Pour mourir en février-2

2185 Words
Aujourd’hui, dix-sept février, je voudrais tomber avec la neige, me coucher sur la route et rester là, y fondre, disparaître, froide et insoluble, confondue avec l’asphalte ; je voudrais tomber comme la neige sur l’herbe humide, être absorbée lentement par la terre, me consumer en eau et abreuver cette terre, et m’épuiser là jusqu’à être résorbée ; je voudrais marquer mon chemin jusqu’au centre du fer rougi pour te retrouver ma brûlure j’entends les mouettes grincer, quand il fait si froid elles montent très haut dans la ville, par instants elles viennent s’agiter devant ma fenêtre, agiter leurs courbes pâles en cercles violents ; le silence se fait dans ma chambre dès que j’y pénètre. Les flocons gonflés, de petites ailes, tanguent et tombent lents et tanguent devant la fenêtre, bientôt je ne verrai plus le coin de tuiles brunes en face, soit à cause de la neige, soit par l’obscurité qui commence, pourquoi l’arbre aurait-il à se réjouir de son dénuement, et nu, pourquoi devrait-il se réjouir d’être vêtu de gel… mon cœur dévêtu a perdu toute liberté, emprisonné de froid pour te retrouver, je veux bien recouvrer cette autre angoisse, car au moins, quand tu étais là, il n’y avait pas tout autour de moi cette matière élastique où il est impossible de graver quelque chose, même son propre nom pour voir qu’on existe, même un frôlement d’espoir ; on enfonce son poing rageusement, on croit que ce creux, témoignage de révolte, va subsister, mais à peine a-t-on retiré le bras que la matière a repris sa forme lisse, inerte, ce vertige lustré, un yogourt, vierge de tout pli, Gabrielle, ton rire large enveloppait, empêchait le vide d’arriver à moi, J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres, ces mots me submergent lentement, il faudra que je pleure. Mais je ne peux pas rester assise ainsi, devant cette table, alors… Aujourd’hui, je prends parti pour toi contre tous les autres, parce que tu m’as éclairée, non pas éclairée comme ça, bêtement, mais parce que tu as allumé tout autour de moi des feux de joie, visages et yeux luisant sous les coups de langue des flammes, crépitements saccadés des branches qui craquent sous la chaleur, étincelles rouges dans l’ombre ; et cendres grises parce que tu as lentement déplié mes doigts crispés et que j’ai enfin pu m’en servir pour écarter ces branches qui gênaient ma route parce que tu étais toi et là, que nous marchions ensemble, que nous allions ensemble faire nos courses, que nous lisions ensemble les mêmes livres, parce que je te disais tout ce qui me passait par la tête comme à moi-même, et quand mon cœur était survolté d’amour ou de haine, parce que tu le pressais gentiment dans tes mots nus pour en extraire le trop-plein afin qu’il n’éclate pas parce que les beefsteaks sentaient bon dans la poêle en y sautant avec les petites bulles de graisse, tablier qui me couvrait les genoux, et toi à la table : Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler. Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler… aujourd’hui je prends parti pour toi contre tous les autres : notre îlot n’en est que plus chaud. Mais ce n’est pas cela le pire, c’est quelque chose d’autre qui me brouille, brouille mon corps par ses distances, quelque chose qui m’ancre dans mon hébétude ; j’entends le cri saccadé, affolé, d’une ambulance ; tu peux mourir à tout instant. Damnée seule. Mais de quelle damnation ? Maintenant je ne vois presque plus rien en face. Les nuits reviennent indistinctement. Je dois être folle pour ne plus savoir. J’entends le crépitement de la machine à écrire dans la pièce à côté, et par saccades les cris aigus, la voix enfantine de Stéphane, et les jappements lassés du chien, « Stéphane, cesse de tourmenter ce chien » leur belle indifférence ; mon père me contemple parfois avec intérêt, profondément, comme s’il allait trouver sur moi les stigmates de la perversion, le pauvre homme, il doit être bien déçu, rien à tirer de moi, aucun apport surtout pour son prochain roman champêtre, « au talent si personnel, plein de sensibilité », disent ses amis qui le lisent d’une oreille, le pacte de l’hypocrisie, le vrai pacte de l’hypocrisie, faux rires et fausses dents, je vis au milieu d’eux, et ils n’ont rien vu, rien compris. Ils n’ont pas compris qu’il me manquait tout ce que je suis venue chercher vers toi, Gabrielle, pour t’approcher je n’ai pas besoin de marcher sur ces glaçons, pour arriver jusqu’à eux il y a trop de neige à brasser, ils forment un petit bloc humide auquel j’ai eu l’inconscience de vouloir échapper, une fois sortie impossible d’y rentrer, père, mère, Olivier, Stéphane ; je ne les comprends pas, je suis l’idiote de la famille, l’ingrate, la dévoyée « nous avons eu des difficultés avec Aude depuis qu’elle est toute petite, un caractère insupportable, insolente, ne voulant jamais obéir, jamais se soumettre, elle se bagarrait toujours avec les enfants dehors », c’est ce qu’elle disait au psychologue, ma chère mère, « une nature insoumise » oui, insoumise à leurs conciliabules, à leurs messes basses, à leur étroite mesquinerie bourgeoise, les petites courses en ville le samedi, les dimanches serrés les uns contre les autres, le match à la télévision, les livres de Sagan, la belle musique de Strauss, mais je veux respirer, moi, insoumise aux douleurs ésotériques de ce monde, au mal insaisissable qui guette, qui ronge et brûle et défait l’écrivain – l’admirable écrivain, tête baissée, sourcils arqués en signe de profonde méditation, yeux vagues et inquiets, l’air absent, l’air distrait, vite irrité, ne dérangez pas papa qui travaille, papa travaille, voyons je veux vivre moi, pas m’engluer dans ces marais, l’amortissement croissant de tous les sens, de toutes les impulsions, cet étouffement progressif, je veux respirer moi, les dangers de radiations étaient trop terribles, je n’ai pas résisté, la fuite n’est-ce pas, c’était la seule solution ; tout cela était si plat, si froid comme un ventre de grenouille. Je me suis faite haine pour leur échapper, dans chacune de mes pensées, dans chaque geste, j’ai coulé un peu de ce liquide empoisonné ; après, le reste était facile : quand tu as ouvert la porte, je suis entrée, je suis allée droit à toi ; tu vois, c’était plus grave qu’ils ne le croyaient ; enfin il y avait quelqu’un à qui je pouvais parler, parler, parler il faut que ce verbe résonne dans le silence de cette chambre, qu’il l’enveloppe du haut en bas parler, et qui m’écoutait, surtout qui m’écoutait, l’écho vibrait, bref, quelqu’un qui consentait à me considérer comme un être distinct de tous les autres, et vivant ; leur belle indifférence « Aude, c’est l’ingratitude même », ma mère penchée au-dessus du berceau, avec ces attendrissements échevelés pour le bébé emmailloté, un petit paquet raide, crachotant et bavotant entre des draps blancs leur douce intimité familiale, tiens, j’ai envie de rire, mais très fort, d’un rire exagéré… Mais au fond, tu sais, je ne rigole pas tellement ; j’ai même envie de me jeter à terre et de pleurer, pleurer, ce que je ne sais plus faire. Mes jambes flageolent à la pensée de tout ce qu’il faudra traverser. Maintenant il fait presque nuit autour de moi. Je suis un îlot, une brèche dans le système de l’obscurité. La porte d’entrée vient de s’ouvrir et de se refermer, mon père, le cher employé de banque, est revenu. Le chien est ravi de le voir, sa queue heurte le buffet, une petite tape sur l’oreille. J’ai l’impression qu’il fait froid dans ma chambre. J’ai l’impression que ma plume tremble sur ce papier qu’elle mouille d’encre. Le chien jappe avec ostentation ; dans la rue, plus bas, un volet vient sèchement se coller contre un mur… Les volets sont tirés, barrage contre l’horrible chaleur qui coule du ciel et imprègne chaque grain de fraîcheur et le dessèche ; c’est beau, l’Italie, mais c’est fatigant, l’Italie, je suis presque nue et j’étouffe, ce n’est pas possible, je déteste cette chaleur, je suis fille de l’onde comment vivre dans cette sécheresse ; dès qu’on s’éloigne de la mer, plus trace d’eau, je n’aime pas ce sel, cette aridité, cette ardeur qui nous plaque à terre, affalés sur le sable, brisés, broyés par ce soleil ; il y a cette lettre de Gabrielle entre mes mains, je suis étendue presque nue sur mon lit, le facteur l’a apportée ce matin, une lettre blanche piquetée de noir une écriture de punaise, seul halo de fraîcheur ici, ce morceau de papier clair ; Gabrielle brunit dans le midi de la France chez des amis, sa peau gonfle, se rouille au soleil mêlé de cigales, « un mas adorable, exactement comme tu l’aimerais, en grosses pierres larges, entouré de collines toutes bruissantes de serpents », elle est très heureuse d’être là-bas, le climat, l’atmosphère la ressourcent, moi je m’ennuie d’elle, de tout, ce n’est pas possible, leur bel enthousiasme pour la mer, les plages surpeuplées, cris, bruits, les glaces vanille-fraise, pataugements ; avant de regagner la Suisse, elle ira passer quelques jours à Bruxelles auprès de sa mère, je ne la verrai donc pas avant la fin du mois, tout ce temps encore à être séparée de cette présence qui me fait vivre, de moi-même ; sans sa maman-cygne, le vilain petit canard a mal à la tête enfermée dans cette fournaise, isolée dans ce coin gorgé de vacanciers avec leurs autos et leurs gosses, je me lasse, « couvre-toi de soleil, ma douce, laisse-le entrer en toi, tu verras comme on se sent mieux », je ne peux pas, Gabrielle, mon corps ne le supporte pas ce soleil sur lui épars, il écrase mon corps et le fait souffrir, et puis ma peau de blonde rougit très vite, l’écarlate, la terrible brûlure, la peau qui se craquelle, petits copeaux qu’on arrache ; je suis terrée dans l’obscurité de cette chambre, vaguement inquiète, à mordiller mes doigts, tandis que dehors, derrière les pans des volets, la lumière déchire les murs clairs des maisons et les éblouit, eux, sur la plage ; tandis qu’elle, elle « s’imprègne de chaque silence » entre les larges murs de pierre… Le vent nous reçoit à l’extérieur, ourlé d’un soleil humide qui perle à travers les bancs de nuages. Le premier printemps porte l’attendrissement d’un nouveau-né, frêle et tout fripé. Quelques oiseaux perdus divaguent entre les branches encore grêles, osseuses. Elle marche à côté de moi, silencieuse. Ce silence, c’est bien celui de la pierre qui nous a saisies, nous sommes restées longtemps à l’intérieur de l’église, appuyées contre le lourd pilier, chacune d’un côté, séparées par la courbe du pilier, la froideur de la pierre nous imprègne, je la sens monter lentement en moi ; nous étions seules dans l’église, retranchées de tout, du bruit, des gens, et prises dans cette autre angoisse plus douce, plus ferme, qui rejoint la joie ; nous sommes restées très longtemps immobiles, le dos contre la pierre, les mains dans les poches, se laisser lentement pénétrer de cette substance, chercher à capter le souffle de la large pierre, recréer le vrai silence, celui à partir duquel la rencontre du beau devient possible, le recréer en s’aidant de la pesanteur fraîche des pierres romanes ; je suis froide et transportée jusqu’au limon ; un vent léger nous enroule et fait frémir nos chevelures, quelques oiseaux, un merle qui se mêle à l’arbre et donne vie à sa rigidité, je cherche mon mouchoir dans la poche de mon ciré, Gabrielle tourne la tête vers moi, ses cheveux sont légèrement brillants d’humidité, « vous avez pris froid, il ne fait pas chaud ici, voulez-vous que nous allions boire un café ? » je souris, je suis d’accord, je suis bien aux abords de cette solitude, tout me protège, tout me préserve des chocs, des bruits, Romainmôtier semble avoir été entièrement submergé par le mutisme étrange et rude de l’église, une petite route glisse autour d’une colline, « il va pleuvoir », on ne voit personne, j’aime vivre ainsi, balancement du rêve et de la réalité, balancement des heures qui s’écartent jusqu’au soir, mes lèvres tremblent au bord du café, ce petit puits noir devant soi, chacun le sien, je vois ses longs doigts, ses mains où est marquée l’expression de chacune de ses veines, qui emprisonnent la tasse, elle me regarde, elle sourit, elle réfléchit, s’oublie au-delà de la fenêtre, comme moi elle fait rentrer la vie en elle par le pouvoir de ce liquide noir, ses yeux clairs qui descendent vers la table, qui errent sur la nappe écossaise, tiens : clairs et foncés, elle a écarté les pans de son manteau, pull noir, et sourit à la chaleur retrouvée ; quelquefois je me demande si Gabrielle est vraiment belle, je ne sais pas, n’a-t-elle pas le nez un peu trop droit, les yeux trop clairs, la bouche trop grande ? mais ces éléments rassemblés lui font une beauté insurmontable, et j’aime bien sa présence qui est comme l’absence des autres, de tous les autres, maintenant elle parle, lentement, avec elle j’ai toujours l’impression de vivre un film au ralenti, chaque mot la fuit pour tomber en moi et y germer profondément, elle parle de l’art roman, ses mots sont crochus et m’accrochent, elle passe la main dans ses cheveux pour les soumettre, et je me laisse envelopper par cette sensation de sécurité, son assurance m’enveloppe et forme le bouclier avec lequel je me protège de toutes mes incertitudes, de toutes mes angoisses, elle parle pour moi, elle est là, je ne serai plus jamais seule puisqu’il y a au moins un être qui prend le temps de s’arrêter près de moi, ses longues mains sont jointes, une cathédrale, Gabrielle, c’est un mélange de roman et de gothique, elle est à la fois ce bloc inébranlable, cet arc de cercle bien lisse, purement courbé où rien ne heurte ni ne déchire, et puis cet élancement, ces bras qui s’écartent pour recevoir, cette élégance de la pierre brodée ; elle m’a entraînée ici, elle connaît la beauté, elle prend la peine de me la montrer, sans elle je n’aurais jamais compris la profondeur de la pierre, seule je n’aurais pas su la sentir, maintenant je ne suis plus aussi seule ni plus aussi inconsciente, et puis dehors la pluie commence à glisser, encore lente, encore un peu hésitante…
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