« Je ne plaiderai, déclarai-je sur le ton de ma dignité reconquise, ni pour l’illustre Mister Flow, ni surtout pour ce grand niais de Durin qui est incapable de soulever une épingle de cravate à son maître sans se faire pincer comme un écolier. On s’est fait beaucoup d’illusions sur l’Homme aux cent visages. Je ne lui en connais qu’un. Il ne m’a pas ébloui. Dans deux heures, monsieur, vous aurez votre argent, quoi qu’il puisse m’arriver ! » Et je le regarde sans peur. Le sort en est jeté. Il sourit. Je crois même, ma parole, qu’il s’amuse. « Ne faites donc pas l’enfant, dit-il. J’avoue que Durin, même pour un stagiaire, n’est pas un client reluisant. Que voulez-vous ? Les plus grands capitaines ont eu leurs défaillances. L’orgueil les perd. La difficulté les tente. Ils se croient tout permis. Ce petit bijou, à la cravate de Sir Archibald, n’avait d’autre valeur à mes yeux que le plaisir qu’il me procurait, dans le moment que je l’en privais, au nez du baronnet lui-même et de dix de ses amis, qui ne se sont aperçus de rien, je vous le jure ! Mais je suis d’un naturel généreux et j’eus le tort de faire cadeau de l’objet à la femme de chambre d’une amie de la lady qui avait eu des bontés pour moi. C’était une honnête fille. Elle m’a dénoncé. Quelle leçon ! On apprend à tout âge… Mais laissons cela qui n’aura que l’intérêt le plus passager au moment de ma comparution en correctionnelle… Où est le sac aux outils ? – Votre valise ? Elle m’attend dans un taxi. – Vous allez la reporter rue Chalgrin ? – Oui ! – Non ! je vous ai dit que j’avais pris mes précautions. Vous n’avez pas encore lu les gazettes ? – Ma foi, je vous avouerai… – Eh bien, lisez. » Et il me sortit une feuille du matin même (édition spéciale). Il me signalait un entrefilet, en dernière heure : RÉSURRECTION DU CÉLÈBRE MISTER FLOW. L’Homme aux cent visages n’est pas mort !Je sursautai. « Lisez ! Lisez ! » Je lus. Je lus pour mon épouvante : Que les nombreux admirateurs de l’illustre Flow (l’homme que la police ne peut pas plus saisir, ou retenir, qu’on ne retient une poignée d’eau) se consolent. Il a échappé au naufrage du Britannic, et il est revenu en France continuer la série de ses exploits. Attendons-nous à quelque nouveau cambriolage sensationnel ou à l’un de ces scandales mondains qu’il a le génie de susciter pour la grande joie de ceux qui ne s’y trouvent point mêlés. Les services de la Sûreté avaient été récemment avertis que Mister Flow, plus vivant et plus en forme que jamais, se trouvait à Paris. Hier matin, la police savait qu’il se faisait appeler Van Housen, venant d’Amsterdam, et qu’on l’avait vu dans quelques lieux de plaisir. À midi, elle faisait une descente dans un palace des Champs-Élysées, où, après avoir réglé sa note, il avait laissé une malle et où il n’avait pas reparu depuis trois semaines. On ne trouva, dans cette malle, que du linge et quelques effets. Tard dans la nuit, la Sûreté était avertie qu’un nommé Van Housen avait loué un petit pied-à-terre dans une maison meublée de la rue Chalgrin. Au petit jour, elle faisait une descente dans cet hôtel et se faisait ouvrir par le concierge l’appartement de l’indésirable locataire que l’on n’avait pas revu depuis quinze jours. « Pour moi, vous ne trouverez rien, déclara le concierge. Un de ses amis que j’ai vu quelquefois avec lui est venu hier soir. Il avait la clef de l’appartement et il en est sorti avec un sac-valise qui paraissait très lourd. » Van Housen devait se savoir pisté, et il avait certainement chargé son ami de ramasser dans l’appartement tout ce qu’il pouvait y avoir de compromettant. « Un fait qui m’a paru bizarre, signala encore le concierge, c’est que cet ami qui portait jusqu’alors toute sa barbe s’est fait raser, n’ayant conservé qu’une petite moustache à la Charlot. » Il ne fait point de doute qu’il s’agit là d’un complice. Pour accomplir une besogne qui pouvait n’être point de tout repos, celui-ci avait jugé bon de modifier sa physionomie. Mais le concierge a déclaré formellement qu’il ne l’en avait pas moins reconnu, et qu’il le reconnaîtrait à l’occasion ! Le journal tomba de mes mains qui tremblaient. « Remettez-vous, me dit Durin, de plus en plus calme. Votre pâleur m’inquiète. – Je suis perdu ! C’est sur vos instructions que le concierge a fait une pareille déclaration ? – Il n’y a pas de quoi s’évanouir ! Je ne vous abandonnerai pas ! – Misérable ! murmurai-je dans un gémissement. – Quel gosse ! Voyons, soyez un peu sérieux, mon cher maître. Au fond, tout cela n’est pas bien grave. Évidemment ce monstre de concierge a menti. Il ne vous a jamais vu avec votre barbe et vous n’êtes venu qu’une fois chez moi pour en sortir avec ce damné sac ! Telle est la vérité !… Mais le malheur est que personne ne croirait plus à cette vérité-là ! Votre transformation vous accuse et votre petite moustache à la Charlot vous accable ! Vous voyez bien que vous ne pouvez plus retourner chez cet abominable Van Housen ! – Ni chez moi ! Ni nulle part !… On peut m’arrêter en sortant d’ici ! – Taratata ! quelle imagination ! Le concierge de la prison vous a-t-il reconnu ?…Le greffier ? pas davantage ! Il timbre les laissez-passer sans se préoccuper de la figure des stagiaires. Un stagiaire désigné d’office, cela a si peu d’importance !… Est-ce à moi de vous l’apprendre ?… – Ah ! je voudrais être loin !… – À Deauville !… – Bandit ! – Vous en trouverez souvent des bandits qui vous donnent deux mille francs, pour vous offrir un petit voyage au bord de la mer, qui vous nippent de pied en cap et qui vous procurent, par-dessus le marché, l’occasion de sauver l’honneur des dames… Quoi qu’il en soit, je ne vous demande pas une reconnaissance éperdue, mais simplement de tenir vos engagements en échange de mes bienfaits. J’admets que vous éprouviez quelque répugnance, à cause de cette maudite petite moustache, à vous montrer à votre concierge et à vos amis, et même à des indifférents qui auraient pu lire le petit filet de ce matin. Rassurez-vous. J’y ai pensé. Vous allez revoir Victor. Il vous attend, non chez Gloria, mais chez lui, cette fois. Vous avez un taxi ? Profitez-en ! 5 bis, rue Notre-Dame-des-Victoires. Au troisième, première porte à droite. Ah ! encore une question. Savez-vous l’anglais… – Comme ma langue maternelle. – Parfait ! cela nous facilite bien des choses. Quand vous sortirez de chez lui, vous ne vous reconnaîtrez plus vous même. Et, en route pour Deauville ! Vous ferez ma commission. Puis vous irez villégiaturer trois semaines dans un coin des environs, le temps de laisser repousser votre barbe… Vous revenez de vacances, vous plaidez pour moi, je reprends la clef des champs. Et vous ne me revoyez plus !… Ça vous fera plaisir ? Ingrat ! – Mais votre sac ! m’écriai-je. Que voulez-vous que je fasse de votre sac ? Tant que je le traînerai avec moi… – Mon cher, je vais mettre fin à vos tourments. Partez avec lui. Je vais vous donner la clef qui le ferme. Lady Helena, en remerciement du grand service que nous lui rendons, ne verra aucun inconvénient à le garder par devers elle, jusqu’à ma libération. – Je lui dirai qu’il est à vous ?… – Je n’en doute pas ! et je ne m’y oppose point. – Je vous rapporterai la clef ? – Je l’espère… quand votre barbe aura repoussé. – Tout cela peut être terminé ce soir même, soupirai-je. L’adresse de cette dame ? – Lady Helena est la vertueuse épouse de Sir Archibald Skarlett, baronnet. Un beau nom, Lady Helena Skarlett… « Scarlet », la femme fatale !… comme disent les Américains : la femme vamp !…(vampire)… Cela ne vous fait pas rêver ? – La femme de votre patron. – … Vous l’avez dit ! Elle est descendue au Royal. – Mais quand je voudrai être reçu, qui ferai-je annoncer ? – Mister Prim, s’il vous plaît ! (J.A.L. Prim), John, Arthur, Lawrence, pour la servir. Un joli nom aussi, en vérité, et tout à fait honorable. Vous trouverez dans le dossier 25, tout au fond de mon sac, des cartes qui vous ouvriront toutes les portes. Et maintenant, passez-moi, je vous prie, les petits papiers que vous avez cambriolés hier chez cet affreux Van Housen ! » Docile, j’ouvris ma serviette. Je n’avais même pas l’idée de lui résister. Et puis le pouvais-je ? Ce Durin me tenait mieux qu’avec des menottes. Je ne pensais qu’à une chose : ce soir même, j’en aurais fini avec cette horrible aventure ! Durin eut vite fait de trier dans le tas de photos et de lettres. Il en conserva quelques-unes qu’il enfouit dans sa poche, fit un paquet du reste qu’il ficela solidement et qu’il cacheta d’un sceau bizarre, large comme un ancien décime, qu’il dissimulait dans le creux de sa main. Un bout de cire, deux allumettes ; le tout fut fait avec une décision, une rapidité surprenantes, après un coup d’œil jeté au judas de la porte, où l’on ne vient jamais du reste, tant que l’avocat n’appelle pas. Pendant qu’il procédait à cette ultime opération, je le regardais. Il me semblait que je le voyais pour la première fois. Il ne jouait plus la comédie. Il ne « composait » plus. Le véritable Mister Flow apparaissait soudain à mon regard effaré. Où était-il le niais Durin ? Son front semblait s’être élargi, ses yeux brûlaient d’intelligence. Un sourire redoutable plissait sa lèvre désabusée et sèche. Une denture solide, féroce. Avec cela, un ovale du visage allongé, quasi aristocratique, une mâchoire inquiétante qui se terminait par un menton trop fin. Un nez spirituel aux narines fragiles. Rien de bestial. C’était pire. Cette figure tenait du drame et de la farce, appartenait à un pitre distingué ou à un assassin rigolo, et peut-être à un sadique. Le secret de la vie de cet homme pouvait tenir, tout entier, dans la volupté de se savoir redouté, avec admiration, et de ne rien négliger pour ajouter à sa gloire, car enfin, depuis longtemps, il devait être riche, et, s’il ne l’était pas, quelle admirable confiance en lui-même, sûr qu’il était du trésor public ! Je le quittai, avec humilité, comme un pauvre homme qui garde pour lui toute la honte de son impuissante fureur. En vérité, j’aurais fait pitié à un condamné à mort ! J’avais retrouvé toute ma vertu, pour la regretter !… Je pensais à mon bouge de la rue des Bernardins comme au paradis perdu, et le taxi au fond duquel je m’étais jeté, me conduisait chez Victor !… J’avais le damné sac entre les jambes… La vue d’un agent qui fit stopper ma voiture au coin de la rue de Rivoli me chavira. Enfin, voilà la rue Notre-Dame-des-Victoires. Je règle mon taxi. La rapidité avec laquelle je grimpe les trois étages en traînant mon encombrant fardeau n’a d’égale que celle avec laquelle j’ai quitté, la veille, la rue Chalgrin. Victor m’attend. Cette communication directe entre un détenu et ses amis du dehors n’est point pour m’étonner. La fréquentation des prisons nous en apprend bien d’autres. En voyant mon petit bagage, Victor me complimente : « Joli sac, monsieur ! – Vous le connaissez ? – Nullement. Votre question, monsieur, est oiseuse et peut-être imprudente. Je vois ce sac pour la première fois. J’en admire la sobre et solide élégance. Quoi de plus naturel !… Je ne sors du naturel que pour faire les têtes. On ne saurait le reprocher à un coiffeur… Je joue aussi aux courses… pour les autres… Je n’ai jamais eu d’ennuis parce qu’avec moi tout se passe toujours correctement. Asseyez-vous, monsieur !… Monsieur est venu, je crois, pour le numéro 25 ? – Il paraît, Victor !… » Je vois tomber avec satisfaction ma moustache à la Charlot. Puis Victor m’élargit le front, me dégarnit les tempes, cheveux passés au siccatif qui en modifie légèrement la teinte. Raie sur le côté. Enfin, j’apprends à faire une cicatrice qui part du cuir chevelu pour rejoindre l’arcade sourcilière gauche. « Je me suis battu en duel ? – Monsieur m’en demande trop long… Monsieur emportera cette petite boîte ; Monsieur fera cela aussi bien que moi. Et maintenant, laissez-moi vous offrir deux joues enflammées par la haine du régime sec. Parfait ! vous voilà très black and white ! Et maintenant, cette jolie paire de lunettes. Ça fait partie de la fourniture qui s’achète “avec la tête”. » Quand c’est fini, je ne puis m’empêcher de rire devant la glace, malgré le tragique de la situation. « Je ne vais plus oser boire que du whisky ou du gin ! – Monsieur a tout du jolly good fellow ! exprime Victor. Non, ne vous occupez pas de l’addition. Je mettrai ça sur la note “du patron” ! » Dans le taxi qui me conduit à la gare Saint-Lazare, je ne ris plus ! Ce Victor m’embête avec « son patron » !… J’ouvre le sac pour chercher mes cartes de visite. Dans le dossier 25, je trouve tout ce qu’il me faut, non seulement des cartes de visite, mais encore des papiers, une notice sur mon pedigree, un aperçu de mon existence passée, de mes voyages, des détails sur une rencontre que j’eus, il y a deux ans à Milan, avec Sir Archibald Skarlett, qui, justement, cherchait un valet de chambre, et à qui je recommandai Durin, enfin, des passeports avec ma photographie ! C’est moi, tout craché ! J’admire…
Entre Vernon et Lisieux, j’ai été pris d’une colère singulièrement grotesque. J’étais seul dans mon compartiment, affalé dans un coin, me refusant à penser, anéanti, redoutant par-dessus tout de sortir de cette sorte de léthargie où j’avais trouvé lâchement un refuge passager. Et voilà que tout à coup je fis explosion : « Eh bien, es-tu content ? Tu y vas, à Deauville !… » Et je me bourrai de coups, comme un enfant, en m’injuriant comme un charretier. Ma rage stupide était comparable à celle de cette sotte fille qui, dans un conte de Perrault, pouvant formuler des vœux qui eussent fait sa fortune, avait désiré une aune de boudin, l’avait vue descendre par la cheminée, puis sauter à son nez, et avait épuisé son destin en souhaitant d’être, sur-le-champ, débarrassé de cette encombrante charcuterie. J’allais à Deauville, mais que n’aurais-je donné pour en être déjà revenu ! Qu’est-ce que me réservait ce damné M. Prim ? En vérité, je le connaissais si peu ! Quant à maître Antonin Rose, il ne pouvait plus en être question, du moins pour le moment !… J’avais vendu « mon moi » contre un visage, le cent unième de l’illustre Mister Flow ! Ma personnalité se réduisait désormais à n’être qu’un portrait de plus dans sa collection, une simple épreuve retouchée ! Et encore je devais veiller à ne pas trop l’abîmer dans mon désespoir… Dans une glace, je constate que ma cicatrice n’a pas trop souffert de ma gesticulation ridicule. Je suis plus brique cuite que jamais ! Mon haleine doit être d’une fraîcheur d’alcool à 90… Encore une colère comme celle-ci et je serai très pick me up ! Cette façade me donne dix ans de plus. Deauville ! Je descends, derrière mes lunettes, raide comme un gentleman qui n’a pas lâché les tabourets de bar depuis huit jours et j’injurie copieusement, dans un anglais de cockney, un gamin qui, à la sortie, veut me prendre de force ma valise. Je monte dans l’autobus du Royal. Pas de chambre, naturellement ; nous sommes à la veille des courses. Je demande si Lady Skarlett est chez elle et je prie qu’on lui fasse parvenir mon bristol, d’urgence. Cinq minutes plus tard, on vient me chercher et je suis un faquin solennel sans avoir lâché mon sac. Ahurissement du maître d’hôtel. On veut me débarrasser de mon fardeau, je grogne. Je dois avoir une figure redoutable : on n’insiste pas. Un luxueux appartement, au rez-de-chaussée ; grandes portes-fenêtres ouvertes sur les parterres fleuris. Du reste, des fleurs, il y en a partout. Ce salon en est plein et des plus rares, des orchidées à faire rougir un singe ! Une femme de chambre des plus coquettes me fait entrer dans un boudoir. Nom d’un rat ! Lady Helena doit laisser quelque chose derrière elle comme « sillage embaumé » !… Les parfums, surtout les moins timides, ceux qui avouent audacieusement leur dessein de viol, m’ont toujours bouleversé. Je ne sais déjà plus ce que je fais là ni surtout ce que je vais faire… Un rôle pareil, c’est au-dessus de mes moyens… Je vais me trahir tout de suite… Elle est jolie, Lady Helena ! très jolie !… J’ai vu son portrait dans la collection Durin… Si j’avais été moins bassement inquiet, je me serais certainement attardé à la contemplation de certains détails… Je me rappelle, par exemple, que ses seins, ses seins nus… car il y avait des photos d’une intimité… Je sens que, lorsqu’elle va être là, je vais bégayer, que mes gestes vont être ridicules ou odieux… Est-ce que je sais, moi, comment on parle à une lady !… à une lady qui couche avec son domestique !… On peut se croire tout permis et alors !… alors ce que l’on peut se faire remettre à sa place !… Ça doit se donner comme une reine, une femme comme ça !… ou vous chasser comme une impératrice !… On n’a plus qu’à s’en aller à quatre pattes !… Si je fuyais. tout simplement ? Après tout, moi, je suis un honnête homme ! Ce n’est pas parce qu’une suite fatale de circonstances m’a imposé une trogne fleurie de délirant good fellow et jeté dans les jambes un nécessaire de cambrioleur pour que je continue à jouer un rôle auquel ni mes antécédents ni une solide éducation familiale ni ma profession, j’ose le dire, ne m’ont préparé. Jusqu’alors, quand je me suis assis sur les bancs de la correctionnelle et même de la cour d’assises (oh ! si peu !) ça n’a jamais été sur celui des coquins. Mon devoir est de les défendre, tout juste, mais de là à me déguiser pour faire leurs commissions !…