Chapitre 13

3086 Words
Quelques minutes plus tard, après que chacun s’en fut allé se coucher, laissant à Lydia le soin de veiller sur le petit François, à qui l’on avait administré un calmant, Fanny vint rejoindre son mari. Elle le trouva dans sa chambre, prostré au fond d’un fauteuil, les coudes aux genoux, la tête entre ses poings, les yeux fixes. – Ne vous frappez pas, darling, lui dit-elle, en lui donnant une tape sur l’épaule. Allons, Djack ! réveillez-vous, vous aussi, de ce mauvais rêve. J’ai interrogé la petite Germaine et je sais maintenant la vérité sur « la blessure à la tempe » ! – Ah ! Eh bien ?… soupira Jacques en levant vers elle un visage effaré comme elle ne lui en avait jamais vu. – Eh bien, c’est Germaine qui avait raconté à son frère le « détail de la blessure à la tempe ». Et elle connaissait elle-même ce détail pour avoir écouté aux portes, tantôt à son retour de promenade avec Lydia. Elle est venue jusqu’ici pour avoir des nouvelles de son frère et elle a entendu Mme Saint-Firmin qui vous faisait part de ses apparitions. Elle ne put se retenir dans la soirée d’en parler à François, car la conversation qu’elle avait surprise venait corroborer les histoires insensées de cette autre folle d’institutrice : c’était donc à Mme Saint-Firmin que le mort avait parlé et était apparu ! et Mme Saint-Firmin racontait que le mort avait une blessure à la tempe !… Y êtes-vous, maintenant ?… Et elle ajouta : « Quand on voit l’effet que les imaginations de Mme Saint-Firmin produisent sur un homme comme vous, Djack ! on ne doit pas s’étonner qu’un petit garçon, qui a failli être asphyxié par le gaz dans la journée, ait des cauchemars le soir, croit voir des fantômes la nuit et pousse des cris comme si on l’égorgeait !… Mais voici tout rentré dans l’ordre encore une fois. Dieu merci !… – Mais nous partons toujours demain ! implora Jacques, qui avait écouté les explications de Fanny avec le soulagement visible d’un homme qui, ayant failli étouffer, retrouve le libre jeu de ses poumons. – Oui, nous partirons et nous emmènerons non seulement Jacquot, mais encore François et Germaine. Il faut soustraire les enfants à tous ces ridicules souvenirs !… Quand ils seront débarrassés de Mlle Hélier et éloignés de la Saint-Firmin… ils ne penseront plus à leur fantôme, et il faut espérer que nous ferons comme eux. Ici, nous étions tous en train de devenir fous ! Moi-même, je me sentais influencée. Je devenais comme vous, Djack : le moindre mot que je ne pouvais m’expliquer sur-le-champ prenait des proportions surnaturelles… c’est comme ce bruit dans le couloir, le craquement que nous avons entendu… – Écoute !… Pour Dieu, écoute !… Il s’était dressé de nouveau, il lui avait saisi le poignet ; il la maintenait immobile pour qu’elle écoutât, elle aussi, et il paraissait plein d’horreur de ce qu’il entendait et de ce qu’elle n’entendait point. Elle voulut le rassurer immédiatement. – Mais je n’entends rien ! Jacques, je t’en supplie, calme-toi !… Je n’entends rien !… Il n’y a rien !… Il resta encore un instant aux écoutes, puis sa main desserra son étreinte et Fanny retira son poignet endolori. Alors, il la regarda et elle fut épouvantée de l’horreur qu’elle lut dans ses prunelles, et il lui dit, dans un souffle : – Tu n’as pas entendu un bruit de chaîne ? Elle secoua la tête. « Un bruit de chaîne, continua-t-il, qui se traînait doucement sur le parquet ? – Où ?… – Ah ! où… voilà ce qu’il faudrait savoir !… Un bruit de chaîne qui se traînait autour de nous, quelque part !… – Quelque part, dans ton oreille, Jacques !… dans ton oreille ! seulement dans ton oreille et dans ton cerveau !… Oh ! prends garde à toi !… prends garde à toi !… Cette Marthe nous aura apporté ici la folie, si ça continue, Jacques, prends garde à toi !… – C’est vrai ! fit Jacques en se passant la main sur le front… Il faut faire attention à soi… Il ne faut pas devenir fou !… Mais il tressaillait au moindre bruit, et c’est ainsi que le son de la petite pendule de Boulle qui sonnait deux heures du matin dans le boudoir le fit frissonner. – Ce que tu as cru entendre, dit alors Fanny, c’est certainement le déclenchement du ressort qui se produit toujours quelques instants avant qu’elle sonne… – C’est bien possible ! répondit-il, mais ça ne ressemblait pas du tout à ce bruit de déclenchement, c’était comme une chaîne… une chaîne que l’on traîne à son pied… oui, oui, je sais ce que tu vas dire encore, une illusion !… c’est bien possible !… Je te dis que c’est bien possible ! tout est possible maintenant… maintenant que je ne peux pas me débarrasser de cette idée qu’elle a amené le fantôme avec elle, dans le château, et qu’elle est repartie en nous le laissant !… Oui, il me semble qu’il est là, qu’il nous voit, qu’il nous écoute, et qu’il s’amuse à nous épouvanter avec son bruit de chaîne… – Mon Dieu ! Où allons-nous ?… Où allons-nous si tu crois à la réalité du fantôme ? soupira Fanny… – Je ne te dis pas que je crois à la réalité du fantôme… je n’en suis pas tout à fait là… mais une idée de fantôme dont on ne peut pas se débarrasser, c’est aussi réel que le fantôme lui-même, vois-tu ?… puisque déjà je l’entends !… Alors, j’ai la terreur atroce de le voir !… Et qu’est-ce que ça me fait que le fantôme ne soit pas réel si je le vois ! si je le vois, moi, réellement !… Pour moi, il ne peut pas être plus réel !… Je te dis qu’André ne me quitte plus !… J’ai entendu la chaîne qu’il traîne à son pied, tout à l’heure… je l’ai entendue aussi bien que Marthe a pu l’entendre… mais je t’affirme, ma chérie, je te jure, que si je vois André comme elle le voit, elle, avec sa blessure à la tempe… eh bien ! j’en mourrai !… Cela je ne pourrai pas le supporter !… Non ! non ! je ne le pourrai pas ! Elle ne lui répondit même point, tant elle était anéantie de le voir réduit à cet état… Et il y eut entre eux un effrayant silence tout rempli de la présence du mort ! Et, tout à coup, au loin, dans la nuit, les chiens se mirent à hurler à la mort !… C’était une lamentation si lugubre, un hurlement si sinistre, une plainte si désespérée, une douleur si humaine dans la gorge des bêtes à la gueule tendue vers la lune, que Fanny elle-même en eut la sueur au front !… Il se prirent tous deux leurs mains moites et ne se lâchèrent que lorsque les chiens se furent tus. C’est Jacques qui parla le premier : – Les chiens auraient vu passer le fantôme d’André dans le parc ou glisser le long d’une fenêtre du corridor, qu’ils n’auraient pas mieux aboyé pour ma peur, dit-il. Je voudrais bien que cette nuit fût achevée… Je n’en puis plus… La lumière seule du jour me guérira… – Eh bien ! secoue-toi un peu en attendant la lumière du jour ! Tu voulais aller travailler !… Tu dois avoir des tas de choses à faire si nous voulons partir demain… Descendons ensemble dans tes bureaux, veux-tu ? supplia-t-elle. – Ça non !… ça, par exemple, non !… Je ne veux pas sortir avant le jour dans les corridors !… C’est effrayant ce que je vais te dire : J’ai peur de le rencontrer ! Écoute !… Ah ! écoute, cette fois !… Entends-tu ?… entends-tu ?… Cette fois, elle trembla, elle aussi, et elle répondit à voix basse : – Oui, silence !… J’entends !… Et, deux minutes, ils restèrent ainsi, ne bougeant pas plus que les statues… Alors, comme ils n’entendaient plus rien, ni l’un ni l’autre : elle dit : – C’est vrai qu’il y a comme un bruit de cliquetis de chaîne… – Ah ! tu vois !… tu vois !… – Oui, mais je ne suis sûre de rien… Le bruit ne s’est pas renouvelé… et puis, après tout, il peut être très naturel… nous en chercherons la cause demain… et nous en rirons peut-être après l’avoir trouvée… C’est un bruit qui peut venir du dehors, un gond de porte qui grince, la chaîne d’un cadenas balancée par le vent… – Il n’y a pas de vent ! dit-il. Comme si le ciel eût voulu lui donner un immédiat démenti, le vent s’éleva aussitôt et ils furent stupéfaits d’entendre si vite sa voix lamentable aboyer aux fenêtres et s’engouffrer dans les vastes cheminées. Et les chiens se remirent, dans le même moment, à hurler à la mort ! Et ce fut un concert si triste que Jacques se boucha les oreilles. Mais tout à coup, Fanny lui arracha les mains des oreilles. – J’ai entendu le bruit de chaîne ! dit-elle… Et ce bruit est dans l’appartement… je te dis que quelque chose a remué dans ta chambre… – Ah ! c’est toi, maintenant, c’est toi ! Tu vois que je ne suis pas si fou !… C’est le fantôme qui se promène !… Il est dans ma chambre !… – Où est ton revolver ? demanda Fanny, la gorge sèche, la voix sifflante. – Ah ! oui, mon revolver !… Tu as raison !… On ne sait jamais !… Et si je vois le fantôme, tu sais, je tire !… Je tire dessus comme sur un chien !… – Je n’entends plus rien ! mais, certainement, reprit Fanny qui maintenant, croyait à un danger réel… certainement que quelqu’un a remué dans ta chambre… – Attends ! je vais chercher mon revolver… Il est dans le tiroir de la table du cabinet de toilette… C’est le revolver qu’André a laissé !… Je tirerai sur le fantôme avec son propre revolver ! hein ! qu’est-ce que tu dis de ça ?… ça le fera peut-être fuir !… et il ricana comme si déjà toute raison l’avait abandonné. Brusquement, il ouvrit la porte du cabinet de toilette. La pièce était plongée dans une demi-obscurité, uniquement éclairée par le rayon lunaire. Après une courte hésitation, Jacques s’enfonça dans l’ombre, tendant les bras vers la table où il était sûr de trouver le revolver. Fanny l’entendit, un instant, tâtonner, ouvrir le tiroir… puis… il y eut dans la petite pièce la formidable explosion d’un coup de revolver, un cri terrible et la chute d’un corps !… La jeune femme, d’un bond, fut dans le cabinet de toilette. Elle se heurta à un cadavre, celui de Jacques. Elle fut persuadée qu’il s’était suicidé. Mais au Dr Moutier et au professeur Jaloux, elle parla d’un accident. – Jacques, leur dit-elle, aura voulu prendre son revolver dans le tiroir de la table et le revolver lui aura échappé ; le coup est parti et l’aura frappé. L’arme fut, en effet, retrouvée, non loin du corps, sur le parquet. Pendant qu’elle donnait ces détails d’une voix égarée et entremêlait ses explications de sanglots déchirants, les domestiques avaient porté le corps sur le lit de Fanny et les médecins, après avoir coupé avec des ciseaux la chemise de Jacques, examinaient sa blessure. Ils constatèrent qu’elle était mortelle et que le malheureux du reste venait, à l’instant, de rendre le dernier soupir. La balle l’avait frappé au cœur. Quand elle sut qu’il n’y avait plus aucun espoir, la douleur et l’égarement de Fanny atteignirent au paroxysme. Elle se jeta sur cette dépouille encore chaude et l’appela des plus doux noms. Mais il ne répondit pas. Il était mort, mort, bien mort !… Et cependant elle ne pouvait le croire encore. En se tordant les mains, elle suppliait les « deux princes de la science » que le destin avait, comme par miracle, réunis chez elle cette nuit-là, de faire des choses impossibles pour lui rendre son mari. Elle se rappelait ce que le Dr Moutier avait dit dernièrement et se souvenait aussi des singulières paroles prononcées par le Dr Tuffier : Nous pouvons maintenant rendre la vie à un mort ! si nous nous y prenons à temps !… Après avoir renvoyé les enfants qui étaient, eux aussi, accourus en criant et jeté encore une fois à la porte Mlle Hélier qui, dans une circonstance aussi extraordinaire, aurait bien voulu se rendre utile et ne rien perdre de ce qui allait se passer, elle supplia les deux hommes de tenter l’opération. Mais ils n’avaient point l’air de comprendre ; et, devant l’embarras du Dr Moutier, mis, d’une façon aussi inopinée, dans un moment aussi tragique, « au pied du mur », elle lui jeta avec une rage délirante : – Charlatan ! Charlatan !… Vous êtes tous des charlatans !… Vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites ! Moutier, qui venait d’écouter le cœur du mort au stéthoscope se releva, très pâle : – C’est bien, madame !… Votre mari est mort !… Nous allons essayer de le ressusciter ! On venait justement de lui apporter sa trousse qu’il avait envoyé chercher à tout hasard dans sa chambre. Jaloux le regarda et murmura : – Pourquoi pas, après tout ? Déjà l’opération l’enthousiasmait, car il voyait tout le parti à en tirer pour La Médecine astrale, si par hasard elle réussissait. Mais, auparavant, il fallait être absolument sûr que celui qu’ils allaient opérer était tout ce qu’il y a de plus mort !… Lui aussi écouta le cœur au stéthoscope, pendant que le docteur demandait tout ce qu’il fallait, disposait ses linges, ses instruments et se lavait soigneusement les mains selon le rite aseptique. Jaloux se releva et, déposant le stéthoscope, dit : – Pour être mort, il est bien mort ! Le dernier organe qui meurt, c’est le cœur. Quand le cœur ne bat plus, c’est la mort ! Il est donc mort !… Vous avez vu, Moutier, que la balle doit être entrée dans le ventricule droit ?… – Vite ! Vite ! Vite ! suppliait Fanny dont l’agitation les gênait et qu’ils voulurent éloigner. Mais elle promit d’être calme et le devint instantanément, en effet, après avoir juré qu’elle se tuerait si le docteur ne parvenait point à rendre Jacques à la vie. L’opération commença. Les domestiques affolés s’étaient enfuis. L’idée que leur maître était mort et que les docteurs allaient tenter de le ressusciter les dépassait ; la femme de chambre, Lydia, la cuisinière se signaient comme si le diable était venu habiter, cette nuit-là, le château. Quand Moutier enfonça son bistouri pour la première incision sur la peau, il pensait qu’il n’y avait pas plus de cinq minutes que « son client » avait rendu le dernier soupir. – Si je réussis l’opération en dix minutes, fit-il, tout bas, à Jaloux, il y aura du bon !… Jaloux, qui l’éclairait en tenant une lampe au-dessus de la poitrine de Jacques, lui dit : – Tâchez de la réussir en cinq. Vous avez fait beaucoup de chirurgie autrefois !… – Oui, mais tout dépend de la place occupée par la balle… Et ils ne se parlèrent plus. Jaloux, voyant Fanny effroyablement calme, lui confia la lampe et se disposa à aider son ami. Déjà, après avoir ouvert un volet sur la peau et avoir « tourné » cette peau comme on tourne la page d’un livre, Moutier était arrivé sur le « gril costal ». Jaloux lui passait les pinces hémostatiques, destinées à arrêter toute hémorragie. Le docteur, armé du « costotum », se mit à scier la deuxième, la troisième, la quatrième et la cinquième côte, ouvrant ainsi un second volet qu’il tourna et rabattit comme le premier et sur le premier. Aussitôt, il incisa le péricarde, la membrane qui entoure le cœur et arriva au muscle du cœur lui-même. Comme l’avait pensé Jaloux, la balle était allée se loger dans l’épaisseur du muscle du ventricule droit, après avoir lésé le nerf « innervateur » du cœur, si l’on peut dire. Le cœur, en effet, s’était arrêté de battre, parce que ce nerf, qui a pour mission de dilater et de contracter, tour à tour, le cœur, avait cessé de fonctionner. Sans s’occuper d’abord de la balle, le docteur « alla au plus pressé », c’est-à-dire au fonctionnement du cœur. Il enfonça sa main dans le péricarde et prit le cœur à pleine poigne comme il eût fait d’une poire à vaporisateur et lui imprima les mêmes mouvements de contraction et de dilatation. Le moment était si solennel pour ces hommes de la science qui, avec la mort, allaient faire de la vie, que la respiration des trois vivants qui étaient là s’en trouvait comme suspendue… Ils attendaient pour reprendre leur souffle que le mort respirât !… les deux docteurs avec une anxiété au moins aussi aiguë, aussi douloureuse que l’angoisse purement sentimentale de la femme qui attendait la résurrection de l’être aimé. Le mouvement de contraction était des plus durs, et, répété régulièrement des plus fatigants, mais le Dr Moutier ne se lassait pas, pas plus que dans certaines circonstances d’asphyxie il ne s’était lassé d’opérer la traction rythmique de la langue… et, cependant, quelle différence entre les deux opérations : avec celle-ci, il arrachait un vivant à la mort, mais avec celle-là, il rendait un mort à la vie !… Et tout à coup, il lui sembla que la circulation revenait… elle revenait, elle revenait !… Jaloux constata avec un cri de triomphe les battements de la radiale !… Et Fanny eut une clameur sauvage d’espoir, car la face du mort se colorait !… Alors, tout se passa avec une rapidité inouïe : de la pointe de son bistouri, Moutier fit sauter la balle de sa prison musculaire, puis se mit a recoudre la lésion et, le point de suture terminé, à refermer les volets de chair et d’os, les rappliquant l’un sur l’autre, avec une précision mathématique qui devait permettre la soudure rapide, presque immédiate… Et le mort continuait à respirer !… – Madame, dit Moutier à Fanny d’une voix tremblante, votre mari revit !… Si aucune complication ne se produit dans l’état du ressuscité, il sera tout a fait guéri dans huit jours, et pourra se promener dans quinze !
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