VLe lendemain, avant midi, il s’était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric l’emmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.
Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le clerc dit en le montrant :
— C’est lui ! le voilà ! Sénécal !
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris ; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et l’ecclésiastique.
D’abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu’il n’allait jamais au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.
— Est-ce pour toi, tout cela ? dit le clerc.
— Mais sans doute !
— Tiens ! quelle idée !
Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l’avait apporté lui-même, et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies ; puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.
— Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli monsieur, vraiment !
— Pourquoi donc ? dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
— Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques !
Et il se mit à parier d’une lithographie célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait, dans le fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait fait les délices des bourgeois, mais l’affliction des patriotes. Pellerin, d’un ton vexé comme s’il en était l’auteur, répondit que toutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta. L’Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.
— Mais ça dépend de l’exécution ? cria Pellerin. Je peux faire des chefs-d’œuvre !
— Tant pis pour vous, alors ! on n’a pas le droit…
— Comment ?
— Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de m’intéresser à des choses que je réprouve ! Qu’avons-nous besoin de laborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d’enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l’atelier…
Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant avoir trouvé un argument :
— Molière, l’acceptez-vous ?
— Soit ! dit Sénécal. Je l’admire comme précurseur de la Révolution française.
— Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n’y a eu d’époque plus pitoyable !
— Pas de plus grande, monsieur !
Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :
— Vous m’avez l’air d’un fameux garde national !
Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :
— Je n’en suis pas ! et je la déteste autant que vous. Mais, avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du Gouvernement, du reste ; il ne serait pas si fort sans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là.
Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions de Sénécal l’exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d’or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.
— Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait pas pour servir de modèle.
Frédéric devint blême.
— Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ?
— À moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café, avec un ami. Voilà tout.
Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l’Art industriel. Arnoux était, pour lui, le représentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible.
La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves ; et, quand ils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.
— Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, mon vieux ?
— Certainement, dit Frédéric.
Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à l’École de droit son inscription, acheté les livres indispensables ; et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.
Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse. Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéric n’en parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeait l’armoire, s’occupait du ménage ; mais, s’il fallait donner une mercuriale au concierge, le clerc s’en chargeait, continuant, comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné.
Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne. Ils ne tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des épanchements sans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré, colères d’une minute, que des rires apaisaient.
La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin, dans leur lit.
Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l’air pur, qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient, en l’aspirant, un vaste espoir épandu.
Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils s’en allaient par les rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres ; et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu’elles le désolaient comme s’il les avait perdues.
— À quoi bon causer de tout cela, disait-il, puisque jamais nous ne l’aurons !
— Qui sait ? reprenait Deslauriers.
Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduire chez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives.
— Bah ! retournes-y ! On t’invitera !
Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner. Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même demande, et le clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux.
Effectivement, il n’y mettait point de modération. Une vue de Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles, des sujets équestres d’Alfred de Dreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numéros de l’Art industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d’une telle façon, qu’on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendait qu’il lui fallait tout cela pour sa peinture.
Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, ayant coutume d’assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte ; et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l’atelier. Le calme de cette grande pièce, où l’on n’entendait que le trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu’au ronflement du poêle, tout le plongeait d’abord dans une sorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l’étagère, le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et, tel qu’un voyageur perdu au milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à la même place, continuellement il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux.
Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient ; on ouvrait, et, à ces mots : « Madame est sortie », c’était une délivrance, et comme un fardeau de moins sur son cœur.
Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le maître d’écriture de Mlle Marthe survint. D’ailleurs, les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, par discrétion.
Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners du jeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi, régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait : « Êtes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection. Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils, aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.
Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de beauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses ongles ; il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d’art, presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion.
Il n’avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d’elle.
Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s’asseyait au pied de son lit. D’abord il parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait des marques de mépris ou d’affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.
— Ah ! quelle bêtise !
Ou bien elle l’avait appelé son « ami ».
— Vas-y gaiement, alors !
— Mais je n’ose pas, disait Frédéric.
— Eh bien, n’y pense plus ! Bonsoir.
Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il ne comprenait rien à cet amour, qu’il regardait comme une dernière faiblesse d’adolescence ; et, son intimité ne lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine.
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideaux d’algérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatre bougies brûlaient ; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes, s’étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait sur l’immortalité de l’âme, on faisait des parallèles entre les professeurs.
Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habillé d’une redingote trop courte des poignets, et la contenance embarrassée. C’était le garçon qu’ils avaient réclamé au poste, l’année dernière.
N’ayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dans la bagarre, celui-ci l’avait accusé de vol, menacé des tribunaux ; maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin d’une rue ; et il l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance, voulait voir « l’autre ».
Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu’il avait gardé religieusement avec l’espoir de le rendre. Les jeunes gens l’invitèrent à revenir. Il n’y manqua pas.
Tous sympathisaient. D’abord, leur haine du Gouvernement avait la hauteur d’un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe. On l’accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux : l’embastillement de Paris, les lois de septembre, Pritchard, lord Guizot, si bien que Martinon se taisait, craignant d’offenser quelqu’un. En sept ans de collège, il n’avait pas mérité de pensum, et, à l’École de droit, il savait plaire aux professeurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une toilette de marié : gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne d’or.
L’étonnement redoubla quand on sut qu’il sortait de chez M. Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d’acheter au père Martinon une partie de bois considérable ; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous les deux.
— Y avait-il beaucoup de truffes, demanda Deslauriers, et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet ?