Chapitre 2

1779 Words
Chapitre 2 Dans son petit appartement de la venelle du Pain Cuit, Mary Lester tapait sur son ordinateur. Un feu de cheminée jetait des lueurs fugaces dans la pièce qu’éclairait seulement une lampe de bureau. Sur le canapé de toile écrue, Mizdu le gros chat noir faisait mine de dormir. Son œil vert s’allumait cependant par moments, puis il replongeait dans sa somnolence. La sonnerie du téléphone troubla soudain cette tiède quiétude. Mary saisit l’appareil et dit « allô » d’un air distrait. Elle était toute à ce qu’elle écrivait et cette intrusion la sortait de sa concentration. Puis son visage s’anima, comme si elle se réveillait. « C’est vous patron? Non, vous ne me dérangez pas, vous le savez bien, vous ne me dérangez jamais. Qu’est-ce que je peux faire pour vous? Vous offrir un thé? Par exemple, quelle bonne idée, il va être cinq heures… C’est ça, je vous attends… » • Le commissaire Fabien arriva avec un joli petit paquet en forme de pyramide noué au sommet par un bolduc de couleur verte. — J’ai pensé, dit-il, que quelques viennoiseries ne pourraient pas nous faire de mal. Elle le remercia: — Quelle charmante attention! Elle faillit lui dire: « c’est pas encore Rosmadec, mais enfin… » Elle garda pour elle sa réflexion, le débarrassa de son imper, de son chapeau et l’invita à prendre place sur le canapé. D’instinct, le commissaire s’assit au plus loin du chat en lui jetant un coup d’œil méfiant. Mizdu, qui avait senti cette méfiance, le regarda, bonasse, s’étira, bâilla, fit le gros dos, descendit du siège avec majesté et, profitant de ce que Mary ouvrait la porte pour aller chercher le pot de thé, il s’en fut dans la cuisine. Alors le divisionnaire se détendit et s’installa plus à son aise. — Quel bon vent vous amène? demanda Mary en servant le thé. — Ceci, dit le commissaire en posant Paris-Flash sur la table basse. Elle finit de servir, posa le pot et alla s’asseoir sur un fauteuil de rotin: — Ah, bien… Il y eut un silence et elle ajouta: — Vous voyez, je n’ai pas tardé à me reconvertir. Vous qui craigniez de me voir pointer au chômage… — Et vous comptez là-dessus pour vivre? Le ton était réprobateur. Eût-elle trafiqué de la drogue, ça n’eût pas paru plus infamant au commissaire Fabien. — Pourquoi pas? Cet article m’a rapporté autant que six mois de salaire dans votre honorable maison, patron. — Vraiment? fit Fabien incrédule. — Vraiment. Et comme il ne semblait savoir que dire, elle ajouta: — D’ores et déjà, cet article a fait monter les ventes de Paris-Flash de plus de douze pour cent. — Compliments, dit le commissaire d’un air constipé. Et il répéta sur un ton de condoléances: — Compliments… Il eut un sourire triste: — Ça n’est pas fait, je pense, pour vous inciter à rentrer au bercail. — Non patron, d’autant que d’autres journaux m’ont contactée pour une collaboration. Elle sourit: — Ça va me permettre de faire monter les enchères. L’écran de l’ordinateur éclairait le coin de la table de travail de sa lueur blafarde. — Vous travaillez, à ce que je vois? dit Fabien. — En effet. Fabien semblait brûler de curiosité: — Si ça n’est pas indiscret… Elle rit franchement: — C’est indiscret, patron, mais vous savez bien que je n’ai jamais rien su vous cacher! Il eut une mimique qui signifiait: « à d’autres ». Ce qu’elle l’agaçait, mon Dieu, ce qu’elle l’agaçait! Elle poursuivit: — J’ai également été contactée par un producteur de télévision qui veut faire un film tiré du « Testament Duchien ». Fabien eut l’air admiratif: — La télé? Bigre, c’est la gloire! — À défaut de la fortune, plaisanta-t-elle. Je suis en train d’écrire le scénario. — Vous savez faire ça? s’étonna le commissaire. — J’apprends, dit-elle modeste. Mes premiers envois ont été appréciés. — Et qui jouera le rôle de Mary Lester? demanda Fabien. Elle éluda dans un nouveau sourire: — Rien n’est encore décidé. Ils poursuivirent une conversation à fleurets mouchetés en buvant leur thé. Puis le commissaire prit congé, bredouille: il n’était toujours pas question que Mary Lester réintégrât la grande maison. • Mary reçut la visite de Jean-Pierre Fortin quelques jours avant Noël. Le grand lieutenant était porteur d’une bourriche d’huîtres plates qu’il lui offrit. — Très touchée, Jipi, lui dit-elle, mais en quel honneur? — C’est un cadeau que j’ai reçu, dit Fortin, mais comme ma femme n’aime pas ça… — Et toi? demanda-t-elle. — Moi, dit-il, je n’aime pas ce que ma femme n’aime pas. Et il ajouta en souriant: — C’est plus sûr pour la tranquillité des ménages. Elle le regarda par en dessous: — Mais si je te proposais de les partager… Tu ne te nourris pourtant pas que de pizzas? — Ah, si tu me proposes de les partager, ça change tout! Le visage du lieutenant Fortin s’était fendu d’un bon sourire. Mary regarda sa montre: — Dix-huit heures trente, dit-elle, ça va être l’heure de l’apéritif. On se le fait ce demi-cent d’huîtres avec une bouteille de muscadet? — Banco! dit le lieutenant Fortin, on va fêter Noël avant tout le monde! Mary se leva: — Toi, tu ouvres les huîtres, moi je vais chercher du pain de campagne à côté. — Ça marche! dit Fortin. Lorsqu’elle revint de la boulangerie avec son pain et des gâteaux - elle connaissait les petites faiblesses de son ex-coéquipier - Fortin en était à la moitié de sa tâche. Alors elle alluma du feu dans la cheminée, disposa un chandelier à trois branches sur la table basse et mit sur le lecteur de CD un disque d’Érik Satie. Lorsque Fortin déposa sur la table le plateau d’huîtres parfaitement écaillées, Mary sortit un seau de métal argenté qu’elle remplit de glaçons. Puis elle y plaça une bouteille de champagne. — Au diable l’avarice, dit-elle, champagne! Elle regarda le plateau et fit, admirative: — Dis donc, tu t’es fendu! Elles sont magnifiques tes huîtres! Où as-tu pêché ça? — Belon, fit-il laconique. Et il ajouta: — C’est un cadeau. Un ostréiculteur à qui j’ai eu l’occasion de rendre de menus services. — Tu lui as fait sauter ses contredanses? — Même pas. Il avait perdu une drague, il m’a demandé d’aller la repêcher. — Comment ça? — Mais en plongeant, tiens! — C’est vrai que tu plonges… J’avais oublié. Tu fais tellement de choses, mon cher Jipi! À la tienne! Ils trinquèrent, burent, et reposèrent leur verre. — Normalement, dit Fortin, j’aurais dû partager avec Bernard Maroni puisque c’est lui qui avait plongé avec moi sur cette drague, mais… — Mais quoi? demanda Mary. Elle avait remarqué que le visage de son copain s’était soudain rembruni. — Mais il est mort! dit-il tout à trac. Un ange passa, puis Mary demanda: — Quand? — Cet été. Tu n’as pas pu l’apprendre, à l’époque tu devais être au milieu du Pacifique… — C’était plutôt au milieu de l’océan Indien, mais ça ne fait rien, continue. Comment est-il mort? — En plongeant. — Un accident? — Sûrement, dit Fortin. Et il ajouta après un instant de silence: — On n’a jamais su. — Raconte! dit Mary. Elle en oubliait de manger ses huîtres, c’était plus fort qu’elle, dès qu’il y avait un mystère, elle était captivée. Fortin s’en rendit compte: — Ne va pas t’imaginer des choses, dit-il, des accidents de plongée il y en a des dizaines tous les ans. Tous ne sont pas mortels, mais voilà, ça arrive, et pas seulement aux débutants. Bernard Maroni était un plongeur confirmé. Il en avait fait sa spécialité pendant son service dans les pompiers, il a assumé je ne sais combien de missions et là… — Comment ça s’est passé? — Tu sais - ou tu ne sais pas - que je fais partie du groupe d’archéologie sous-marine et qu’à ce titre nous plongeons sur les épaves qui tapissent les fonds marins entre les Glénan et Ouessant. — Il y en a tant que ça? demanda Mary. — Plus que tu ne crois. Béjy, le président du club, a dressé une carte des naufrages connus dans cette région, c’est impressionnant. Ce jour là, on plongeait sur l’épave d’un vapeur coulé à la fin du XIXe siècle entre le Guilvinec et Lesconil, en vue de la côte. Il y a là un plateau de mauvaises roches bien connu des marins qui l’ont nommé Ar Guisty, sur lequel le Louvre a talonné par une nuit de tempête. — Le Louvre? — C’est le nom du vapeur. — Et alors? — Ben, on a plongé, il y avait des débutants avec nous, Bruno et moi nous en sommes occupés. On a vite renoncé parce que le vent s’était levé et que la mer était trouble. On n’y voyait pas à trois mètres. Dans ces cas-là, Béjy n’insiste pas. On a donc fait remonter les stagiaires. Quand tout le monde a été à bord, on s’est comptés et on a constaté qu’il manquait deux hommes: Bernard Maroni et William Adler. On ne s’en est pas fait de trop, Maroni était un plongeur confirmé, Adler n’en était pas à sa première sortie, bref, tant qu’ils étaient deux, il n’y avait pas de bile à se faire. Seulement quand William Adler est remonté tout seul un quart d’heure plus tard, on a commencé à avoir les jetons. J’ai remis la combinaison, repris les bouteilles et je suis retourné à l’eau. Pendant ce temps, Béjy lançait un appel au secours sur la VHF. Un quart d’heure après, l’hélico de la Protection Civile était sur zone, puis la vedette de la SNSM et même les pompiers du Guilvinec avec des combinaisons de plongée. Tout ce monde a battu le secteur, en vain. Pas plus de Bernard que de beurre en broche. Entre-temps, la situation météo s’était dégradée, le vent était monté et, sous l’eau, la visibilité n’excédait pas cinquante centimètres. Au crépuscule, il a fallu rentrer. Certains stagiaires étaient malades d’être restés ainsi au mouillage tout l’après-midi. Il faut le dire, ça secouait vraiment. Le retour n’a pas été glorieux, William Adler se faisait mille reproches, et quand il a fallu annoncer ça à Pierre Piron, ça n’a pas été la joie. — Qui était Pierre Piron? — Le troisième mousquetaire. Ces trois-là étaient inséparables. Ils plongeaient ensemble, ils se retrouvaient à terre, bref, c’étaient vraiment de bons copains. — On a retrouvé le corps? — Ouais, trois jours plus tard sur la plage, juste en face de l’endroit où il avait disparu. Il portait tout son équipement, sauf son masque qu’il avait perdu. — On a déterminé la cause de sa mort? — Noyade… — C’est bizarre qu’un type si aguerri… — Tu sais Mary, sur une épave, tout peut arriver. Une ferraille qui t’arrache ton masque, une autre qui te bloque au fond… C’est pour ça qu’on ne plonge jamais seul. Mais la visibilité ce jour-là était tellement nulle… Bref, c’est ce qu’on appelle un malheureux concours de circonstances. C’est déjà arrivé, ça arrivera encore. La conversation, pour ce qui concernait ce fait-divers fâcheux, en resta là. Fortin raconta ensuite à Mary sa conversation, il disait son interrogatoire, dans le bureau du commissaire Fabien. — Putaing, Mary, comme un malfaiteur qu’il m’a traité le vieux! Comme si j’avais tué père et mère! Tout ça parce que je lui ai dit que tu m’avais invité à dîner. Tu parles d’une crise de jalousie! Mary riait de bon cœur. — Que dirait-il s’il nous voyait maintenant, fit-elle en gobant une huître. — À ce propos, ajouta Fortin, je lui ai fait se souvenir qu’il te devait un dîner au Moulin de Rosmadec. — Bof, dit Mary d’un ton désabusé, si je compte là-dessus… À propos, Jipi, je t’en dois un, moi, de dîner à Rosmadec. Tu te souviens, avec ton copain Pellego… — Je n’ai rien oublié, dit le grand lieutenant, seulement Pellego ne viendra en Bretagne que cet été. Mais compte sur moi pour te le rappeler en temps utile. Ils terminèrent leur petit gueuleton impromptu en dégustant des gâteaux avec un excellent café, qui ne ressemblait en rien au « café chaussette » de funeste mémoire de madame Coppeau en évoquant leurs souvenirs à grand renfort d’éclats de rire. Puis Fortin s’en retourna vers sa blonde épouse et ses trois fillettes.
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