IVAvant de me lancer sur la piste du ou des coupables, il se produisit un événement contrariant : en effet, en milieu de matinée, une descente de flics. Ils sont arrivés, discrets comme tout, toutes sirènes hurlantes. Trois sont sortis de la voiture et un autre est resté au volant. On connaît leurs velléités de fuite quand le temps se couvre… Le trio s’est précipité vers le bureau de la dirlo.
Il faut bien en parler. Madame Matignon, Lucienne de son petit nom, dirige sa maison d’hôtes – non labellisée Gîtes de France, faut pas exagérer ! – de main de maîtresse. Ce n’est pas que Lulu soit plus mauvaise qu’une autre, mais pas meilleure non plus. Pour cacher ses faiblesses, elle est rigide comme un morceau de bois et elle nous inflige ses méthodes militaires, disant que les vieux c’est comme des enfants, il faut leur fixer des limites, sinon ils en profitent. C’est une petite bonne femme rondouillarde, aux cheveux courts, qui a toujours eu du mal avec son physique, donc elle compense, imitant par là les roquets qui aboient souvent plus fort que les molosses. Elle a toujours en poche des remontrances qu’elle balance au gré de ses humeurs, tout au long de la journée. Et ne parlons pas du savoir-être envers le personnel ; Émile notamment, aurait mille raisons de l’envoyer promener. Tout le monde se plaint d’elle, mais elle a des accointances avec la mairie, on dit qu’elle “couche” et elle n’a jamais été inquiétée. Son mari, Robert, d’ascendance américaine, que l’on voit peu ici, l’attend à la maison et exerce son autorité, donc Lulu s’écrase devant lui et se venge à l’extérieur.
Bref, trente secondes plus tard, elle a déboulé – chef de meute – avec les trois flics à la mine patibulaire sur les talons et le quatuor infernal s’est dirigé vers Eugénie et moi qui bavardions tranquillement avec Lucette, une aide-soignante sympa comme tout.
— C’est lui ! elle a fait comme ça, la mégère, en me pointant du doigt.
J’ai tout de suite juré mes grands dieux qu’avec ma voiture, une Aixam, je ne peux dépasser les 45 kilomètres à l’heure, voire 50 dans les descentes, mais en aucun cas, commettre un excès de vitesse, juste pour les limitations à 30 et là, j’étais vraiment désolé « d’avoir excédé vos appareils ».
Le commandant de police m’a alors interpellé d’une grosse voix en me demandant de ne pas se moquer des poulets, sinon, il pouvait m’en cuire.
— Je suis le commandant Eugène Lerabeau de Vannes – Je ne me souviens plus des identités des deux autres, un lieutenant et un bleu – Il ne s’agit pas d’un excès de vitesse, mais d’un coup de téléphone.
Je ne savais pas que c’était devenu interdit, on tourne le dos un instant et les politiques nous sortent une nouvelle loi. Tout le monde écoutait dans la salle – ceux, en tout cas, avec des oreilles en état de marche – on n’a pas tous les jours l’occasion d’assister à un spectacle. Le flic a continué son topo :
— Un coup de fil donné de la chambre numéro 20 ; c’est bien la vôtre ?
Eugénie a voulu s’en mêler pour me défendre, mais l’autre lui a cloué le bec, net. En voulant faire un acte citoyen, je m’étais découvert. Il a sentencié :
— Vous avez trouvé un cadavre.
— Je le confesse. C’est pour ça que je vous ai prévenus.
— Oui, mais vous êtes resté anonyme.
— Et alors ?
— Je vous accuse de recel de cadavre et entrave à une enquête criminelle. Vous nous avez fait perdre un temps fou avec vos cachotteries.
— Comment ça ?
— Combien de temps s’est-il écoulé entre votre découverte et l’appel à nos services ?
— Une heure… Une heure et demie… Moins de deux heures, en tout cas.
— C’est bien ça, vous avez tardé à nous prévenir, pendant ce temps, vous avez gardé le corps du délit pour vous.
— Il fallait que je revienne pour téléphoner !
— Et le portable, vous ne connaissez pas ?
Nos enfants avaient voulu nous en offrir deux, mais je n’ai jamais eu de fil à la patte et, avec cet engin, j’aurais eu l’impression d’être prisonnier. Ce n’est pas à mon âge que je vais m’envoyer volontairement en prison. Et puis ça peut donner le cancer, m’a affirmé Eugénie qui l’a entendu direct de la télé : « Ce sont des ondes maléfiques etc. etc. » Donc, pas d’oreille artificielle qui nous isole des autres !
— J’en ai pas, j’ai dit, pour couper court aux insinuations.
Il m’a cuisiné pendant de longues minutes, je lui ai affirmé que je n’en savais pas davantage, qu’ils s’en prenaient plus facilement aux victimes qu’aux coupables – Normal, ils les ont sous la main, les autres courent toujours ! – mais il était entêté comme une bourrique bretonne, jusqu’à ce que le quatrième larron qui avait garé la voiture, fasse irruption.
Et là, j’eus un choc : c’était mon neveu Clément !
Dès qu’il m’a vu, il s’est jeté dans mes bras avec émotion et il est allé embrasser Eugénie. Dame ! On ne l’avait pas revu depuis des années. Il était parti bosser à Paris et il venait d’obtenir sa mutation à Vannes. On a toujours eu tous les deux une réelle complicité. Ça a toujours été mon neveu préféré, y’a des sentiments comme ça qu’on ne peut pas expliquer – Eugénie me fait des gros yeux quand je dis ça, mais ça n’y change rien. Il venait régulièrement nous voir, on se promenait ensemble et je lui ai expliqué un tas de trucs nécessaires. À chaque fois qu’il avait une décision à prendre, il venait consulter Tonton. C’est le fils de ma sœur qui n’est pas une lumière, mais au moins, elle a réussi à pondre – avec son benêt de mari – un garçon en or.
Je ne vous explique pas la tronche que tirait notre commandant quand il a assisté à nos effusions, hésitant entre la chèvre et le chou. Clément lui a balancé sur un ton inimitable :
— C’est mon oncle ! Il n’a rien fait. Je m’en porte garant.
Un peu comme si de connaître quelqu’un de la police faisait de vous un innocent ou de croire qu’un docteur ne tombe jamais malade. L’interpellé a maugréé et il a beuglé pour ne pas perdre la face :
— Tenons-nous-en à votre découverte ! J’aurais encore des questions à vous poser. Vous viendrez déposer officiellement dans nos bureaux.
— Je sais ce qu’est la torture, j’ai fait l’Algérie, alors ça me connaît.
Je n’aurais pas dû répondre ça, mais c’est plus fort que moi, parfois les mots me sortent sans que je les invite. Il m’a fusillé du regard, signifiant que j’avais intérêt à me surveiller. Puis ils ont tourné les talons, suivis de la mère Matignon, raide comme un premier ministre qui vous annonce un plan de rigueur. Elle aussi m’a jeté un regard tueur et j’ai bien failli mourir sous les coups de ses yeux.
Je me suis dit : « C’est peut-être elle la tueuse, après tout ! »
J’aurais aimé qu’elle le soit pour que le CCAS fasse appel à d’autres candidatures, mais il y avait peu de chances à cela, malgré tout, trop occupée qu’elle était à garder son troupeau. Ce n’est pas parce qu’on souhaite une chose qu’elle se produit obligatoirement et vice versa.
* * *
Clément – lieutenant de police – est revenu nous voir dans la soirée, quand la mer s’était calmée après la tempête. Il s’amena après le repas : jardinière de légumes, saucisse-purée, à cause des crocs qui se délitent, bientôt, ils vont nous refiler des pailles pour qu’on aspire les aliments ; pour finir, un flan vacillant aux reflets bleus de gélatine, qui n’incitait pas à la gourmandise et, cerise sur le gâteau, du mixé pour les édentés. Le compréhensif nous avait ramené des kouign-amann à étouffer les chrétiens et les autres, dont on s’est beurré la lampe. Ça au moins c’était du « qui tient au corps », du solide, du breton, quoi ! C’est un prévenant, mon neveu, il connaissait nos nouvelles conditions de travail, notre maigre salaire, et il essayait d’améliorer notre situation de bagnard.
Je lui ai présenté Zélie Lantoure – minaudant – qui se montra impressionnée, et Émile, l’ASH, qui avait terminé son service. Nous nous sommes regroupés dans la chapelle pour ne pas être dérangés. S’il avait pu, il nous aurait traités de cinglés, mais il s’est retenu pour ne pas se montrer désagréable ; bien élevé, le petit ! On a partagé la pâtisserie.
Je lui ai tout retracé depuis la découverte, je lui ai aussi parlé de mon envie pressante de mener l’enquête pour me dégourdir les neurones, mais il était peu convaincu, voire perplexe.
— On a moins de fourmis dans les jambes à nos âges et il faut bien trouver des palliatifs à notre angoisse, abonnés que nous sommes aux dernières pages de Chronique d’une mort annoncée.
Eugénie m’a foudroyé net du regard, à étaler comme ça mes réflexions sur la mort devant un jeune qui ne demandait qu’à vivre. Les poteaux se sont marrés en sourdine.
Par solidarité masculine, Clément nommé Chicoine, en a convenu, mais il ne voyait pas d’un très bon œil qu’on intervienne ainsi dans le domaine privé des flics, à cause surtout des retombées radioactives collatérales.
— Y’a un assassin qui rôde et on ne connaît pas ses mobiles ni ses intentions, il pourrait bien s’en prendre à n’importe qui, surtout à ceux qui le cherchent. Si vous approchiez trop près, il aurait peut-être envie d’éliminer des témoins gênants…
J’ai quand même réussi à le convaincre, en partie, et il nous a assuré qu’il nous aiderait de son mieux, vu que notre décision était prise dans le béton. Pour commencer, il nous a donné ce qu’avaient recueilli ses collègues.
Le Jonathan Dalban, un jeune homme de bonne famille ouvrière, était un garçon discret, voire taciturne, sans antécédents judiciaires. On ne savait pas comment il avait pu se fourrer dans une histoire tordue. Il fréquentait quelques potes et faisait des études normales en terminale – qu’il redoublait – au lycée Dubuc. Ses proches n’avaient pas plus de problèmes que la moyenne. D’ailleurs, dans cette affaire, tout était moyen et pas moyen de beaucoup avancer. Ce qui laissait des chances aux apprentis enquêteurs.
Clément m’a dit que je pouvais commencer par la b***e qu’il fréquentait, un “vieux” les effaroucherait peut-être moins que les policiers. Il me chargea donc en quelque sorte d’une mission de reconnaissance, tout en me demandant instamment de laisser “tante Eugénie” et Zélie en dehors de ce premier coup.
— Je veux, mon n’veu ! l’ai-je blagué, tandis qu’il quittait les lieux qu’un jour, peut-être, il rejoindrait en tant que pensionnaire, mais il avait bien le temps d’y penser. C’est tellement beau, la jeunesse !