un libraire de Portsmouth la figure du Grand Corse. C’était donc là l’ennemi par excellence, celui que mon père avait combattu toute sa vie, en une lutte terrible et sans trêve. Pour mon imagination d’enfant, c’était une affaire d’honneur d’homme à homme, et je me représentais toujours mon père et cet homme rasé de près, aux lèvres minces, aux prises, chancelant, roulant dans un corps à corps furieux qui durait des années. Ce fut seulement après mon entrée à l’école de grammaire que je compris combien il y avait de petits garçons dont les pères étaient dans le même cas. Une fois seulement, au cours de ces longues années, mon père revint à la maison. Par là, vous voyez ce que c’était d’être la femme d’un marin en ce temps-là. C’était aussitôt après que nous eûmes quitté Portsmouth pour nous établir à Friar’s Oak qu’il vint passer huit jours avant de s’embarquer avec l’amiral Jervis pour l’aider à gagner son nouveau nom de Lord Saint-Vincent. Je me rappelle qu’il me causa autant d’effroi que d’admiration par ses récits de batailles et je me souviens, comme si c’était d’hier, de l’épouvante que j’éprouvai en voyant une tache de sang sur la manche de sa chemise, tache qui, je n’en doute point, provenait d’un mouvement maladroit fait en se rasant. À cette époque je restai convaincu que ce sang avait jailli du corps d’un Français ou d’un Espagnol, et je reculai de terreur devant lui, quand il posa sa main calleuse sur ma tête. Ma mère pleura amèrement après son départ. Quant à moi, je ne fus pas fâché de voir son dos bleu et ses culottes blanches s’éloigner par l’allée du jardin, car je sentais, en mon insouciance et mon égoïsme d’enfant, que nous étions plus près l’un de l’autre, quand nous étions ensemble, elle et moi. J’étais dans ma onzième année quand nous quittâmes Portsmouth, pour Friar’s Oak, petit village du Sussex, au nord de Brighton, qui nous fut recommandé par mon oncle, Sir Charles Tregellis. Un de ses amis intimes, Lord Avon, possédait sa résidence près de là. Le motif de notre déménagement, c’était qu’on vivait à meilleur marché à la campagne, et qu’il serait plus facile pour ma mère de garder les dehors d’une dame, quand elle se trouverait à distance du cercle des personnes qu’elle ne pourrait se refuser à recevoir. C’était une époque d’épreuves pour tout le monde, excepté pour les fermiers. Ils faisaient de tels bénéfices qu’ils pouvaient, à ce que j’ai entendu dire, laisser la moitié de leurs terres en jachère, tout en vivant comme des gentlemen de ce que leur rapportait le reste. Le blé se vendait cent dix shellings le quart, et le pain de quatre livres un shelling neuf pences. Nous aurions eu grand peine à vivre, même dans le paisible cottage de Friar’s Oak sans la part de prises revenant à l’escadre de blocus sur laquelle servait mon père. La ligne de vaisseaux de guerre louvoyant au large de Brest n’avait guère que de l’honneur à gagner. Mais les frégates qui les accompagnaient firent la capture d’un bon nombre de navires caboteurs, et, comme conformément aux règles de service elles étaient considérées comme dépendant de la flotte, le produit de leurs prises était réparti au marc le franc. Mon père fut ainsi à même d’envoyer à la maison des sommes suffisantes pour faire vivre le cottage et payer mon séjour à l’école que dirigeait M. Joshua Allen. J’y restai quatre ans et j’appris tout ce qu’il savait. Ce fut à l’école d’Allen que je fis la connaissance de Jim Harrison, du petit Jim, comme on l’a toujours appelé. Il était le neveu du Champion Harrison, de la forge du village. Je me le rappelle encore, tel qu’il était en ce temps-là, avec ses grands membres dégingandés, aux mouvements maladroits comme ceux d’un petit terre-neuve, et une figure qui faisait tourner la tête à toutes les femmes qui passaient. C’est de ce temps-là que date une amitié qui a duré toute notre vie. Je lui appris ses lettres, car il avait horreur de la vue d’un livre, et de son côté, il m’enseigna la boxe et la lutte, il m’apprit à chatouiller la truite dans l’Adur, à prendre des lapins au piège sur la dune de Ditchling, car il avait la main aussi leste qu’il avait le cerveau lent.
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