Chapitre 2La Toussaint était toujours une période de mélancolie et d’enchantement pour Mary Lester. De mélancolie car elle pensait plus ardemment à ses chers disparus, à sa mère, qu’elle n’avait jamais connue car elle était morte en la mettant au monde. C’était là une de ses grandes douleurs et elle préférait être seule pour mélancoliser à sa guise.
Elle ne manquait jamais de fleurir la tombe de ses grands-parents, qui l’avaient élevée et dont elle conservait un souvenir ému.
En cette période sacrée, toute intrusion extérieure aurait été très mal perçue. Ses amis le savaient, tout comme son patron, le commissaire divisionnaire Fabien, qui lui octroyait, sans qu’elle ait à la réclamer, une semaine de vacances à cette époque. Voilà pour la mélancolie.
L’enchantement était dans le fleurissement éclatant de la ville. À cette occasion les jardiniers municipaux se surpassaient. Au long de l’Odet qui traversait la ville, des jardinières suspendues aux rambardes de vieux fer pendaient d’extraordinaires touffes de chrysanthèmes aux riches couleurs où les ocres se mariaient à des bruns roux d’où jaillissaient comme des feux d’artifice des jaunes d’or éclatants ou de sanglantes inflorescences écarlates.
À marée haute, cette exubérante floraison se reflétait dans le vert des eaux saumâtres qui remontaient de l’estuaire.
Pour la circonstance, Mary ne bougeait guère de sa petite maison de la venelle du Pain-Cuit, sa fidèle amie Amandine était ravie d’avoir « sa » Mary pour elle toute seule et de pouvoir lui mijoter les petits plats dont elle avait le secret.
Pour autant elle restait discrète, mais pas inactive car, après avoir préparé un excellent déjeuner, fait la vaisselle et rangé la cuisine, laissant Mary à ses rêveries, elle s’affairait dans le jardin à préparer la terre pour les plantations de printemps.
Mary appréciait cet après-midi de détente dans son canapé, devant un feu de bois, en relisant les auteurs qui avaient enchanté sa jeunesse. Son héros favori, en cette période de méditation, était le capitaine Hornblower, passé par ses mérites – et par la grâce de Cécil Scott Fitzgerald, son père littéraire – de l’état de novice à celui d’amiral de sa Très Gracieuse Majesté.
Elle se rendait compte qu’il lui fallait toujours, fût-ce par personne interposée, de l’action, de l’aventure, des plaies et des bosses.
Avec les tribulations du cap’tain Hornblower, elle n’était pas déçue !
Elle ne lui trouvait qu’un défaut, celui de n’être pas français, mais bien sujet britannique, autrement dit notre ennemi héréditaire.
Mais baste, le temps des vaisseaux à trois ponts et à triple rangée de canons était loin et il y avait prescription. On ne montait plus à l’abordage du vaisseau ennemi le sabre entre les dents et désormais, quand on faisait la guerre, il fallait prendre bien garde à ne tuer personne !
Près d’elle, sur le canapé, Mizdu somnolait, apparemment heureux d’être auprès de sa maîtresse, ronronnant lorsque la main de Mary glissait sur son beau pelage noir. Qui l’aurait observé attentivement eût pu voir sa paupière s’ouvrir brièvement et son œil d’émeraude flamboyer le temps d’un instant. Il ne fallait pas se tromper, le grand chat était en veille, prêt au besoin à se transformer en machine de guerre pour défendre son périmètre.
Lasse de lire, Mary se leva, s’installa au piano et, après avoir fait quelques gammes pour délier ses doigts, elle attaqua la Sérénade de Schubert. Amandine, qui était dans le jardin, lâcha immédiatement ses instruments aratoires pour venir tendre l’oreille à la porte.
Elle était totalement sous le charme lorsque la sonnerie du téléphone vint interrompre cet instant de grâce. Agacée, Amandine se précipita dans la cuisine d’où provenait l’insistante sonnerie. Toute à sa musique, Mary n’avait pas entendu ou pas voulu entendre. Ce fut donc Amandine qui se chargea de répondre, d’une manière bien peu amène. Madame Lester n’était pas là… Non elle ne savait pas quand elle rentrerait, et d’ailleurs, appelait-on les honnêtes gens pendant leurs congés ?
Un ricanement déplaisant se fit entendre dans l’appareil et une voix rocailleuse laissa tomber :
— Holà, honnêtes, c’est vite dit !
Amandine sentit le rouge lui monter au front.
Elle riposta avec indignation :
— Vous n’êtes qu’un malotru !
Puis elle raccrocha rageusement et activa la fonction « silence » en marmonnant : « Tu peux toujours essayer de rappeler, espèce de… »
Elle ne précisa toutefois pas l’espèce à laquelle elle assimilait le jean-foutre qui lui avait gâché la Sérénade.
Mary, alertée par les éclats de voix, poussa la porte :
— Qui était-ce, Amandine ?
— Un grossier personnage ! dit sa vieille amie avec humeur. Un malotru qui ne s’est même pas présenté et qui a laissé entendre que vous n’étiez pas honnête !
Mary fronça les sourcils :
— Qui était-ce ?
— Je vous dis qu’il ne s’est pas présenté !
— Que voulait-il ?
— Il demandait après vous.
Puis elle ajouta, boudeuse :
— Je croyais que vous étiez en vacances !
Mary assura :
— Mais je suis en vacances.
— Alors on n’a pas besoin de vous téléphoner !
C’était catégorique. Pour Amandine, le téléphone était une machine infernale et sa sonnerie stridente préludait le plus souvent à un départ rapide de Mary pour une de ces expéditions dont elle revenait parfois un peu cabossée.
— C’était peut-être Yann, suggéra Mary.
Amandine balaya la suggestion :
— Yann ? Sûrement pas ! Il ne m’aurait pas causé comme ça, et d’ailleurs, j’aurais reconnu sa voix.
— Alors, peut-être mon père ?
— Le commandant ? Ah non ! Sa voix je la connais aussi, comme celle de Fortin et de monsieur Fabien.
Mary bâilla :
— Bah, on verra ça demain.
— Vous ne jouez plus ! déplora Amandine avec des trémolos dans la voix.
— Allez si, tiens, puisque c’est vous. Je vous joue le Nocturne de Chopin, et après, je m’accorde une petite sieste.