Là-haut, un long coteau couvert de bois ferme l’horizon d’un rideau impénétrable.
Que se passe-t-il derrière ce rideau ? Là est l’ennemi sans doute, qui va essayer de déboucher sur notre droite pour prendre en flanc les fuyards.
Une reconnaissance est nécessaire.
Le détachement se forme, sous la commandement de Norbert.
Simon est sous ses ordres.
Ils partent, la pluie tombe un peu moins fort… le vent augmente… On a bon espoir que tout à l’heure les nuages se dissiperont et qu’on verra le bleu du ciel.
La grosse artillerie allemande hâte notre retraite, envoyant ses projectiles de plus de dix kilomètres. Nous n’avons rien pour lui répondre. Les dragons suivent un chemin encaissé où ils réussissent à se défiler entre deux haies. Encore des cadavres. Du reste, de temps en temps, un obus vient fouiller le sol, près d’eux et, sur leur gauche Robemont flambe, l’incendie activé par les rafales. La pluie cesse. À Meix, un bataillon de chasseurs est retranché. Le chef de bataillon dit à Norbert :
— Les Boches doivent être dans le bois… Inutile d’y aller…
— Nous avons des ordres… Nous devons rapporter le renseignement… Êtes-vous sûr ?
— Non… Jusqu’à présent le bois a été tranquille…
— En ce cas, nous allons voir…
— Alors, bonne chance, camarade.
— Merci, mon commandant.
Norbert a divisé son détachement. Une section, sous les ordres de Simon, pénétrera dans la forêt par les chemins de Bleid, Horchenet et Habergy… pendant que Norbert, avec l’autre, passera par la route de Gérouville… Ils parcourront ainsi l’est et l’ouest du bois et se donnent rendez-vous à la ferme de Saint-Léger, leur mission terminée. Les deux officiers se disent adieu, d’un léger signe de tête, sans un mot… Les détachements partent au trot. Dans la traversée de Bleid, c’est l’encombrement des fuyards, paysans et soldats. Puis, tout à coup, un obus, dans la grande et unique rue du village, tombe en pleine cohue, fait son c*****e parmi les hurlements et les imprécations, et des débris humains plaqués contre les murs, et des corps étendus en travers de la route, les uns pour toujours immobiles, les autres tordus dans la rage et la souffrance, marquent, autour d’un trou noirci, la place où l’obus a éclaté. Les dragons passent. Simon regarde ses hommes. Ils sont calmes, avec une flamme de colère dans les yeux. Dans un ravin, à deux cents mètres du bois, ils descendent de cheval… laissent deux hommes à la garde, et à pied, en rampant dans les blés qui n’ont pas été coupés, et que la pluie violente a couchés, ils essayent de gagner sous le couvert… Là-bas, à dix kilomètres, on dirait qu’on a deviné leur audace… Il faut bien cela, car aucun avion ne les survole et ils n’ont pu être repérés… Or, les canons allemands fouillent la forêt du nord au sud, de l’est à l’ouest… Les arbres frémissent et le sol tremble… Mais le commandant de chasseurs s’est trompé… Jusqu’à présent les Boches ne sont pas venus… Ils s’assurent, eux-mêmes, en la couvrant de projectiles, que les Français n’y sont pas retranchés…
Simon donne l’ordre à ses hommes de retourner au ravin… Il veut savoir où est l’ennemi… Il achèvera seul la reconnaissance…
— Mon lieutenant, dit le brigadier, voulez-vous de moi ?… Pourquoi vous hasarder seul ?
— Vous voyez bien, Lafosse, qu’il n’y a pas de danger… en dehors des obus… et moins nous serons nombreux, moins il y aura de casse…
Lafosse n’a pas l’air convaincu… Mais Simon coupe court en disant :
— Je te recommande mon cheval… Va m’attendre à la ferme de Saint-Léger… avec tes hommes… Et de la prudence… Aujourd’hui, il est inutile de se faire tuer.
Déjà Simon a disparu au détour d’un sentier… Au-dessus de lui, les branches sont déchiquetées par les projectiles, les feuilles s’abattent en nuages voltigeants, des arbres coupés net dégringolent avec des plaintes humaines… des branchettes, pas assez lourdes pour rejoindre le sol, demeurent parfois accrochées dans les bras des géants restés debout et forment ainsi des arceaux de verdure sous lesquels rampe la fumée des détonations…
Devant le versant nord et à la pointe ouest de la forêt, c’est la plaine onduleuse, dont le terrain présente comme des remous de vagues figées… Longuement, Simon observe… Les batteries ennemies se rapprochent pour occuper d’autres positions… Encore loin, çà et là, des masses grises mouvantes d’infanterie s’avancent par bonds et disparaissent… Les plis du terrain cachent les mouvements… le nombre. Simon avise, isolé dans la plaine, un arbre énorme, le Chêne-Parlant, en avant de la ferme de Saint-Léger… La ferme est dans un fond verdoyant, et tous ses bâtiments brûlent dans l’or pâle des moissons mûres… partout inclinées par les rafales. Le chêne serait un excellent observatoire… Simon parvient à se glisser jusqu’au pied. Le vieux tronc, fendu à plusieurs reprises par la foudre, offre des excavations où Simon appuie le bout de son brodequin et il s’enlève ainsi jusqu’à la première branche maîtresse. De là il gagne le faite… enveloppé de feuillage, et regarde avec sa jumelle… Alors, il domine, jusqu’à perte de vue, les vagues du sol tourmenté, et il voit… Jusqu’à perte de vue, il voit la terre grouillante de vermine grise… se coulant vers le sud dans une lente progression continue… En avant, les obus continuent de pleuvoir dans le bas et par-ci par-là, dans la plaine. À deux ou trois cents mètres derrière lui, les toits de Saint-Léger s’écroulent avec fracas… Et ravivées soudain, les flammes s’élancent avec une vigueur renouvelée…
Tout à coup, un sifflement rauque, et comme une déchirure du ciel…
En même temps que le sol est ébranlé et que le Chêne-Parlant est secoué par une force formidable, Simon est entouré par la langue de feu d’un volcan. Un obus de gros calibre a coupé la branche sur laquelle il est juché, a explosé, et quand la fumée se dissipe, Simon, inanimé, lancé comme un fétu, est accroché à une fourche du chêne, les jambes prises comme dans un étau, pendant d’un côté, la tête de l’autre… Quelques flammèches de l’écorce qui a pris feu se détachent et tombent autour de lui, étincelles rougeoyantes qui s’éteignent en touchant la terre.
Le drame a duré deux secondes.
Pourtant il a été vu…
Il a été vu par des tirailleurs allemands, à huit cents mètres… et parce qu’ils ont peur, sans doute, que l’arbre ne cache d’autres Français, pendant cinq minutes des salves viennent torturer les feuilles, casser les menues branches, en traverser d’autres, et, peu à peu, s’écroule sur le corps plié de l’officier toute une verdure de feuillage, pareil aux fleurs que des mains pieuses jettent sur les tombes.
Il a été vu également par les dragons de Lafosse.
Et ils ont poussé un cri de douleur et de colère…
Enfin, il a été aperçu par Norbert qui, au même moment, à la lisière du bois et jumelle aux yeux, s’orientait vers la ferme de Saint-Léger, point du rendez-vous, et venait, dans le Chêne-Parlant, de découvrir la silhouette de Simon.
Norbert avait vu l’explosion, le brusque enveloppement des flammes autour de l’arbre, et, tout à coup, l’officier projeté en l’air de son poste d’observation, retomber dans l’immobilité de la mort.
Son cœur se serre, dans une vive émotion…
— Ah ! mon Dieu !
Il ne plaint pas cette fin tragique… elle est celle d’un soldat.
Mais une hésitation lui vient, quelque chose comme un remords.
Et s’il avait accusé un innocent ?… Si vraiment cet acte atroce, ce meurtre de Rolande, ne s’était point passé, malgré l’évidence, comme lui, Norbert, l’avait cru et affirmé ?…
Et en son âme orgueilleuse, une grande pitié, en même temps que le remords.
Puis une autre pensée…
Simon lui avait dit :
« — Si je suis tué, tâchez qu’on ne laisse pas mon corps à l’ennemi… »
Et il lui avait recommandé de prendre les terribles papiers enfermés dans la pochette de cuir, secret de douleur et, sans doute, révélation du mystère.
Alors, répondant tout haut à la question qui montait de son cœur :
— Certes, fût-il coupable et n’eût-il reçu de moi aucune promesse, je ne laisserais pas son corps à l’ennemi…
Mais les dragons de Lafosse ont deviné son intention.
À cheval, ils partent à fond de train sur un plateau découvert, dans la direction du chêne.
Ils n’ont pas franchi cent mètres qu’une rafale de mitrailleuse, les fait tourbillonner sur place comme un coup de vent ramasse en trombe des feuilles mortes. La moitié des chevaux et des hommes gisent sur la terre… Des plaintes s’élèvent…
Ceux qui restent vont repartir…
Un ordre impérieux les arrête, lancé par un cavalier au galop :
— Descendez !… Faites coucher vos chevaux… Couchez-vous !…
C’est Norbert, indifférent aux balles qui sifflent et grondent autour de lui.
Il a laissé ses hommes à la lisière du bois et, seul, il est accouru en voyant le désastre… Les dragons obéissent… il y a là des fossés, des accidents de terrain, une haute luzerne… En une minute, tout a disparu, chevaux et cavaliers… La mitrailleuse fouille, s’acharne, cherchant les corps au ras du sol… coupant les herbes à quelques pouces des têtes… effleurant les casques qui rendent un son mat.
Et là-bas, dans le chêne, les projectiles continuent de faire tomber sur l’officier, immobile parmi les branches, des débris de bois, d’écorce et des feuilles vertes…
— J’irai seul, dit Norbert, et je le ramènerai…
— Mon lieutenant, tout seul, vous ne pourrez pas… fit le maréchal des logis.
— Et pourquoi donc ?
— C’est vrai, vous êtes fort, mais, pourtant, c’est notre affaire, à nous autres…
— Non.
— Alors, c’est bien, on veillera… Mais les Boches doivent se douter du coup, là-bas… Ils nous ont vus… Il croient peut-être que le bois est occupé par nous et qu’on leur prépare un traquenard… C’est précautionneux, cette vermine-là… Et il se pourrait bien aussi qu’ils aient reconnu un officier dans le chêne… et qu’ils essayent de l’avoir, vivant ou mort, à cause de ses papiers, notes et plans où ils trouveraient des renseignements utiles pour eux…
— Raison de plus pour ne pas tarder… Tenez-vous prêts derrière la ferme, quand je reviendrai — si je reviens — pour filer à grande allure… Combien de morts, tout à l’heure ?
— Trois tués et quatre blessés, mon lieutenant.
— Les blessés peuvent-ils monter à cheval ?
— Bien amochés… on essayera… Comptez sur nous, mon lieutenant… Mais si vous vouliez que je vous accompagne, je serais tout de même plus content…
— Merci… Je sais que vous êtes un brave garçon et l’occasion se retrouvera…
Norbert s’aplatit dans la luzerne et commença son périlleux voyage.
La luzerne longeait un étroit ruisseau, toujours à sec pendant l’été, bordé par-ci par-là de maigres touffes de broussailles hautes comme un balai de bouleau ou de genêts. Il s’y aplatit et rampa sur les mains et les genoux. Le tir de la mitrailleuse continua pendant quelques minutes encore, puis cessa… Norbert leva la tête… À deux cents mètres, le Chêne-Parlant gardait toujours le corps de Simon, plus visible maintenant dans son feuillage déchiqueté… Et Norbert remarqua que le ruisseau, par de nombreux méandres, passait à quelques pas de l’arbre… À part quelques obus qui tombaient loin derrière sur le plateau, silence complet. Ce silence des mitrailleuses était significatif.
— Ils ont envoyé des hommes pour s’emparer du cadavre et le fouiller…
Alors il regretta d’avoir refusé d’être accompagné.
Et il se hâta… Les berges du fossé le protégeaient complètement.
Il n’était plus qu’à quatre ou cinq mètres du chêne, et il arrivait à un coude brusque du ruisseau, près d’un aulne rabougri, déterré et déchiqueté par l’obus dont les éclats avaient enveloppé Simon, lorsqu’il cessa de ramper tout à coup.
Il avait cru entendre un bruit de branches cassées et de pierres déplacées, en avant, pas très loin de lui, de l’autre côté de l’aulne.
Tout bruit avait cessé… Néanmoins, il tira son revolver de l’étui, prêt à tout événement.