Chapitre 4Mary Lester prenait paisiblement son petit-déjeuner sous la véranda, une sorte de jardin d’hiver tout en profondeur dans lequel s’activait Amandine qui, s’étant elle-même instituée cuisinière, jardinière, secrétaire particulière, aurait pu être désignée sous le nom de « factotum » si cette fonction avait connu une forme féminine. Las ! Il n’y en avait pas, ce qui devait bien faire enrager quelques « chiennes de garde » entichées d’écriture inclusive et autres lubies « modernes ».
Depuis le temps des Incroyables et des Merveilleuses qui mettaient leur point d’honneur à ne plus prononcer les « r », chaque époque a connu ses extrémistes du langage. D’aucuns s’en irritaient, d’autres – et Mary en faisait partie – souriaient de cette nouvelle mode. Il suffisait d’attendre, celle-ci ne tarderait pas, comme toutes les précédentes, à sombrer dans le ridicule avec leurs « incoyables » et leurs « meveilleuses » du XXIe siècle.
Dans cet espace qui recevait le soleil toute la journée (quand le temps était beau), Amandine avait disposé des étagères où elle entreposait les plantes les plus fragiles qui n’auraient pas supporté les rigueurs de l’hiver.
Il y flottait un parfum composite de fleurs séchées auquel s’ajoutait le fumet de l’excellent café que dégustait Mary Lester en se régalant d’une délicieuse baguette beurrée toute chaude encore de sa sortie du fournil. Le petit-déjeuner était pour Mary Lester un moment sacré et il n’était pas question qu’on vînt la déranger avant qu’elle en eût terminé avec ce qui était presque une cérémonie.
Pourtant, comme toute règle a ses exceptions, ce jour-là un furieux se mit à tambouriner à la porte de la rue et il y allait de si bon cœur que son tintamarre parvint aux oreilles de Mary Lester.
Irritée, elle se leva, s’approcha de la source du bruit et regarda prudemment par l’œilleton aménagé dans la porte de grosses planches pour voir qui était le casse-pieds qui troublait sa quiétude.
À sa grande surprise, elle reconnut le commissaire Fabien et jugea, à son expression renfrognée, qu’il était fort contrarié. Que se passait-il donc pour que cet homme pondéré agisse de la sorte ? Un événement extraordinaire, à coup sûr !
Intriguée, elle libéra le verrou et ouvrit la porte. Fabien était à cran, il explosa :
— Enfin, c’est pas trop tôt ! Vous êtes sourdingue ou quoi ?
— Bonjour patron, lui répondit-elle d’une voix séraphique. Que se passe-t-il ? Il y a le feu au commissariat ?
— S’il s’était agi de feu, j’aurais appelé les pompiers ! dit-il sèchement.
— Très juste ! reconnut-elle.
Puis elle s’effaça :
— Mais entrez donc !
Après une hésitation il franchit le seuil en marmonnant :
— Pardon…
Sur ces entrefaites, Amandine qui revenait du marché arriva le panier au bras.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-elle à son tour en regardant le commissaire sans aménité.
Sa présence à cette heure matinale augurait mal de la suite de la journée. Il allait sûrement réquisitionner SA Mary pour quelque tâche probablement délicate mais à coup sûr dangereuse.
— Je croyais que vous étiez en vacances, ajouta-t-elle d’un ton acide en regardant Mary.
Mary soupira en regagnant la table :
— Moi aussi !
Elle posa sa main sur la tasse qu’elle avait délaissée quelques minutes pour venir ouvrir la porte au commissaire
— Amandine, voulez-vous me refaire un peu de café s’il vous plaît ? Le mien est froid.
Elle regarda Fabien qui semblait dans ses petits souliers.
— Je n’aime pas le café froid.
Elle ajouta à l’adresse d’Amandine qui s’était retirée dans la cuisine :
— Je suis sûre que le commissaire en prendra une tasse également.
Fabien grogna :
— Vous ne trouvez pas que je suis assez énervé comme ça ?
Amandine, qui n’appréciait pas la situation, glissa fielleusement :
— J’ai aussi du tilleul, ou de la verveine…
— Eh bien, Amandine ? la reprit Mary gentiment.
La tension qui était montée tout d’un coup baissa de deux crans. Le commissaire ne releva pas l’insolence et accepta l’invitation :
— Je vous remercie, un petit café, ça ira bien !
— Tout ça ne me dit pas, fit Mary toujours calme, les raisons de cette agitation matinale.
Le commissaire répondit vivement :
— Si vous aviez répondu au téléphone, vous n’auriez pas à poser la question.
— Pardon, objecta Mary, quand je suis en vacances je m’octroie le droit de couper ce maudit appareil. Est-ce interdit ?
— Bien sûr que non, mais vous avez répondu hier soir et vous avez envoyé sur les roses le major Papin !
Mary tombait du ciel :
— Moi j’ai envoyé quelqu’un sur les roses ?
— Le major Papin, parfaitement !
— C’est qui ce major Papin ?
— Le patron de la gendarmerie en pays bigouden.
Elle hocha la tête faussement admirative :
— Vous m’en direz tant ! Et il prétend que je l’ai envoyé sur les roses ?
La porte de la cuisine s’ouvrit et Amandine apparut, apportant sur un plateau un pot de café, une tasse et un sucrier.
— Ce n’est pas Mary qui a envoyé ce malpoli sur les roses, c’est moi ! affirma-t-elle d’un ton rogue.
Le commissaire la regarda, surpris. Jusqu’à ce jour, elle avait toujours été d’une extrême amabilité envers « Monsieur Fabien » comme elle l’appelait.
— Vous, Madame Trépon ? s’étonna-t-il.
Les mains sur les hanches, dans une attitude de défi, Amandine confirma crânement :
— Moi, parfaitement !
Elle servit le commissaire et demanda avec le plus grand naturel :
— Prendrez-vous une tartine beurrée ?
L’agacement du commissaire était tombé. Il soupira :
— Une tartine beurrée ? Pourquoi pas, après tout… Mais racontez-moi donc comment s’est passée cette conversation téléphonique.
— D’abord, il n’y a pas eu conversation, rectifia Amandine. Le téléphone de Mary a sonné et, comme elle était occupée, j’ai répondu. Une grosse voix m’a demandé : « Commandant Lester ? ». Alors évidemment j’ai dit non.
— Évidemment, répéta le commissaire.
— Notez bien, dit Amandine en dressant son index devant son visage, notez bien qu’il n’a même pas dit bonjour ! Est-ce que ce sont des façons ?
Le commissaire, qui venait d’être pris en flagrant délit d’incivilité – ça lui arrivait parfois mais seulement quand il était pressé –, concéda du bout des dents que non.
— Alors il m’a ordonné : « Passez-moi Lester, et grouillez-vous ! »
Elle avait croisé les bras sur son tablier bleu et fixait le commissaire.
— Tout ça sur un ton… Comme si j’étais son larbin. Je lui ai répondu sur le même ton que madame Lester n’était pas là, et qu’on ne dérangeait pas les honnêtes gens pendant leurs vacances. Et là, il a ricané, en sous-entendant que Mary n’était pas honnête ! Vous vous rendez compte ? Alors je l’ai traité de malotru et j’ai raccroché.
— Vous avez raccroché et éteint la sonnerie.
— Parfaitement ! assuma-t-elle toujours sur ce ton provocateur. Dame, la petite est en vacances. C’est pas souvent que ça lui arrive, reconnaissez-le !
Le commissaire répondit sèchement :
— Ça lui arrive comme aux autres, quand c’est son tour.
— Eh bien justement, là c’était son tour, donc elle n’avait pas à être relancée pour des affaires.
— Ça, ma chère amie, c’est encore à moi d’en juger ! affirma le commissaire avec autorité.
Mary avait suivi l’échange avec un petit sourire goguenard. Amandine tourna les talons et jeta :
— Bon, puisque vous n’avez plus besoin de moi, je retourne dans ma cuisine !
Et elle regagna très dignement la pièce voisine où elle dut s’activer avec vigueur car on entendit un bruit de casseroles malmenées.
— Elle n’est pas contente, constata Mary.
Le commissaire haussa les épaules :
— Qu’importe que madame Amandine Trépon soit contente ou pas…
Mary l’arrêta :
— Eh… vous n’êtes pas concerné ! Cuisinière fâchée, cuisine sabotée !
— Qu’est-ce que c’est que ce dicton ? demanda Fabien. Encore un de vos proverbes à la graisse de chevaux de bois ?
(Il existe un petit mot de trois lettres qui remplace avantageusement et avec concision la formule ci-dessus, mais le divisionnaire Fabien qui se pique de beau parler n’en use que dans les cas extrêmes, et jamais en présence du commandant Lester.)
— Pas du tout ! assura Mary. Je viens de l’inventer !
— Vous inventez des proverbes, vous ?
Elle rectifia :
— Ce n’est pas un proverbe, c’est un dicton !
Fabien haussa les épaules :
— Bof, c’est la même chose !
— Pas tout à fait. Cependant il n’est pas nécessaire que ces brèves de sagesse aient trois cents ans pour prendre de la valeur. Il y a bien quelqu’un, un jour, qui les a inventées.
Le commissaire hocha la tête d’un air incrédule :
— Ça ne fait rien, si on m’avait dit lorsque je me suis engagé dans la police qu’un de mes flics pondrait des… comment avez-vous dit ? Ah oui, des brèves de sagesse…
Mary haussa les épaules :
— Si vous en veniez au fait ? Que me veut ce major Papin ?
— Il a un meurtre sur les bras…
— Où ça ?
— À Tréguennec, près de l’usine de concassage qu’avaient édifiée les Allemands pendant la guerre.
— Mais c’est une zone rurale, ça ! C’est donc un secteur qui dépend de la gendarmerie.
— Tout à fait, mais ce n’est pas en qualité d’enquêteur que Papin veut vous entendre, c’est en qualité de témoin.
Mary resta muette de surprise, puis elle demanda :
— À quand remonte ce meurtre ?
— Le cadavre est celui d’une jeune femme qui a visiblement été frappée avec un engin contondant. Il a été découvert par des promeneurs dans la soirée. Il semble qu’elle soit morte au cours de la nuit précédente.
Il y eut un nouveau temps de silence, puis Mary demanda :
— Et qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, moi ? Je n’ai pas été à Tréguennec depuis le mois d’août !
Le commissaire prit son air de Pilate, style « je m’en lave les mains. »
— Le major Papin, qui commande la brigade de gendarmerie de Pont-l’Abbé, vous le dira mieux que moi…
Elle croisa les bras :
— En quelque sorte vous m’invitez à aller chez les gendarmes ?
— Ce n’est pas en quelque sorte. Je vous somme de vous rendre à la convocation du major Papin.
— Vous me sommez ? Vous parlez de convocation, mais je n’ai rien reçu de la gendarmerie.
Il se leva, secoua quelques miettes accrochées à son beau complet gris :
— Mon rôle s’arrête là. Ne compliquez pas les choses. Papin me presse parce que vous ne répondez pas à sa convocation, j’ai transmis l’info. À vous de jouer, Lester, et ne tardez pas, dans les dispositions d’esprit où se trouve ce major qui semble avoir la tête près du bonnet, il serait capable de vous faire emmener entre deux gendarmes.
Mary grommela :
— C’est la meilleure !
Le commissaire poussa la porte de la cuisine où s’activait Amandine et jeta :
— Au revoir Madame Trépon, et merci pour le café. Il était excellent !
On avait toujours Amandine par la flatterie. Elle s’empressa de sortir de sa cuisine en s’essuyant les mains dans un torchon :
— Au revoir Monsieur le commissaire !
Mais, ayant délivré son message, et mal content d’avoir dû le faire, le commissaire Fabien avait déjà tourné les talons.