II - Deux misères

3300 Words
II Deux misères Joël le Mat revenait de Cloch’ars. Il comptait passer la nuit au Pouldû, dans l’auberge du passeur, car le passeur était un digne homme, un vieux matelot endurci à la fatigue, mais bon aux pauvres, pratiquant l’hospitalité, distribuant la soupe et le pain aux vagabonds et aux mendiants sans leur demander qui ils étaient, ni d’où ils venaient. Et Joël le Mat savait bien que, si pleine que fût l’auberge, la mère Goulien, aussi bonne que son mari, trouverait toujours un coin de toit, une soupente, pour l’abriter moyennant les quatre sous du musicien, – et même pour rien, s’il n’avait pas les quatre sous. Le musicien, c’était lui, Joël le Mat, le violoneux, ainsi qu’on l’appelait. Il n’était plus jeune, à cette heure. Soixante ans écoulés dans les privations et la misère lui avaient fait une chevelure d’argent. Ses jambes fléchissaient parfois, bien que ses reins fussent robustes, ses bras encore musculeux et ses doigts agiles pour tenir l’archet. Indigent, il l’avait toujours été, même aux plus beaux jours de sa jeunesse, et ceux qui l’avaient connu droit et fier, avec sa longue figure mince, soigneusement rasée, ses traits fins comme ceux d’un gentilhomme, son sourire doux et triste, ses longs cheveux, son regard vague et illuminé du dedans, avaient coutume de dire de lui : « Joël, l’homme au violon, c’est un artiste. Il a peut-être gagné le ciel, bien qu’il l’ait fait perdre à pas mal de jeunesses ; mais, pour le sûr et le certain, il n’a jamais gagné de quoi acheter le château de M. Mirio. » Or le château de M. Mirio, c’était cette grande maison carrée, qui s’élevait là-bas, sur le coteau, sur l’autre bord de la Laïta, au tournant du chemin de Guidel. Et M. Mirio, c’était le maître de forges de Guidel, qui avait longtemps travaillé pour l’arsenal de Lorient, et qui était encore l’un des gros entrepreneurs chargé par le ministère de l’embauchage des ouvriers. Bien certainement, Joël le Mat n’avait jamais pensé à gagner une fortune comme celle de M. Mirio, ni même « tant seulement » le centième de cette fortune, qui allait bien à six millions, disaient les gens bien informés. Mais peut-être avait-il nourri d’autres ambitions, caressé de plus tendres espérances, car ses yeux bleus avaient des regards d’inspiré, et quand il s’en allait sur les routes, de village en village, son violon d’une main, son archet de l’autre, en quête d’une assemblée, d’un pardon ou d’une noce, le chef branlant, la démarche fatiguée, ceux qui l’avaient rencontré avaient vu des larmes couler de ses paupières sur ses vieilles joues sillonnées de rides profondes. Ce jour-là, il revenait de Cloch’ars, où il avait fait danser filles et gars à la noce de la fille d’un fermier. Il y avait bien trois cents invités, parmi lesquels M. le vicomte de Kervéo, le propriétaire, encore un ami des pauvres et des petites gens. Ceux de la fête avaient donné chacun un sou pour danser, et cela avait mis quinze francs dans l’escarcelle du violoneux. Puis le vicomte l’avait appelé à son tour, et lui avait dit, avec sa grosse voix de vieux marin : « Père le Mat, je sais bien des choses sur ton compte, et notamment que tu es le meilleur des hommes. Prends ça, et fais-en ton profit. Mais, quand tu l’auras monnayé, n’oublie pas d’acheter des crêpes et de la galette avec deux l****s de vin blanc pour régaler la maisonnée de Yann Plouherno. Tu m’as compris, n’est-ce pas ? » Joël avait remercié de tout son cœur l’ancien capitaine de frégate. Il avait dans les yeux des larmes, mais de la joie plein le cœur, et longtemps, sur la route, il avait regardé la pièce jaune, le louis tout neuf de vingt francs que l’homme de bien avait placé dans la paume de sa main amaigrie, délicate comme celle d’une femme. Il l’avait regardée jusqu’à ce que les ombres du soir eussent brouillé sa vue, et alors il l’avait mise dans sa poche ; mais il la voyait toujours avec les yeux de l’esprit, comptant le profit, se répétant : « Quinze et vingt font trente-cinq. Me voilà riche pour un mois, et le pain ne manquera pas au ménage de Yann Plouherno. J’irai à Lorient pour acheter à mon filleul Yves le beau couteau qu’il m’a demandé, et j’apporterai en même temps le vin blanc et la galette. Les crêpes sont meilleures à Quimperlé. » Alors ses prunelles s’étaient levées vers le firmament noir, où des étoiles scintillaient, et il avait murmuré : « Tu seras contente, Yannite. Ton fils aura un peu plus de joie sur la terre. » Il était arrivé au village de Kerharo. Encore deux kilomètres, et il serait au Pouldû. Le silence était profond, et au travers des verdures pressées on entendait battre le pouls de l’Océan. La mer chantait son imposant cantique, et Joël le Mat songeait qu’elle avait été pour lui l’inspiratrice de ses rêves d’artiste, qu’il avait appris l’harmonie à ses leçons. Tout à coup une clameur le fit tressaillir. Il tendit l’oreille. C’était le cri d’un chien perdu ou blessé. Une sueur froide coula du front du musicien sur son cou. Il fit un grand signe de croix. « Il y a quelqu’un qui meurt ou qui va mourir, » prononça-t-il à part lui. Et il pressa le pas pour sortir au plus tôt de la zone maudite où une âme luttait contre les affres du dernier combat, et machinalement les versets du De profundis, en latin, vinrent se placer sur ses lèvres bégayantes. Mais le cri retentit derechef, non plus long et désespéré, mais v*****t, impatienté. C’était presque une voix humaine appelant au secours. Toute la peur de Joël le Mat tomba d’un seul coup. Avant d’être ménétrier, il avait servi sept ans dans la marine de l’État. « Ho ! ho ! pensa-t-il tout haut, ça c’est un chien qui demande à l’aide. Il y a un vivant en danger sur la grève. » Il enjamba une clôture, et se mit à courir vers la grève, à travers les genêts et les bruyères, dans la direction des Grands-Sables, du côté de l’anse de Kernévénas, d’où venait le cri du chien. Et, tout en se hâtant, il avait ôté de sa ceinture un sifflet de bois dont il tira deux ou trois notes stridentes, qui vibrèrent étrangement dans la nuit. L’aboiement répondit plus doux, cette fois, avec une nuance de supplication. Une idée vint au musicien, idée singulière assurément, telle qu’il en peut naître dans l’imagination d’un artiste. Il défit le vaste foulard dans lequel il enveloppait son violon, mit celui-ci contre son épaule, et lentement, du pas dont il marchait au défilé des noces, il se mit à jouer en cadence. Ce fut une étrange mélodie que celle de ces notes envolées dans la nuit, au milieu du silence de la campagne, troublé seulement par l’éternel bruissement du flot sur le sable de la plage et sur les roches battues par les lames courtes. Joël descendit ainsi, sans peur, du haut des dunes du Kernévénas. La mer clapotait à ses pieds au travers du tapis de goémon ; mais en ce moment elle était étale, et le jusant allait commencer. À la vue de l’homme, le chien se leva du milieu des herbes marines. Il se traîna, languissant, avec de petits cris plaintifs, et le musicien, tout à fait rassuré, se laissa attirer par lui vers une masse sombre, qui s’agitait à quelques pas. Le vieil homme se pencha pour mieux voir. Une exclamation de pitié jaillit de ses lèvres. « Bonne Dame ! Un enfant, et vivant, encore ! Jésus ! qui a mis là cette innocente ? – Maman, maman ! pleura la petite créature éperdue, en tendant désespérément les bras. – Ne pleure pas, tiote, dit doucement Joël. On ira la chercher, ta maman. » Il voulut prendre la petite fille entre ses bras, elle le repoussa et voulut s’enfuir. « Mais elle est toute trempée, la tiote ! prononça-t-il. On ne peut pas te laisser comme ça, mon enfant. Puisqu’on te dit qu’on ira chercher ta maman ! Si tu ne viens pas, tu vois, il fait nuit, et le loup te mangera. » Justement la brise se levait, venant du large. Un frisson secoua la petite créature sous ses vêtements mouillés. Elle se mit à pleurer à grands sanglots, répétant toujours : « Maman ! maman ! » Le vieux musicien était bouleversé. Lui aussi avait les yeux humides de larmes. « Ne pleure pas, mon petit ange. Je te dis que tu reverras ta maman. Moi, je suis un brave homme, tu sais ; j’aime beaucoup les petits enfants. » Et, tout en parlant, il avait posé son violon sur le sable et défait l’ample caban de grosse laine qui pendait à ses épaules. En un tour de main, il déchaussa la petite fille grelottante, lui enleva ce qu’elle avait de plus mouillé sur elle et l’enveloppa dans le manteau. Il n’avait pas cessé de parler, et l’enfant ne pleurait plus. Il lui prodiguait les mots les plus doux de son vocabulaire. Elle l’écoutait, étonnée, curieuse même, et cela depuis qu’il l’avait nommée « petit ange ». « Alors tu es bon, toi, dis, Monsieur ? » s’enhardit-elle à lui demander. Il sourit, le vieux Joël le Mat, séduit par le clair regard de ces beaux yeux, qu’il apercevait à la clarté de la lune. « Mais oui, je suis bon. On le dit du moins, ma jolie mignonne, et j’aime bien les petits enfants. – Alors je suis contente d’aller avec toi pour retrouver maman et papa. » Il l’avait enlacée de son bras gauche, et elle s’était laissé faire, n’ayant plus peur. Il la chargea rapidement sur son épaule, tout emmitouflée dans le grossier caban, et se mit à remonter les sables pour rejoindre le chemin du Pouldû. « Viens aussi, toi, bonne bête, » cria-t-il amicalement au chien. Pluton se leva du milieu du varech. Il fit entendre un jappement satisfait, et suivit pas à pas l’homme qui emportait sa petite amie. Son instinct infaillible lui avait révélé que cet homme, lui aussi, était un ami. Le sol était lumineux, tant le ciel versait des rayons. Le sable étincelait comme une poussière de diamants. Sur la haute falaise de roches, les genêts et les bruyères découpaient de larges cercles d’ombre et accusaient de fantastiques silhouettes. Quand il fut au sommet de la dune, Joël prit la route sur sa gauche et passa devant quelques chalets de baigneurs déjà délaissés par leurs hôtes de passage, car on était au 26 septembre, et l’on pouvait considérer la saison comme close. Puis le musicien se rejeta sur la droite, par un sentier qui traversait des champs. Ce sentier aboutissait au village même du Pouldû. L’étrange groupe se profila sur le versant du promontoire et se projeta en ombres gigantesques sur le lit pailleté d’argent de la Laïta. Il dépassa les berges vaseuses de la rive et remonta le petit quai de pierre aux bornes duquel les rares pêcheurs de Kervénoul et du Pouldû amarrent leurs barques au retour. Une grande et vieille maison à deux étages se dressait, tout au bord de la rivière, sur une façon de petite place où quatre autres demeures du même genre se pressaient les unes contre les autres. Les fenêtres du rez-de-chaussée de la première étaient éclairées ; la porte vitrée qui y donnait accès restait ouverte. Joël s’approcha, entra sans façons, et, après avoir fait asseoir la petite fille sur une chaise, frappa un peu nerveusement sur la grande table de cette obscure salle à manger. Il appela : « Ohé ! mère Goulien, j’ai besoin pour l’heure d’un petit coup de main. Où est votre mari ? » Une grosse femme âgée, à l’air bienveillant, accourut : « Ah ! c’est toi, Joël le Mat ? dit-elle d’une voix rude qui essayait de se faire douce. As-tu fait une bonne journée ? – Oui, la mère. Le bon Dieu m’a été compatissant, et je pourrais faire des folies, si je voulais ; mais c’est pas tout ça. Aidez-moi à réchauffer cette pauvre petite, il faut que ça mange et que ça dorme après. » Déjà la mère Goulien s’était emparée de la petite fille avec des exclamations de pitié, même d’admiration. « Doux Jésus ! où as-tu ramassé ce morceau-là, l’homme ? La vérité, c’est que tu as toujours été honnête et bon, Joël, et c’est pas à ton âge que tu te serais fait voleur d’enfants. – Voleur d’enfants ! s’exclama le vieillard avec amertume. Vous êtes dure, ce soir, mère Goulien ! C’est la mer, oui, qui est la voleuse. J’ai trouvé cette petite-là dans le goémon, avec le chien que voilà pour la garder. Elle parle comme une grande personne, et tout à l’heure, quand elle aura mangé, je gage qu’elle déliera sa langue. » Mais déjà la vieille femme ne l’écoutait plus. Elle avait emporté l’enfant en criant au violoneux : – Viens çà, Joël. Le feu de la cuisine est aussi bon pour toi que pour les autres, et emmène le chien. Joël n’eut point besoin d’emmener le chien. Pluton suivit tout seul, non sans gronder quelque peu contre la matrone qui emportait ainsi sa protégée. Et il est à croire que si le brave animal n’avait pas été épuisé par quatre jours de jeûne, il eût témoigné plus énergiquement son hostilité. Mais il s’apaisa vite en présence de l’affection dont on fit preuve à son égard. « Pauvre bête ! s’était écriée la mère Goulien, elle meurt de faim ! Vite, Tina, donne-lui une écuelle de pâtée. » Et, sans s’arrêter, l’excellente femme plaçait la petite fille devant la flambée de l’âtre, où mijotait harmonieusement la soupe. Elle l’enveloppa de linges secs, pendant que la servante suspendait à l’un des chenets les vêtements mouillés de l’enfant. « Aimes-tu la soupe, petite ? demandait la grosse femme avec intérêt. – Oui, répondit l’enfant, que la chaleur du foyer ragaillardissait ; mais je veux maman. » C’était la plainte des tout petits, cette prière du cœur, qui déchire l’âme de toutes les femmes, de tous les hommes. La mère Goulien en avait les larmes aux yeux. Elle mit un couvert sur la grande table de cuisine, tout en grommelant : « Tu la verras demain, ta maman. Il faut être bien sage. Quand tu auras mangé ta soupe, je te donnerai du bon lait. » Et, soulevant la chaise avec l’enfant, elle la rapprocha de l’assiette fumante. Déjà Pluton avait vidé son écuelle goulûment, et les battements de sa queue, les mouvements de sa tête indiquaient qu’il y avait trouvé goût de « revenez-y ». « Allons, Tina, encore une assiette à ce bon chien. Il l’a bien méritée. » Pluton se remit à la besogne avec un appétit qui datait de quatre jours, tandis que la fillette délicatement mangeait son potage comme une grande fille, en soufflant sur les bouchées trop chaudes. Mme Goulien s’émerveillait. Elle contemplait l’enfant, les mains jointes : « C’est-il Dieu possible de voir un pauvre bijou comme ça ! Pour le sûr, c’est une demoiselle. » En ce moment, la porte vitrée qui donnait sur le quai s’ouvrit. Un homme entra, vêtu d’un surcot de laine grise, les pieds chaussés de sabots, le béret en tête, un brûle-gueule aux dents. Il salua, et demanda : « Eh ! la bourgeoise, quoi de bon ? C’est-il pour aujourd’hui le fricot de la Parisienne ? » C’était Goulien en personne, le passeur de la Laïta, en même temps que le maître de céans, bien qu’il n’en fût que le titulaire, vu qu’il laissait à sa femme le soin de faire marcher l’auberge. D’ailleurs elle s’en acquittait à merveille, et les affaires prospéraient. Au printemps prochain il y aurait, à côté de la vieille « cambuse », une belle maison toute neuve, à trois étages, pour recevoir les baigneurs de la saison, et surtout ces caravanes d’Anglais et d’Américains qui s’abattent tous les ans sur Quimperlé, sous prétexte d’y faire de la peinture en famille, en commun. Et, cette année en particulier, les Goulien avaient logé des Parisiens, qui avaient avec eux une cuisinière experte en l’art des sauces. Elle avait initié à quelques-unes de ses recettes la bonne Mme Goulien, dont elle trouvait la science culinaire par trop rudimentaire. C’était là ce qui avait mis en goût le patron ; mais cette demande, qui revenait quotidiennement, avait le don d’énerver la matrone, peu nerveuse pourtant de son naturel. Elle haussa les épaules, et répliqua de sa grosse voix bourrue : « Le fricot de la Parisienne ! je m’en fiche un peu. Comme si on n’avait que ça à faire, de régaler monsieur ! » Goulien avait ôté la pipe de sa bouche et en secouait les cendres dans la cheminée. En se retournant, il aperçut Joël, qui mangeait sa soupe en compagnie de la mignonne créature. Le brave homme demeura bouche bée. « Ah ! par exemple ! En voilà du nouveau, pour le coup ! Qu’est-ce que c’est que ça ? – Ça, riposta Mme Goulien, c’est un petit ange du bon Dieu que Joël a ramassé, il y a une heure, sur la côte. » Et tandis que le passeur, ahuri, un peu hébété, écarquillait ses paupières, la cabaretière ajouta : « Allons, vieux, raconte ton histoire au patron. Tu vois bien qu’il va s’en faire mourir d’envie. » Le violoneux dut reprendre son histoire. Il n’était pas bavard, le bonhomme, enchérissant encore sur le laconisme proverbial de ses compatriotes. Quand il eut fini, Goulien hocha la tête et prononça sentencieusement : « Quelque gros bateau perdu au large, peut-être sur les Glénan. C’est drôle, personne n’en a parlé. » La fillette avait fini sa soupe, et Mme Goulien venait de poser devant elle une jatte de lait couvert de crème. Mise en verve, l’enfant se prit à parler elle-même avec une loquacité qui n’était pas du tout bretonne. « Tu sais, Madame, c’est le bon monsieur qui m’a trouvée par terre. Alors il y avait de la méchante mer toute noire, et un grand bateau qui sautait tout le temps. Et alors maman est partie avec papa dans un autre bateau, et moi avec nounou dans un autre, et le perro est venu dans notre bateau. Alors nounou, elle s’a mise à chanter, et les hommes il avait un couteau pour tuer nounou. Alors Pluton il a mordu le méchant homme, et puis tous le méchant homme il est mort. Et alors, moi, j’ai été dans la vilaine eau toute noire, et j’ai été morte aussi. J’ai fait dodo. – Oh ! le pauvre petit chérubin ! murmura Mme Goulien en embrassant l’enfant. Voilà l’histoire. As-tu compris, patron ? – Je crois que oui, répondit l’excellent Goulien. La petite devait être avec son père et sa mère et sa nourrice sur un bâtiment. Le bâtiment a coulé, et l’on a mis les embarcations à la mer. Les embarcations ont coulé elles aussi, et le chien a sauvé l’enfant. Brave chien ! » Il allongea une tape amicale à Pluton, qui quêtait un morceau sous la table, et qui parut si flatté de cette démonstration, qu’il vint incontinent passer son museau sur les genoux du vieux passeur. « Donne-lui le meilleur os de la marmite, Tina, recommanda celui-ci, et avec de la viande autour. » Mme Goulien discuta l’opinion de son mari. « La petite n’a pas parlé du chien, Goulien ; où as-tu pris ça ? – Elle a dit : le perro. Si tu savais l’espagnol, la bourgeoise, tu saurais que perro, ça veut dire chien. » La matrone s’inclina sous cette remontrance conjugale, en murmurant : « C’est vrai, tout de même, que je ne sais que l’anglais. En anglais, ça se dit dog. » Elle était ferrée sur le saxon, la brave mère Goulien. Son savoir, racolé de droite et de gauche auprès de ses hôtes de l’été, comprenait bien vingt mots de cette force : sir, lady, bread, wine, etc. Mais l’entretien était commencé. On voulut interroger l’enfant pour en obtenir quelques renseignements. « Et comment qu’il s’appelle ton père, pour voir, ma chérie ? questionna Mme Goulien. – Il s’appelle papa. – Bon ! et ta mère ? – Maman s’appelle Berthe. C’est comme ça que papa lui dit. » Les assistants se regardèrent entre eux. Ce n’étaient pas précisément des indications très sûres. L’aubergiste insista néanmoins. « Et ta nourrice ? – Nourrice ?… Ce n’est pas une nourrice, c’est ma nounou. Elle s’appelle nounou. – Bien, bien ! fit le vieux Joël ; mais toi, alors, comment t’appelles-tu ? » L’enfant considéra son interlocuteur avec des yeux effarés. Elle dit : « Mais tu le sais bien, Monsieur, puisque tu m’as appelée tout de suite. Moi, je m’appelle Petit Ange. – Allons ! fit le passeur avec philosophie, nous voilà bien renseignés ; n’importe, nous saurons quelque chose par les sémaphores ou par la préfecture maritime. On doit bien connaître le nom du bateau qui s’est perdu par ici. » Peu à peu la loquacité de la fillette prit fin. Ses yeux s’appesantirent. Elle s’endormit sur sa chaise, et sa tête blonde retomba jolie sur le bord de la table, les paupières closes, le sourire aux lèvres. « Pauvre amour, faut la coucher, dit la compatissante matrone. C’est égal, mon brave Joël, qu’est-ce que tu vas faire de cette enfant trouvée ? Ça n’est pas une fille de paysans ou de pêcheurs, ça. – Pour sûr que c’est une demoiselle, cette petite-là, s’écria Tina la servante. Regardez tant seulement les beaux habits qu’elle a : du velours et de la dentelle. C’est peut-être la fille à un amiral. » Joël avait hoché la tête. Sa belle figure de rêveur s’éclaira d’un sourire. « Bah ! fit-il, la maison de Yann Plouherno est assez grande. Un de plus, un de moins ! » Mme Goulien prit délicatement la fillette endormie et l’emporta dans ses bras, sans remarquer que le chien la suivait pas à pas. Puis, quand elle eut couché l’enfant dans un petit lit de fer, l’un de ceux qu’elle donnait aux fils de ses fils lorsqu’ils venaient au Pouldû, elle ne put éloigner la bonne bête. Pluton s’était pelotonné au pied de la couche, sur la descente de lit. Le bon chien de Terre-Neuve gardait Petit Ange.
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