Petit Aigle-1

3038 Words
Petit Aigle La sérénité régnait sur le village en cette fin de nuit de mois d‘avril, mois de la lune des jeunes bisons. La chasse printanière fructueuse avait fourni à la communauté son compte de viande et suffisamment de peaux pour remplacer celles usagées des tipis, et l’hiver pas trop rigoureux suivi d’un printemps clément avaient facilité les déplacements. Aucune perte humaine n’avait endeuillé les familles qui s’étaient réjouies plutôt des naissances multiples qui avaient eu lieu. Pourtant, alors que chacun aurait dû être ravi de toutes ces bontés envoyées par Maheo le Grand Esprit des Cheyennes, les cœurs étaient lourds. Refusant obstinément d’aller croupir dans les maudites réserves, les Cheyennes continuaient d’évoluer librement comme par le passé sur des terres aujourd’hui « concédées » par le gouvernement blanc, faisant fi des traités établis leur interdisant d’attaquer les forts militaires, des tribus ennemies, des fermes isolées, des convois de pionniers ou le chemin de fer, ce qui leur valait d’être déclarés « Indiens hostiles » et du fait chassés, traqués sans merci à présent. Or, ce n’étaient pas les irréductibles chefs Sitting Bull (Taureau Assis) et Crazy Horse (Cheval Fou) de la grande nation sioux qui montraient l’exemple de la soumission, au contraire, bien qu’une partie des ethnies de cette tribu ait fini de guerre lasse par gagner les réserves, eux préconisaient la résistance par tous les moyens. Sitting Bull exhortait ses guerriers par ces mots : « Écoutez jeunes hommes. N’épargnez personne. Qui que vous rencontrez, tuez-le, et prenez son cheval. Ne laissez vivre personne ! Ne sauvez rien ! » Alliés depuis longtemps à la majorité des clans sioux, les Cheyennes suivaient ces propos à la lettre. « Pas de quartier » aurait pu être la devise du clan du chef Fils d’Aigle. Aucun Blanc sur leur chemin n’avait la vie sauve. Malheureusement pour eux, ce comportement particulièrement sauvage et rebelle leur valait de n’être plus tranquilles nulle part, les mesures de répression devenant toujours plus sanglantes. Jusqu’ici, ils devaient y avoir échappé grâce à la grande vigilance de Fils d’Aigle qui postait en permanence des guerriers autour du camp et dépêchait des éclaireurs de tous côtés qui revenaient à bride abattue prévenir du danger. De plus, des chevaux restaient attachés jour et nuit auprès des tipis et l’on dormait tout habillé, mocassins aux pieds. Cependant, combien de temps encore la vindicte des soldats les épargnerait-elle ? Les dernières lueurs du feu éclairaient d’un chaud éclat orangé les deux êtres qui dormaient l’un près de l’autre. Brusquement, la jeune femme s’éveilla sous le coup de dague d’une douleur aiguë au ventre. Elle gémit légèrement mais savait ce que c’était. L’heure était venue. Elle s’assit avec lenteur. Doté d’un sommeil léger surtout en ces temps incertains, Fils d’Aigle ouvrit les yeux aussitôt, puis posa son regard de jais sur cette ravissante femme blanche, sa femme, appelée Edwina chez ceux de sa race, surnommée Soleil ici, en raison de sa longue chevelure qu’elle avait naguère dorée, teinte en noir dorénavant par prudence. Edwina sentit la pression de sa main sur son épaule et cette pression formulait une question à laquelle elle répondit sans qu’il ait besoin de demander. - Notre enfant veut voir le monde, émit-elle dans un murmure, en repoussant la peau d’ours qui la couvrait. Elle se leva. Accoucher seule, loin du village la terrorisait. Cela faisait presque deux ans qu’elle avait été capturée avec sa mère par les Cheyennes, suite à des représailles où Fort Adams était tombé. Le général, son père, qui commandait le fort avait perdu la vie, ainsi que son mari et ses deux sœurs. Incapable de supporter la rude vie nomade des Indiens, sa mère était morte le premier hiver. Mais la jeune femme, elle, s’était adaptée après bien des souffrances physiques et morales. Très vite elle fut acceptée au sein de la tribu grâce à son courage, son endurance, sa bonté de cœur. Et Fils d’Aigle, qui aux premiers instants la maltraita passablement, parce que téméraire et insoumise, apprécia à sa juste valeur sa bravoure, sa vaillance, sa dignité indiscutable à travers l’épreuve cruelle qu’il lui fit subir, parce qu’elle l’avait défié. Dès lors, son attitude envers elle changea du tout au tout. Il en tomba amoureux et le jour où ses sentiments furent partagés, il ne tarda pas à la prendre pour épouse. Depuis, ils vivaient tous les deux un amour sans faille. Néanmoins, bien qu’elle soit aussi dure à la tâche que les autres femmes et qu’elle n’ignorât plus rien des coutumes, l’accouchement solitaire lui apparut toujours comme une épreuve terrifiante. Mais le moment était arrivé, elle devait faire face. Levé à son tour, son époux s’approcha d’elle tandis qu’elle rassemblait des affaires : Deux couvertures, une pour elle, une pour le bébé, un sac en cuir contenant une sorte de bourre de coton que produisait une plante spécifique qui servirait de garniture pour elle et l’enfant, une gourde remplie d’eau, du tissu, son couteau. - Je t’accompagne, Soleil, déclara-t-il, la nuit n’est pas achevée, il serait imprudent de te laisser sans protection. Sais-tu où aller ? - Dans la sente de l’arbre mort, répondit-elle, la voix altérée par une forte contraction qui la contraignit à se plier en deux. Malgré tout, un immense soulagement l’envahit. Il venait avec elle, et bien qu’il se tînt à l’écart, elle ne serait pas complètement livrée à elle-même. Il ramassa le paquetage, saisit sa carabine et sortit, suivi de son épouse. Dehors, Invincible, le poney favori de son maître dormait, couché, non loin du piquet où il était attaché. Celui-ci le chargea des affaires, l’obligea à se lever, le détacha. Il grimpa sur son dos en voltige et tendit la main à sa compagne pour la prendre en croupe, puis ils se mirent en route au pas. Au-dessus d’eux la nuit étendait son dôme noir piqueté d’étoiles, mais à l’est l’horizon pâlissait. Le ciel était limpide, la journée promettait d’être belle et l’air frais embaumait la terre humide, la mousse, l’herbe nouvelle, les berges foisonnantes de fleurs sauvages du Missouri qui déroulait ses méandres d’argent à une portée de flèche du camp. Le village était calme en cette heure précoce, ils ne rencontraient âme qui vive, à part les chevaux près des tipis. Des feux épars couvaient sous la cendre en attendant que les vieilles femmes qui en avaient la charge, se rendant encore un peu utiles par ce travail, viennent les ranimer. À chaque douleur qui tourmentait le corps de son épouse, Fils d’Aigle la sentait se raidir et des plaintes sourdes qu’elle avait du mal à retenir franchissaient ses lèvres. Il mit Invincible au trot. Rapidement ils furent à la lisière du village où patrouillait une dizaine de guerriers. À une centaine de mètres de là, l’arbre mort, un frêne gigantesque étendant ses ramures squelettiques dans l’aube naissante leur apparut distinctement. Le temps d’un court galop et ils parvinrent à proximité de son tronc noueux, tordu, d’où partait une sente abrupte qui descendait jusqu’au fleuve, bordée d’arbrisseaux parés d’un délicat feuillage vert tendre. Ils s’y engagèrent. À la moitié du parcours, Edwina indiqua sur la gauche un fossé tapissé de mousse et d’herbe sèche rase, en forme de nid, caché en partie par des buissons d’airelles, ombragé par un aulne. Venue ramasser du bois mort avec sa belle-sœur, Joli Sourire, quelques jours auparavant, elle avait repéré cet endroit accueillant. Immédiatement il lui avait plu et elle avait souhaité pouvoir mettre son enfant au monde ici. Pouvait-elle être mieux exaucée ? Elle l’était, oui, au-delà même de ce qu’elle avait espéré puisque Fils d’Aigle, ce beau guerrier, fier, valeureux, ce chef indomptable, cet homme qu’elle chérissait plus que sa vie était là, avec elle. Sa présence l’aiderait, la soutiendrait. Il sauta du poney, l’aida à en descendre, débarrassa l’animal des paquets qu’il déposa à terre. Son regard alla du nid végétal à Edwina. L’anxiété se lisait dans ses yeux de jade. Doucement, il l’attira dans ses bras. - Je reste là, tout près, chuchota-t-il, que ton cœur s’apaise. - Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, dit-elle, au bord des larmes. Chez les Blancs les femmes sont assistées. J’admire les femmes indiennes, elles sont particulièrement courageuses, plus que moi. Fils d’Aigle prit son visage entre ses mains, embrassa tendrement ses lèvres en murmurant : - Courageuse, tu l’es autant qu’elles, tu le sais et tu vas l’être cette fois encore. Va petit oiseau, je ne bouge pas d’ici. Mais si cela se passe mal, imite le cri du pigeon et j’irai chercher ma mère. Edwina accepta d’un signe de tête et récupéra son chargement, mi-réconfortée, mi-désemparée. Elle étala l’une des couvertures dans le creux de ce lit moelleux, puis disposa tout ce dont elle allait avoir besoin à portée de main. Les oiseaux commençaient à gazouiller dans les branchages en même temps que le ciel se colorait des tons pastel de l’aurore. Le soleil incendierait bientôt les collines mauves qui se découpaient dans le lointain. À demi ? étendue, la jeune femme remonta haut sa robe de daim sur son ventre, éparpilla un peu de la garniture entre ses cuisses, secouée par une contraction d’une violence telle qu’elle s’empressa de déchirer un bout de tissu et de mordre dedans car elle ne retiendrait plus ses cris longtemps. Et c’est ce qu’il fallait éviter. Des cris risquant d’alerter un éventuel ennemi, la discrétion s’imposait en toutes circonstances. Les Indiennes, en général, accouchaient silencieusement. En sueur, perdue dans une mer de douleurs, elle ne distinguait plus rien autour d’elle, n’entendait plus aucun bruit, le monde s’effaçait, ne demeurait que la souffrance, un univers de souffrance. Le temps s’immobilisa, elle en perdit jusqu’à la notion… Pendant ce temps, assis sur une souche d’arbre, Fils d’Aigle sculptait avec son couteau à scalper un canoë miniature dans un morceau de bois. Seulement séparé de sa compagne par un rideau de hautes herbes qui s’inclinait sous le souffle d’une légère brise, lui parvenaient ses plaintes, ses halètements de petit chien blessé, sa respiration plus régulière lorsque les tourments de l’enfantement lui accordaient une trêve. Nombreuses étaient les réflexions qui le taraudaient et contradictoires. D’un côté, l’immense bonheur d’avoir créé la vie, de devenir père, de protéger ce petit être fragile, de le voir s’épanouir plus tard. Et d’un autre, justement, y aurait-il un plus tard ? Le futur s’annonçait si sombre. Alors sa joie retombait et la tristesse prenait le pas sur elle. Mais soudain, au milieu de ses funestes pensées, une sorte de miaulement, de vagissement nettement reconnaissable se fit entendre. À nouveau ses traits s’illuminèrent, son cœur battit plus vite, ses yeux brillèrent un peu trop. L’enfant était né. Edwina souriait. Elle revoyait le ciel d’un bleu lumineux maintenant, elle réentendait les oiseaux, les stridulations des grillons, le murmure soyeux du Missouri en contrebas, elle sentait la caresse du vent sur son visage. Elle était heureuse au point que son cœur en était douloureux et qu’il lui semblait prêt à éclater dans sa poitrine. Là, dans ses bras, s’agitait ce petit bout avec qui elle avait si durement bataillé. Mais quelle récompense ! Son regard attendri s’attardait sur sa frimousse ronde au crâne garni d’un duvet noir fourni, ses menottes qui battaient l’air, sa minuscule bouche semblable à une cerise qui s’ouvrait sur des cris furieux. Qu’il était mignon ! Qu’il lui donnait envie de rire ! Cependant, il devait impérativement se taire, et pour ce faire, Edwina, à contrecœur, parce que dangereuse, dut recourir à la méthode radicale qu’employaient les mères indiennes. Elle couvrit sa bouche d’une main et de l’autre lui pinça le nez. Plusieurs fois de ce traitement rigoureux suffisaient pour que les bébés apprennent à ne pas pleurer. Il en allait de la sécurité des tribus, de tout temps, que leurs déplacements ainsi que les emplacements des villages, notamment la nuit, demeurent dans l’anonymat. Précautionneusement elle posa l’enfant sur la couverture, coupa le cordon d’un coup de couteau, le noua, puis à l’aide d’un tampon de tissu imbibé d’eau nettoya le charmant corps potelé du nouveau-né qui se laissait faire en babillant. Ensuite, la jeune femme réunit ses affaires et enveloppa son fils dans la couverture qui lui était destinée. - Mon tout-petit, fit-elle à mi-voix, en le soulevant de terre, mon tout-petit. Viens, il est temps de te présenter à ton père. Mon tout-petit, mon petit aigle. Il va être si heureux d’avoir un fils. Tu sais mon petit homme, tu as le plus beau père de la Terre. C’est un grand guerrier, courageux, comme tu le seras toi, mon enfant. Fils d’Aigle qui écoutait son épouse, souriait. Ses éloges le flattaient mais il était avant tout, ému et fier d’elle, fier de cet adorable chérubin qu’elle lui mit dans les bras, et tellement joyeux tout à coup. -Ô Soleil, ma tendre compagne, murmura-t-il, mon cœur s’envole avec l’aigle dans les nuages. Je t’aime tant ma douce femme. Merci de m’avoir donné un fils aussi beau. Je t’ai entendue l’appeler petit aigle, eh bien ce sera son nom jusqu’à ce qu’il en change à son premier exploit. Il déplaça l’enfant sur un bras et de l’autre enlaça Edwina qui se blottit contre sa poitrine, des larmes plein les yeux. Serrés l’un contre l’autre, ils s’accordèrent une parenthèse de tendresse, se confiant leur joie, leur émotion commune, se chuchotant des mots d’amour. Et puis ils reprirent la route du village sous un soleil à la tiédeur agréable, prolongeant délicieusement l’intimité à laquelle ils venaient de communier. Lorsqu’ils mirent pied à terre devant leur tente, une grande effervescence régnait dans le camp où chacun vaquait à ses occupations. Mais Edwina n’entra pas chez elle. Elle se dirigea droit sur la demeure de son amie Cornes de Lune. Mère pour la seconde fois d’une petite fille de quelques semaines, celle-ci lui avait proposé spontanément de lui servir de nourrice le temps que s’opère sa montée de lait. La jeune femme la trouva en train de racler une peau d’antilope sous l’œil attentif de sa fille aînée âgée de six hivers. - C’est un garçon, il se nomme Petit Aigle. L’information fut émise par Edwina d’une voix éteinte. Vidée de ses forces, fébrile, tremblante, la jeune femme se sentait incapable d’entreprendre ses activités habituelles. D’ailleurs, durant ces deux derniers mois de grossesse, elle s’était vue contrainte de faire appel à sa belle-mère pour l’aider dans son travail quotidien. Elle vouait une admiration sans borne à ces femmes qui reprenaient comme si de rien n’était leur labeur dès que l’enfant était né. Cornes de Lune en était le vivant exemple. De quelle essence étaient-elles conçues ? Forte et endurante, elle l’était de nature et l’éducation virile qu’elle avait reçue de son père avait encore décuplé ces qualités, ainsi que l’existence souvent difficile qu’elle menait ici, mais là c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle aurait donné n’importe quoi pour aller dormir. Cornes de Lune qui l’observait devinait son état de fatigue aux cernes mauves qui intensifiaient l’éclat vert de ses yeux magnifiques. Des yeux de chat qui hypnotisaient son époux. Malgré tout, parfaitement indianisée, rien dans son attitude ne trahissait sa lassitude extrême. - Va te reposer, petite sœur, lui proposa-t-elle, je te ramènerai Petit Aigle après la tétée pour que tu puisses le montrer à Source des Grands Pouvoirs. Edwina baissa la tête, gênée ; ce que voyant, la jeune Indienne ajouta : - N’aie pas honte, Soleil, nulle n’est à l’abri d’une défaillance, nous ne sommes pas tous fabriqués de semblable façon. Un pauvre sourire sur les lèvres, Edwina balbutia un vague merci en virant sur ses talons et gagna son habitation à la fois découragée par les corvées qu’il lui faudrait exécuter en dépit de l’épuisement qui l’anéantissait, ainsi que par la visite au vieux guérisseur, homme-médecine ou chaman comme on désignait ces personnes selon les tribus. Il soignait à merveille, Edwina le savait d’expérience, mais avant tout devin, il lisait au tréfonds des âmes comme dans un livre et son regard pénétrant la faisait frissonner. Aux abords du tipi, Invincible broutait rattaché à son piquet. Son maître, lui, se trouvait chez Source des Grands Pouvoirs avec qui il souhaitait s’entretenir avant que son épouse le rejoigne. Le battant de cuir rabattu derrière elle, la jeune femme fut grandement surprise de découvrir qu’un feu ardent réchauffait l’intérieur de la tente, tout en léchant allègrement le fond de la marmite en fonte (nouveauté que l’on se procurait dans les innombrables cabanes de troc tenues par des Blancs) dans laquelle mijotait une soupe de viande agrémentée de racines, de baies d’amélanchier et d’herbes aromatiques, d’où s’échappait un appétissant fumet. Une conséquente provision de bois siégeait près du foyer. Et, étalée sur les fourrures de la couche conjugale, une robe de daim toute neuve superbement frangée et brodée de perles multicolores n’attendait qu’un essayage, à l’instar du solide berceau spécialement conçu pour le transporter partout, même à cheval, trônant à un pas du lit parental, n’attendait que le nourrisson. Le petit canoë de bois confectionné par son père, déposé à l’intérieur, serait son premier jouet. Ces attentions d’une extrême gentillesse étaient le fait de Fille Intrépide, sa belle-mère. Qu’elle semblait loin l’époque où les deux femmes se vouaient une haine farouche ! Où la belle-mère s’était vengée de l’insolence de sa bru en la châtiant sauvagement dans la froidure de l’hiver. Ce qui aurait pu avoir pour conséquence de renforcer les hostilités. Il n’en fut rien, et, à la prière de Fils d’Aigle, les deux belligérantes avaient au bout du compte signé une paix définitive, à la satisfaction générale car leur mésentente affligeait l’ensemble de la communauté. Par la suite, elles apprirent à s’apprécier et une véritable affection naquit entre elles… Reléguant ses souvenirs, Edwina réintégra le présent. Elle avait fait sa toilette et c’est avec un plaisir sans pareil qu’elle enfila la souple robe neuve, tannée avec un soin si particulier qu’on aurait dit du velours. Fille Intrépide lui faisait un don somptueux. Rompue mais détendue, heureuse, elle s’étendit au milieu des peaux de bêtes et ne tarda pas à sombrer dans un sommeil de plomb… Dormit-elle longtemps ? Elle n’en eut aucune idée. Ce sont les appels mêlés de deux voix féminines à l’extérieur qui la ramenèrent à la réalité. À son invitation à entrer, Cornes de Lune et Fille Intrépide pénétrèrent dans la tente l’une derrière l’autre. Edwina les regarda venir à elle assise sur sa couche, elle n’avait pas le courage de se lever. Petite mais bien proportionnée, un visage rond avenant encadré de tresses décorées de perles, Cornes de Lune parla la première en lui tendant le bébé. - Ma sœur, voilà ton fils Petit Aigle, c’est un nom qui lui convient à la perfection. Il est vigoureux et vorace comme ce bel oiseau. Il refusait de quitter la mamelle. J’espère que Source des Grands Pouvoirs lui conservera ce nom. Edwina sourit. - Je le souhaite également, dit-elle, émue, et je te remercie de si bien t’en occuper. J’ai hâte de te libérer de cette obligation. - Ce n’en est pas une Soleil, tu le ferais pour moi aussi. Je te laisse. Edwina acquiesça mais elle était déjà partie. Seule avec Fille Intrépide, la jeune femme ne put s’empêcher de l’admirer. À cinquante-six hivers, elle conservait un visage à l’ovale parfait à peine griffé de quelques rides au coin de ses yeux en amande, des lèvres pleines qui dévoilaient quand elle souriait des dents à la blancheur éclatante. Et ce port altier, volontiers hautain dont elle ne se départait jamais qui dénotait ses origines aristocratiques. Fille Intrépide était, en effet, princesse dans la tribu sioux Miniconjou dont elle était native. Quelle beauté, songeait Edwina en l’observant. Beauté dont ses deux enfants, Fils d’Aigle et son frère Thitpan, avaient hérité trait pour trait. La mère de son époux prit place à ses côtés. Toujours vêtue et coiffée avec soin, elle portait une robe richement brodée et ses longues tresses brunes filetées d’argent dégageaient un suave parfum floral. D’instinct, elle sentit que la jeune femme avait besoin de réconfort. Elle lui ouvrit les bras et Edwina s’y réfugia comme une petite fille.
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