IJe m’appelle Gaspard, Gaspard Laine, j’ai soixante-dix-neuf ans, je vis aux “Bruyères”, une maison de retraite, appelons les choses comme il se doit, avec Eugénie, soixante-dix-sept ans et des brouettes – on a mis lourd dedans – née Crocheteux, on n’est en rien responsable de son patronyme, pas vrai ? Les voies de l’onomastique sont impénétrables…
Quand je dis : je vis, faut le dire vite… je m’encroûte plutôt et, en définitive, je me meurs entre ces quatre murs qui vont se transformer inéluctablement en planches, tant des uns aux autres il n’y a qu’un pas. Nos enfants nous ont gentiment conseillé d’habiter ici, depuis un an. Ils avaient besoin de notre maison pour eux et leurs petits, il est vrai qu’il y a la crise du logement et la crise tout court sur le gâteau et qu’il faut bien un lieu de rencontre familial pour les… vacances. Ne seront-ils pas tranquilles sans nous deux dans leurs pattes ? D’autant qu’ils seront bien là-bas, elle est vaste et elle donne sur la mer. Ce fut un déchirement pour Eugénie et moi, car on avait fait corps avec cette demeure, une bonne trentaine d’années, alors ce furent des cris et des larmes quand nous dûmes nous séparer et ce n’est pas elle qui pleurait le moins. Les maisons ont un cœur sous la pierre.
J’ai fait le tour du monde – le tour des gens aussi – j’ai été président d’associations et j’ai désormais tout arrêté, car il y a un temps pour tout.
Nos enfants partaient du postulat que, dès qu’on met quelqu’un au monde, on lui doit assistance, tant que besoin, et lui offrir le meilleur de ce que l’on a. Moi, bien sûr, j’ai maugréé par principe, je maugrée toujours pour me laisser le temps de réfléchir, mais Eugénie, qui a l’impression d’avoir pondu les huitième et neuvième merveilles du monde – un garçon Alban et une fille Claire, qui ont proliféré en cinq moutards – elle a moufté que c’était normal, vu que nous, on pouvait maintenant se contenter d’un petit périmètre et ça leur ferait du bien l’iode, aux petits-enfants. Elle est toujours allée franco au-devant de leurs désirs, ce n’était pas maintenant qu’on allait la changer.
C’est vrai que je ne peux la blâmer, elle est bonne comme du pain blanc – même si on a du mal à casser la croûte à nos âges. Je l’affirme, la main sur le cœur, elle a le cœur sur la main. C’est d’ailleurs pour ça que des tas de gens se sont essuyé les pieds dessus comme sur un vulgaire paillasson, il est devenu fripé tel un chiffon nettoyeur et elle en a gardé quelques cicatrices. Notez qu’elle a de beaux restes. Avec ses cheveux d’un blanc argenté, sa face rondouillarde et ses lunettes rondes, qui lui donnent un air ingénu d’adolescente, elle est encore tant tentante…
Eugénie, l’infirmière retraitée, s’est mise à lire comme une gloutonne, ces derniers temps, et elle s’est entichée de poésie, ce qui n’est pas fait pour me déplaire, moi l’ancien éducateur spécialisé. On a même décrété, pour que le temps passe agréablement plus vite, qu’on se lirait un poème tous les soirs, à tour de rôle, tant il est vrai que les vers aiguisent nos sens et ça, à pas d’âge.
J’ai dit qu’ici, nous nous ennuyons à mourir ; en effet, nous sommes entourés pour la plupart de “vieux croûtons” qui nous polluent la soupe, ajoutons qu’ils sont exigeants et édentés et nous aurons un tableau complet. Ils passent leur temps à embêter le monde des autres, car ils sombrent dans l’oisiveté. Certains sont aussi d’un gâtisme absolu et je passe sous silence les Alzheimer azimutés.
Dès que je le peux, je laisse Eugénie jouer à la belote – elle adore ça – avec trois gâteux qui mélangent les cartes en même temps que leurs neurones et je lève le pied dans ma voiture sans permis – pour ne pas dire voiturette, avec l’art de la périphrase – un superbe méga break Aixam de couleur rouge flashy. Je fonce à 45 kilomètres à l’heure sur les routes autour de Vannes, puis je me gare dans un coin tranquille à l’abri des regards indiscrets, et je pars pour ma randonnée quotidienne dans l’air pur du climat breton.
Ce jour-là, j’avais décidé d’explorer les marais de Séné, vers la réserve d’oiseaux de Falguérec. Et j’y ai découvert… un drôle d’oiseau. Il était bel et bien mort et plus, ça ne faisait pas de doute. Le jeune homme à peine pubère (genre le Grand Meaulnes) gisait sur le dos, tout juste caché par un tas de feuilles, à proximité d’une allée dallée en bois. Je ne pouvais plus rien pour lui. Je l’examinai de plus près et constatai qu’à l’image du Dormeur du Val, il avait deux trous rouges au côté droit. Arthur Rimbaud se rappelait à moi.
Mais à cette différence près… ce n’était pas de la poésie… c’était un mec assassiné !