Puis j’aperçois les pieds dénudés : tous les ongles ont été arrachés et le gros orteil gauche est manquant, sectionné à la base. Les plaies sont récentes. Elles saignent encore un peu. Tout ce c*****e semble avoir été fait au couteau, de façon grossière. J’en frémis d’horreur et ressens un fort désagréable picotement dans tous mes orteils. Quel choc ! J’en perçois physiquement le bruit. Moi qui allais signer son acte de décès sans sourciller ! Difficile d’imaginer qu’il se soit infligé lui-même de telles blessures avant de se pendre. Voyons ce qu’en pense le capitaine de police...
Je me retourne vers lui. Personne. Ah si ! Plus bas. Allongé par terre, en fait. Sur le dos, inconscient, aussi pâle que le mort, avec une flaque de sang s’élargissant rapidement sur le sol autour de sa tête. Le coup que j’ai perçu il y a peu n’était pas dû au séisme de mes émotions, mais seulement au contact de son crâne contre le béton.
— Le flic nous a fait un malaise vagal. Géraldine, c’est le moment de sortir ton atropine de mandragore. Un demi-milligramme intraveineux direct. Tu me le remplis au sérum physio plein pot. Richard, va me chercher le scope et le sac dans le camion, au pas course s’il te plaît.
En bon professionnel, il est déjà parti avant que je ne le lui demande. Enfin un peu d’action ! Un vivant à requinquer ! L’ambulancier revient déjà avec un pompier, tous deux chargés comme des sherpas. J’empoigne une agrafeuse dans le sac d’urgence et lui plante en rafale trois sutures métalliques sur son cuir chevelu entaillé. Pendant ce temps-là, les pompiers ont dénudé son thorax et ses bras en découpant aux ciseaux sa veste et sa chemise. Et l’infirmière est en train de lui enfoncer un cathéter dans l’avant-bras. Ça va lui faire bizarre, au réveil...
Pendant qu’on ressuscite le représentant de la force publique, tombé transitoirement en faiblesse, Bébert, le chef des pompiers me glisse à l’oreille :
— Tu veux voir où il créchait, ton macchabée ?
Je ne serais pas médecin si je n’étais pas curieux...
— Je t’accompagne.
Nous sortons de l’entrepôt et il me conduit jusqu’à une « construction modulaire transitoire ». Ce que tout le monde appelle un Algeco (nom de marque comme Frigidaire ou Kleenex). L’aspect extérieur crasseux et usagé laisse deviner que le transitoire est devenu définitif depuis plusieurs années. La porte est entrouverte. Nous entrons.
— On touche à rien. Les enquêteurs vont passer par ici tout à l’heure.
— T’inquiète, Bébert. De toute façon, j’ai gardé mes gants.
Des relents de sueur d’homme me tirent une grimace de dégoût. Il y a une douche, au fond là-bas, mais elle ne devait pas servir tous les jours... Ça sent aussi le chien mouillé, mais c’est beaucoup moins pénible. Le lit est défait et les draps sont tachés de graisse. Je ne peux pas m’empêcher de chercher des signes de lutte, mais non. Le banal désordre d’un homme seul, et sale. Trois fusils de chasse sont accrochés aux murs et voisinent avec des bois de cervidés. De nombreuses photographies sont scotchées un peu partout et montrent notre albinos posant devant des animaux morts : un chevreuil, un ours, un lynx et un gnou, entre autres. Un vrai massacreur de bestioles, notre gardien d’entrepôt... Et il a des amis en plus, puisque sur un large cliché de groupe, on le reconnaît au milieu de nombreux chasseurs habillés en tenue de camouflage, arborant fièrement leurs armes derrière une banderole déployée sur laquelle on lit « Confrérie de Saint-Hubert ». J’y remarque au passage le logo de l’entreprise de travaux publics Lauréat, dont je connais le patron pour l’avoir soigné. Celui-ci et l’habitant de ce taudis se tiennent amicalement par l’épaule.
Poursuivant mon inspection de la décoration de la pièce — qui semble plus dictée par le hasard que par une réflexion esthétique —, je survole du regard le mur au-dessus de la tête du lit : le portrait du pape Jean-Paul II semble y adresser un bon sourire à son voisin le Christ en croix. Symétriquement par rapport au saint-père (en considérant Jésus comme le centre de gravité, forcément...) un article de presse est punaisé. Le titre Fàtima, le « Lourdes portugais » ne réveille en moi aucune curiosité. Mais, sous une image de la Vierge aux mains jointes intitulée La dame blanche (phantasme ultime pour un albinos ?), un encadré est cerclé plusieurs fois d’un gros trait de feutre noir :
Nous avons vu sur le côté gauche de Notre-Dame, un peu plus en hauteur, un Ange avec une épée de feu dans la main gauche ; elle scintillait et émettait des flammes qui, semblait-il, devaient incendier le monde ; mais elles s’éteignaient au contact de la splendeur qui émanait de la main droite de Notre-Dame en direction de lui ; l’Ange, indiquant la terre avec sa main droite, dit d’une voix forte : « Pénitence ! Pénitence ! Pénitence ! »
Brrrr ! Ça ne respire pas la joie, dans cette piaule... Je m’éloigne du lit. Sur une table de camping, une boîte ouverte de pizza à emporter traîne avec un couteau et une fourchette dedans. On a laissé le pourtour seulement constitué de pâte à pain. Un écran d’ordinateur posé juste à côté a reçu des éclaboussures de sauce tomate. Une adresse électronique est inscrite sur un Post-it collé en haut du cadre de l’écran : adao.bartolomeo@hotmail.fr, mot de passe : vigie.
— Bébert, il s’appelle Adao Bartolomeo notre client ?
— Il s’appelait. Affirmatif. Tiens regarde : j’ai trouvé les témoins du meurtre.
Je me tourne vers lui. Il me désigne le coin-cuisine. Le mur au-dessus de la plaque électrique grouille de cafards. J’en ai assez vu.
Le chef des pompiers me rejoint dehors alors que j’aspire goulument l’air frais du matin pour chasser la puanteur de la chambre du gardien.
— Tu vas pas nous faire ton malaise, toi aussi ? Pour trois petites bêtes.
— Je pense qu’il y en avait dix fois plus. Tu te souviens quand deux petits gamins maliens au Val Fourré avaient disparu il y a une dizaine d’années ? J’étais de garde avec les pompiers quand on les a retrouvés dix jours après leur disparition dans le bois de la Butte-Verte. Leurs cadavres frémissaient de vermine, et l’odeur... Tu crois pas que le flic responsable m’a demandé d’examiner les corps pour vérifier s’ils étaient bien morts ? Je ne m’en suis jamais remis. Je déteste les insectes nécrophages. Même si je sais bien que leur rôle de nettoyage est utile. Mais je suis sorti aussi pour chercher une plus grosse bête : le chien.
— Qué chien ?
— Son chien, au mec. Celui dont l’odeur traîne dans sa turne. Il est chasseur. Il a un chien, sinon deux ou trois. Obligé.
Bébert hoche la tête. Il a compris et je vois son regard se reporter vers l’Algeco. Pas vers l’entrée, mais vers les murs latéraux. Il est en train de se dire que si tu ne peux pas loger ton chien dans la pièce, faute de place, tu lui fais une niche à côté... Un bout de matelas dépasse de l’espace entre la loge du concierge et le mur de l’entrepôt. On s’approche.
Le chien est là. Un grand berger allemand. La gorge tranchée. Les dents fracassées. Une plaie béante entre les pattes arrière, là où devaient se trouver les testicules.
— Un orteil d’albinos... Des couilles de chien... Il manque des morceaux, dans cette histoire.
— T’as tout résumé, Bébert. Viens, on va raconter ça au flic...
...qui a l’air d’aller beaucoup mieux d’ailleurs. Il a été installé dans le bureau du patron de l’entreprise. Géraldine semble aux petits soins avec lui, penchée sur son bras perfusé qu’elle palpe longuement, pour vérifier l’état des veines certainement. Celui que nous avons laissé tout à l’heure blanc comme un suaire a repris des couleurs et ne quitte pas des yeux le décolleté de la jeune femme en lui susurrant des compliments éhontés.
— C’est étonnant, autant de compétences et de sang-froid chez une si jeune et belle demoiselle. Je n’ai même pas senti l’aiguille quand vous m’avez piqué.
— C’est normal, t’étais dans les pommes. Désolé de casser l’ambiance, Roméo, mais faut qu’on rentre. La « jeune et belle demoiselle » peut déperfuser le joli cœur avant qu’il nous fasse une poussée d’hypertension artérielle ou qu’il perde la vue.
Heureusement qu’elle n’est pas armée, l’infirmière, car le regard qu’elle m’adresse en dit long sur ses envies de meurtre. L’inspecteur tend aimablement son bras sans la lâcher du regard. Mais c’est à moi qu’il s’adresse :
— Marcel, il va falloir que je consigne ton témoignage. J’ai activé une équipe d’enquêteurs de la PJ. En les attendant, j’ai demandé qu’on fige les lieux du crime, alors ne touchez plus à rien dans l’entrepôt. Ça me fait plaisir de te revoir après tout ce temps. Tu me donnes ton numéro de portable ?
— Pas de problème, voici. Pendant ton absence, on a été voir la maison du mort, si on peut appeler ça comme ça... Tu vas certainement adorer. T’inquiète pas, on n’a touché à rien. Fais gaffe quand même au matelas du chien, dehors sur le côté. Vu que tu as déjà subi un choc. Prends une chaise avec toi, et assieds-toi avant de tomber.