IUn trompe la mort s’exfiltre, in-extrémis, par la rampe métallique d’un paquebot en partance. On l’entend aussitôt circonscrire son territoire avec des déflagrations de moto. Ce ne sont que traîtres imitations de fauves taciturnes qui bornent noblement leur royaume en pissant au cul des arbres. Les explosions à répétition des échappements libres du bolide retentissent maintenant dans les quartiers hauts d’Ajaccio. À un tel niveau de bruit le cerveau en est tout chamboulé. Nombre d’enfants, chassés de leurs songes, se réfugient dans les bras de leur mère. On ne compte plus les chiens-chiens aux oreilles martyrisées, queues et dignités rabaissées, qui déguerpissent vers nulle part. Chaque arbre se déplume de ses hôtes ; les moineaux ahuris virevoltent tous azimuts et se prennent pour des hirondelles. Plus véloces que les rumeurs colportées par le Web, passé le cap des 113 unités, les décibels sont des tueurs de présent et s’immiscent partout à la fois. Cette cacophonie synchrone de temps, de lieu et d’action, est plus nuisible que les tags bouseux qui maculent silencieusement façades, rues et boulevards.
La quiétude de l’aube, contrariée un instant par les quatre cylindres rugissants de la Yamaha V-MAX 1679cm3 de couleur noire, reprend petitement ses droits.
Depuis la plage arrière du NAPOLEON BONAPARTE, appareillant à destination de Marseille, la bannière tricolore flagellée par le vent faseye au nord. Éjectée par les hauts parleurs la voix grave d’Antoine Ciosi attaque Una Mamma. L’horloge du bord, à la date du 18 juillet, indique 8h20. Des touristes accoudés au bastingage admirent une dernière fois, dans la sérénité des départs, la ville impériale parée d’amples taches ondulantes de soleil matinal. Deux amoureux, indifférents au panorama, s’embrassent éperdument. Le jeune, dos appuyé à la main courante du bar « La Paillote », enserre la taille de la fille et la plaque contre son bas-ventre. Sa jambe s’écarte et le genou vient frotter l’extérieur de la cuisse.
Un photographe méticuleux pose ses coudes sur le plateau de l’une des cinq hautes tables cylindriques, en alu brossé, à l’effigie du soda hypercalorique « RED BULL ». Afin de s’immobiliser pendant la prise de vue, sa chaussure gauche vient en appui forcé sur le repose-pied circulaire. Ainsi stabilisé il fixe le télé zoom de son Canon Eos sur le sommet de la montagne. C’est la dernière maison qui semble visée ; la seule en surplomb d’immeubles modernes, d’architecture cubique, disposés en quinconce les uns au dessus des autres. Les pontons de plaisance d’Ajaccio, tout en bas le long de la baie, en arc de cercle, s’étalent de part et d’autre des quais réservés aux navires de commerce. Des centaines de mats dépareillés opposent un fragile barrage à l’hégémonie citadine.
À 8h30 tapantes les lamaneurs séparent les cordages des bittes d’amarrage rougeâtres. I Muvrini attaquent Diu vi Salvi Regina. L’index vient juste d’appuyer, une dernière fois, sur le déclencheur du Canon. La main droite ramène le coûteux boîtier sur la table. Il était temps ; sous ses pieds, les vibrations du pont s’accentuent. Un téléphone sonne dans sa poche de chemise. Le jeune homme s’en saisit et dit simplement :
– Non… vous faites erreur…
Puis se ravisant, se reprend aussitôt:
– Mais oui… navré, je n’avais pas compris, exact : oui-oui c’est bien moi. D’accord, je ne bouge pas. Je vous attends.
Ses doigts joints tapotent sa tempe droite ; manie habituelle des gens pris en flagrance d’inattention. À ce moment précis, les deux cheminées crachent des fumées noirâtres extirpées des cambouis imbrulés de la salle des machines. Elles virevoltent pour se délayer, le plus haut possible, dans le bleu lapis-lazuli du ciel.
Stupéfaction ! En un éclair la tête du photographe, sectionnée en dents de scie au niveau du cou, s’arrache du tronc … Tout, absolument tout, alentour, est entièrement rouge dessus et dessous « RED BULL » !
L’horloge marque 8h33. La sirène, d’un souffle strident d’adieu à la ville fait sursauter, une fois de plus, les passagers épouvantés. Nombreux, hagards, se sont écartés en reculades saccadées à la walk-moon sur l’esplanade circulaire recouverte de teck. Le décapité, catapulté trois mètres en arrière par la violence du choc, gît maintenant sur le dos bras et jambes écartés. Le corps forme un « X » parfait. Par réflexe, spasmodiquement, le cœur contracte inutilement ventricules et oreillettes. Les carotides, sectionnées au ras des clavicules brisées crachotent, par à-coups de plus en plus faibles. Le sang répandu coagule dessous le sac à dos venu s’aplatir, là, en remplacement de la tête.
Depuis la passerelle de commandement située à l’avant, les officiers attentifs à la manœuvre, poussent les manettes sous les ordres du pilote du port d’Ajaccio. La poupe blême du navire, indifférente au drame de la plage arrière, refoule le quai en glissant sur l’eau tournoyante et champagnisée.
La trachée découpée à l’emporte-pièce étouffe ses derniers râles. Croit-on percevoir, in fine, l’expiration de l’air résiduel de la naissance … ou l’exhalaison de la mort ? Le silence s’est répandu comme une salissure de deuil. Soudain une femme se redresse comme propulsée par un ressort, les bras agités de soubresauts, elle hurle à la mort d’une voix tellement aigüe qu’elle porte jusqu’à la proue du navire. À bout de nerfs, yeux exorbités, bouche baveuse, prise de convulsions, elle tombe brutalement en catalepsie tandis que sa tête frappe le sol d’un bruit mat. Sa voisine écœurée par ce spectacle gerbe par la bouche et par le nez, à n’en plus finir. De-ci de-là on entend des borborygmes inquiétants.
L’amoureuse, agrippée l’instant d’avant au cou de son cavalier et pantelante de désir, grimace. Sa bouche qui gourmandait des baisers fous s’est convertie en orifice anatomique déformé. De sa vulve mouillée l’urine s’échappe, s’étale en dessous de la jupette, imbibe les pieds et nappe ses tongs.
Le soupirant bodybuildé, s’est affalé sur la rambarde circulaire.
Ses mains s’agitent en passant des fesses rebondies de la fille au catogan enserrant ses cheveux. Il hoquette :
– Voyez… yez-yez… yez-yez. Là-là… là-là… là !
Il ne peut détacher son regard d’un scalp. La calotte crânienne du supplicié est venue coiffer le genou droit de son jean, blanc immaculé, qui vire graduellement au rouge sanguinolent.
Le colonel Carl le Mat, diminutif de Charles Matthieu,1 excédé l’instant d’avant par les pétarades de la moto, était venu se détendre dans le salon de réception pour saluer ses anciens copains de lycée promus officiers de marine. Le commandant de bord, alerté par le personnel de faction à l’arrière du navire prévient son ami colonel du drame.
C’est au pas de course que l’officier du GIGN se dirige vers le pont, bondé, de la paillotte. La carte tricolore qu’il exhibe, de droite et de gauche, pour se frayer un passage dans la foule hypnotisée ne lui est d’aucun secours. En vain, personne ne le calcule. Les gens agglutinés, les uns derrière les autres, font barrage. Un des garçons du bar, prénommé Antoine, se meut péniblement dans son sillage et l’apostrophe par de curieuses onomatopées:
– C’est à-à-à-à … rien … y-y-y-y …
– Y-a-t-il eu des détonations ? demande le colonel.
– Au-au-au-aucune !
– Comment ça, aucune ? T’en es sûr ?
– Cer-cer-certain, Mon Colonel. J’astiquais le-le-le zinc du bar, juste derrière, avec Tous-Tous-Toussaint. Le corps est venu s’abattre, à deux mètres. Devant, deux mètres, devant… devant… devant ! répète-t-il à n’en plus finir, en désignant le point de chute d’un index tétanisé.
Un passager aux yeux écarquillés a tout entendu. Il opine nerveusement d’un menton agité de tics d’où pendouille une matière opalescente et visqueuse. Sa figure est peinturlurée d’hémoglobine et l’épaule droite maculée de cervelle. Il baragouine d’une voix chevrotante :
– C’est… est… est… est la mo-mo-moto qui, i, i, i, dé, dé, dé, détonnait… a, a, a, av, av, avant…
– Personne, derrière lui, avec un coutelas de boucher ?
– Per, per, per… personne !
Le bégaiement se répand, s’immisce dans les bouches qui ne trouvent plus de mots entiers. Les phrases sont éclatées comme la tête du jeune homme. Elles ont perdu toute syntaxe. Sujets sans verbes, verbes sans compléments, comme du temps des cavernes.
– La guerre ?
– Djihadistes. D’Afghânistân ? D’Irak ?
– Pourquoi ?
– Comment ; ici ?
– Al-Qaïda ?
Des sons, pithécanthropes, pronominaux, fusent par-ci, par– là :
– Toi, moi, partir…
– Fuir ?
– Où ?
– Emprisonnés.
– Fichus.
– Morts…
– Daesh, égorgeurs !
Des silhouettes statufiées sont encollées, unies par des débris humains. Pleurs, cris : en une seconde tout est sens dessus– dessous. La panique s’immisce, paralyse les initiatives : à qui le tour ? Incapable de lui venir en aide Antoine s’écarte du zombi, comme les autres, avec un rictus d’épouvante et de dégoût. Il lâche en reculant :
– Plein la fi, la fi, la figure … la figure.
– Quoi ? Moi ? Figure ?
Le zombi se tâte le torse et le visage, découvre ses mains gantées de mélasse gélatineuse. Il remonte le bas du tee-shirt, s’en essuie les joues puis se mouche avec. Maintenant on croirait un marabout africain enduit d’une glaise rougeâtre et dégoulinante.
Carl le Mat intime ordre à Antoine de stopper la stéréo qui entame « Sola Mamma » de François Bernardini. Décidément les chanteurs corses ont des comptes à régler avec leur enfance, car ils n’évoquent presque jamais leur père mais revendiquent l’amour de leur mère… La mère du jeune homme, justement… Pauvre femme ; qui aura le courage de lui annoncer l’irréparable ? pense le colonel.
Une fillette en salopette rose, aux nattes blondes parfaitement tressées à la Fifi Brin D’acier, court désespérément derrière un homme hagard qui fuit, bousculant tout sur son passage, insensible à ses appels désespérés, il ne réalise pas qu’il tourne en rond. La panique l’a transformé en cheval aux yeux fous. Carl le stoppe en le saisissant brutalement par le col. La petite en pleurs s’agrippe enfin à sa main :
– Papa, papa, ne m’abandonne pas ! pleurniche-t-elle.
Mais ce père-là, renonciateur, n’est plus en état de la protéger, de réfléchir, de compatir, de faire preuve d’abnégation paternelle à défaut de courage.
Le mort a perdu sa chaussure gauche restée coincée au dessous du logo « ENERGY », écrit en lettres stylisées et soulignant la philosophie du « RED BULL » si bien nommé. Elle est encastrée entre le cylindre et le repose-pied circulaire. Ce matin il avait choisi des chaussettes bleues, apparemment neuves, floquée aux couleurs de l’Olympique de Marseille. On peut y lire : « Droit au but » en lettres d’or.
Le pauvre, ce n’est pas demain la veille qu’il tapera dans un ballon… se dit Carl le Mat déjà ganté de latex. Non loin, l’appareil photo EOS 6500 ST s’est détaché du télé zoom démantibulé par la chute. La vue de cette boucherie s’estompe mais l’odeur de chair humaine, s’exhalant à l’air libre, est insupportable ; elle lui rappelle celle des cochons fraîchement égorgés, l’hiver, dans les brumes de son village haut perché. Cette accointance homme/porc paraît étrange. Groin, son ami médecin et collaborateur anatomopathologiste prétend, lui, que c’est la preuve d’une parenté éloignée. Oui, mais d’une parenté dont on se serait bien passé.
Par réflexe conditionné, pour éliminer ces fragrances répugnantes, il effectue trois inspirations forcées suivies de trois expirations, c’est en arrêt respiratoire qu’il poursuit l’investigation. Après une palpation au corps méticuleuse à la recherche d’un éventuel portable cafteur, la fouille ne ramène qu’un ticket de cabine N° 7440, un portefeuille, un billet de stade pour la rencontre Ajaccio/Marseille de la veille, et des clefs de voiture Citroën. Non loin, ses doigts saisissent le boîtier de l’appareil photo haut de gamme, demeuré intact, et l’introduisent dans la poche cargo droite de son pantalon. Le sac-à-dos QUIKSILVER adhère au sol par le sang coagulé. Dans la catapulte il est passé du dos à la tête. Hormis un câble de connexion USB, l’étui du Canon, des lingettes de nettoyage « Écrans plats, optiques lunettes et appareils photo » jouxtant une mini trousse de toilette, aucune présence d’objets inhabituels n’est révélée. Trois feuilles A4 dactylographiées de réservations de billets électroniques SNCM, de l’hôtel et de location de voiture, coincées sous le bras du cadavre viennent rejoindre les autres pièces à conviction. L’absence de portable intrigue chez ce jeune homme. Le pied droit est au large dans la chaussure. Il y a une différence d’au moins deux pointures. Ce jeune, pour arracher une bonne affaire pendant les soldes, a acheté n’importe quoi, se dit Carl.
La sono, jamais synchrone de l’évènement, stoppe enfin. À bout de souffle, prestement relevé, Carl respire profondément en détournant la tête. Ouf ! La nausée guettait. Son estomac se dénoue petitement. Lui qui a effectué maintes missions en Afghânistân et depuis peu en Syrie devrait-être, pour ainsi dire, non seulement entraîné à l’apnée mais aussi capable d’affronter le pire. Les années passent et rien n’y fait ; son cœur n’est toujours pas blindé ! Le supplicié, apparemment trentenaire, aurait pu être son fils. Derrière le professionnel se cache un père et même un très jeune papy.
Comme s’il évoluait dans l’exercice de ses fonctions il intime ordre à tous les passagers du pont arrière de ne pas bouger, d’éloigner les enfants, et d’attendre les renforts de police. Des marins du bord arrivent en désordre à la rescousse ; une rumeur de c*****e perpétré par un k******e djihadiste d’Al-Qaïda courrait avec insistance de coursive en coursive. Il les interpelle :
– Munissez-vous de sachets en plastique, recueillez … le maximum d’indices, évitant de dire in extremis: la chair éparpillée. Ce n’est pas le moment de rajouter une couche à l’écœurement ambiant.
Ses paroles ne semblent pas avoir d’écho favorable ; la foule paraît en état de catalepsie.
– Veuillez avoir l’amabilité, si vous le trouvez, de ramener le téléphone portable de la victime à la réception. Que personne n’ouvre les douches centrales avant l’arrivée de mes collègues de la PJ.