Je repassai mentalement les derniers événements de ma propre vie, en particulier les cinquante dernières heures, depuis que le Charles Darwin m’avait tiré du plus mauvais pas de toute ma carrière de Panda. Si les Koalas n’avaient pu me retrouver à temps, avec pour seul indice nos trois Mantas abandonnés pour nous localiser, j’y serais resté moi aussi. Je ne serais pas ici, à discuter du bon moyen d’établir par le biais d’algorithmes de décodage un dialogue d’égal à égal avec une nouvelle espèce andromorphe recensée sur cette planète maudite.
– Je vois. Et comment comptez-vous vous y prendre dans ce cas ?
– Toujours le même dilemme, soupira-t-il, mais sans réelle animosité dans la voix. Si l’on m’accordait le délai nécessaire, je vous sortirais un taux supérieur à quatre-vingt-quinze pour cent, validé sur un spectre événementiel suffisant pour constituer une base de données de trois mille à cinq mille mots utilisables. Pour l’heure, je plafonne à six cents mots, assortis de ces minables trente pour cent de fiabilité, c’est-à-dire avec soixante-dix pour cent de risques de termes erronés ou justes assez inexacts pour créer à l’usage quelques sérieuses difficultés.
Il lut dans mon regard que j’avais capté son message sur l’intérêt crucial de redescendre et poursuivre l’action en cours, avec un bagage syntaxique aussi pauvre attaché à la ceinture.
– Mais ne vous en faites pas trop, corrigea-t-il, une lueur amusée dans le regard. Vous oubliez un détail.
– Un détail ?
– L’effet de rétroaction de votre intervention sur la qualité du spectre événementiel.
Je ne fis même pas mine de comprendre sa formule. En retour, Gaspar ne fit pas non plus mine d’attendre que j’avoue mon ignorance pour s’en expliquer.
– C’est simple. Pour l’heure, la gamme d’événements alimentant leurs conversations se limite à ce que j’appelle du quotidien banal. Par la force des choses, le nombre de mots usuels qui s’y rapporte plafonnera à un optimum statistique limité de quatre à sept cents termes environ, même si le délai d’enregistrement tendait vers l’infini ; vous-même ne feriez pas mieux, dans la plupart des situations de la vie courante. L’écart-type sur ce nombre vous donne un indice de la richesse intrinsèque d’un langage, en même temps que sur le potentiel mental ou la complexité socio-structurelle de ceux qui l’emploient, voire sur leur intelligence, bien qu’il y ait, sur ce point précis, débat d’experts. En fait, six cent dix-neuf mots répertoriés en cinquante heures d’écoute ne les classent pas si mal, vos andromorphes, du moins sur cette échelle de valeur.
– Ce ne sont pas mes andromorphes ! rectifiai-je, agacé, presque choqué par cette assimilation abusive.
Il ne releva pas, comme s’il avait déjà oublié mes motivations. Ou seraient-ce encore moins les siennes ? Je venais aussi de saisir, juste un peu trop tard, que la formule n’était pour lui qu’une plaisanterie sans conséquence.
– Je disais donc qu’ils sont dans la norme, mais que cette norme nous est insuffisante, à nous, pour les aborder avec des chances sérieuses de les comprendre. Cela dit, que croyez-vous qu’il arrivera… et que croyez-vous que retransmettront vos deux balises déjà en place, d’ici quelques heures, lorsqu’ils noteront qu’une nouvelle délégation céleste revient leur rendre visite, après une si brève apparition des Pandas sur leur sol ?
– Une « Rétroaction sur la qualité du spectre événementiel », comme vous dites, je présume, soufflai-je de mémoire, me composant avec peine un sourire complice. J’avais bien assimilé la leçon, cette fois.
– Exactement. L’étendue spectrale de leur vocabulaire évoluera, radicalement. Et si je laisse tourner en boucle mes algorithmes, moyennant un temps d’écoute et de traitement raisonnable, ils trouveront là un complément de matériau parfaitement adapté à ce qui nous fait le plus défaut pour compléter notre dictionnaire.
– En somme, vos algorithmes vous suffisent largement, et vous n’avez pas vraiment besoin de l’expérience du terrain… La mienne, par exemple ?
– Hé là, je n’ai jamais dit ça. La reconstruction statistique d’un langage à partir de signaux acoustiques captés in situ s’appuie sur des bases fragiles, qui s’étayent l’une l’autre par strates successives. Et tout mot ajouté ou validé a posteriori peut, via le poids de la certitude sur son contenu, augmenter d’un facteur deux le taux de reconnaissance global des messages émis.
– Hippolites Kassidis a suggéré que je pourrais, comment dire… vous aider. Et me voilà, je suis venu. De quelle façon pourrai-je me rendre utile, selon vous ?
– Vous avez encore envie de bosser, vraiment, après ce qui vous est arrivé ? fit-il d’une voix qu’il tenta de garder neutre, ni admirative, ni même dubitative.
Je me demandai jusqu’à quel point il savait, ou croyait savoir, depuis son laboratoire abrité du monde réel, ce qui m’était réellement arrivé, et ce à quoi j’avais échappé. Mais ça n’était ni le lieu, ni l’heure pour faire resurgir mes premiers souvenirs d’IF 837. Pour moi, Gaspar Winger n’était qu’un inconnu, pas encore un collègue. Je fis face à sa question par une boutade.
– Je rembourse ma place, mon embarquement sur le Darwin. Voilà l’alternative que m’offre Kassidis, dans sa mansuétude, au lieu de me confier à vos médecins tel un éclopé trop usé pour resservir. Et pour tout dire, je préfère rester actif que de trop penser. Il vaut mieux ça que de devenir maboul, n’est-ce pas ?
Il ne me demanda pas à quoi je pensais, la nuit, et le jour, dès que je me retrouvais seul avec moi-même. Il réfléchit, les yeux miclos, comme s’il me jaugeait. Puis il hocha la tête.
– OK, on peut tenter un truc. Mais je n’ai pas l’habitude de travailler en direct ; je veux dire, avec des témoins « réels » à ma disposition. Ce sera une expérience, même pour moi.
– C’est vous qui voyez. Moi, je suis là pour ça.
Il frappa de la paume la tôle de l’unité centrale la plus proche, d’un geste affectueux.
– Dans ce labo, ce sont les machines qui font tout le boulot. Je ne fais que surveiller la bonne marche de l’ensemble, je peux donc me permettre l’interview d’un invité sans que cela ralentisse la production.
– Que dois-je faire ?
Il réfléchit, à nouveau, comme s’il improvisait.
– Avez-vous retenu de votre descente là-bas un mot ou une expression qui puisse me servir ? Je veux dire, un truc quelconque que je puisse réinjecter dans un étage aval de la boucle de traitement, avec sa signification, même approximative ?
– Il y en a quelques-uns, très peu. Mais je crains qu’ils ne fassent partie du vocabulaire courant dont vous parliez tout à l’heure. À moins que… Le nom de ce fleuve, peut-être ?
– Inniak’h Derdinn, la blessure ?
Je fus extrêmement surpris qu’il sache déjà cela.
– Comment le savez-vous ?
Il eut un sourire évasif ou peut-être narquois, mais ne me laissa pas mariner.
– Hippolites l’a cité comme exemple hier soir, lorsqu’il m’a parlé de vous… de ce qu’il espérait tirer de vous, je veux dire. Mais il serait préférable, pour alimenter mes corrélations, que vous le répétiez vous-même – et avec votre propre prononciation. La sienne ne constituait qu’un témoignage de seconde main, vous comprenez.
Gaspar Winger me fit prononcer le mot dans un micro, plusieurs fois de suite, puis il me fit réécouter l’enregistrement et me demanda de choisir, à l’oreille, la version que je jugeais la plus fidèle, la plus proche de mes « souvenirs acoustiques ». Il l’inséra alors dans la boucle de traitement de l’analyseur et laissa agir les filtrages numériques, puis la mit en correspondance forcée avec sa définition pré-encodée, qu’il fit ingérer au générateur de contexte. Du fait du lien auto-adaptatif entre les phonèmes numérisés et leurs définitions en cours de validation statistique, les machines jonglaient en continu avec des hypothèses flottantes, n’annonçant de résultats intermédiaires qu’avec un « calage » provisoire et ces résultats, instables, pouvaient donc fortement évoluer d’un instant à l’autre, tout au moins lors de la phase initiale de recherche de corrélations significatives.
Je notai avec surprise que la digestion de mon information avait instantanément boosté la liste des mots identifiés à un total de six cent trente-deux, le taux de fiabilité global de la liste ainsi modifiée passant de 32,1 à 35,8 pour cent. Et ce pour une simple correction de prononciation, vis-à-vis de la première transcription faite par Kassidis. Puis j’admis que c’était logique : l’unique source de données exploitée par les algorithmes était de nature acoustique, or je venais de lui offrir deux nouveaux mots d’un coup – ou plutôt, un mot double – assorti d’une nouvelle clé de décryptage phonétique un peu plus cohérente.
– Héééé ! Pas si mal ! commenta Gaspar avec un nouveau sourire indéfinissable.
Il semblait tout aussi surpris que moi par un tel résultat, n’ayant pas l’habitude de disposer de corrections a posteriori sur son propre travail initial en boucle ouverte, effectué dans son labo. Il consulta alors un autre écran, un fichier que j’étais incapable d’identifier.
– J’ai une autre idée, hum… un autre souci, et d’un autre ordre, cette fois. On pourrait même dire qu’il s’agit de l’exercice inverse, si vous voulez.
– Un souci ? De quoi s’agit-il ?
– Parmi les combinaisons de phonèmes encore non identifiés, il en est un qui revient sur les dix dernières heures avec une certaine régularité. Ceci étant, il ne ressort pas pour autant avec suffisamment de paramètres discriminants pour converger vers une définition stabilisée.
– Je ne vois pas bien. En quoi pourrais-je vous être utile, dans ce cas ?
– Eh bien, je ne dispose évidemment que de l’énoncé phonétique, associé à un éventail de définitions équiprobables au sens statistique. Si par hasard, vous aviez pu l’entendre dans la bouche de l’un de ces andromorphes, vous pourriez peut-être vous en souvenir et…
– Dites toujours, ça ne coûte rien d’essayer, soupirai-je, guère convaincu par le procédé.
Il me désigna sur l’écran une transcription phonétique normalisée, dans le même temps qu’il s’essayait à la prononcer.
– Dezzak, ou deezzak’h, un truc autour de ça, mais en plus rapide ou en plus sifflant, peut-être… Notre Z occidental ne convient pas forcément. Ça vous rappelle quelque chose ?
Je pâlis, dans le même temps qu’affluait une vague de souvenirs dont la violence me fit vaciller. Je revis le visage exsangue de Lisa, plus pâle encore que sa combinaison mise en pièces, aspergée de sang. Je revécus la montée de l’épouvante face à l’atrocité de ce spectacle, à l’instant où j’avais deviné, par sa posture et l’expression d’un visage où il restait juste assez de chair et d’os pour afficher ce rictus macabre, qu’elle, Lisa, avait été dévorée vivante. Brûla à nouveau en moi un désir fou de vengeance : désir de tuer, de hurler aussi, suivi par une onde de terreur paralysante qui noyait toute résolution sensée. Jusqu’à mon sursaut vital, enfin, ma fuite éperdue à travers branches basses, feuillages acérés et boucles insidieuses des lianes fouettant mon visage, ralentissant ma course dans l’humus visqueux.
Puis, dès mon retour à la clairière mortelle, après ma fuite le long du fleuve de boue s******t, ce fut la rencontre imprévue avec la silhouette frêle à l’accent chantant. Et moi, figé sur place par cette présence si inattendue ! La main aux doigts démesurés avait palpé ma combi, s’était arrêtée un instant sur ma poitrine, là où mon cœur battait à tout rompre, comme si elle était surprise d’y trouver cet étrange animal en cage, surexcité, qui semblait y mener sa vie propre, tel un symbiote inattendu. La main avait très vite abandonné mon cœur, redescendant le long de ma manche, plus bas, toujours plus bas… Son doigt avait alors essuyé avec une douceur infinie une tache de sang frais qui maculait mon poignet droit.
– Dezzak’… Avait prononcé l’étrange créature andromorphe, à trois reprises, de sa voix flûtée légèrement sifflante, semblable à la résonance harmonique d’une tige de bambou traversée par un souffle de vent.
Dezzak’ : le sang…
– Eh bien, quelque chose ne va pas ? répondez-moi.
– Le sang…, répétai-je d’une voix blanche, en écho à ce souvenir brutalement ravivé.
– Pardon ?
– Le sang, bon Dieu de m***e ! Dezzak, ça signifie… le sang…
Il eut un drôle de regard. Il ne s’y attendait absolument pas, et il accusa le coup.
– Eh bien, il s’en passe de belles, sur IF 837. Vous êtes certain de vouloir y retourner ?
C’est justement pour ça, c’est uniquement pour ça, qu’il faut que j’y retourne ! aurais-je dû rétorquer sur-le-champ. Mais je n’avais même plus la force de justifier ma décision intimement liée à cet ultime souvenir de Lisa avant que je fuie cette scène macabre, épouvanté.