II

2439 Words
IIUne demi-heure plus tard, comme Raymond, quittant sa chambre où il venait de revêtir une tenue d’intérieur, sortait sur la terrasse, il croisa Mion qui lui dit au passage : – Madame m’a recommandé d’envoyer Piérousse prendre des nouvelles de la petite de là-haut. Comme si ça pressait tant ! Avec ça que son sorcier de père ne saura pas la remettre vite sur pied ! Raymond leva légèrement les épaules en répliquant avec dédain : – Oui, là où d’autres se seraient peut-être tués, celle-là s’en tirera sans grand mal, probablement. Il continua de longer la terrasse de marbre, étroite, bordée d’une balustrade fleurie, qui s’étendait devant la façade méridionale du pavillon. À son extrémité, sous une tente de toile rayée, un couvert était dressé sur une table recouverte d’une élégante nappe brodée. Raymond prenait là chaque jour ses repas tant que la chaleur était supportable, de préférence à la salle à manger, un peu sombre, qui donnait au nord. Sous ses yeux, s’étendait la mer aux brûlants tons d’azur, l’onde aux vagues nonchalantes sur lesquelles dansaient des étoiles d’or... En ce moment, accoudé à la balustrade couverte de roses, il la contemplait encore, la charmeuse, qu’il connaissait depuis l’enfance. Mais un pli creusait son front, une lueur de colère passait dans son regard. Et tout à coup, se détournant à demi, les bras croisés, la tête redressée en un mouvement de défi, il leva des yeux sombres, des yeux farouches... La côte, après le pavillon, commençait à s’incurver en même temps qu’elle s’élevait en pente assez rapide. Elle formait ainsi une courbe fort prononcée à l’extrémité de laquelle se dressait une construction de teinte brunâtre, massive, percée d’étroites fenêtres, et que dominait une tour sarrasine assez bien conservée. Des jardins en terrasses rejoignaient le petit parc sauvage qui, de son côté, touchait à la propriété habitée par Aurore et son frère. La tradition assurait que cette demeure avait été bâtie par un chef sarrasin, dont un petit-fils, demeuré dans la contrée après le départ des envahisseurs, s’était converti à la religion chrétienne, et avait épousé la fille d’un seigneur du pays. Ses descendants furent les puissants sires de Faligny, grands guerroyeurs, grands jouteurs, courant volontiers les aventures sur terre et sur mer, et ne dédaignant pas, durant leurs séjours dans leur château fort de la Sarrasine, d’écouter les ménestrels qui s’empressaient d’accourir dès qu’ils apprenaient le retour de ces seigneurs généreux qui savaient user de leur opulence pour le plaisir d’autrui autant que pour le leur. À chacune des croisades, il y eut un Faligny parmi ceux qui s’embarquèrent pour la lointaine aventure. Et l’un de ceux-là, Hugues, ramena une jeune Sarrasine, fille d’un puissant émir, qui avait consenti à le suivre, et qu’il épousa, après l’avoir fait baptiser. Dans le courant du XVIIIe siècle, la fortune des Faligny jusqu’alors sans éclipse, commença de décroître. Le chef de la famille était alors le comte Jean de Faligny, homme v*****t et autoritaire, comme presque tous ceux de sa race, généreux aussi, jusqu’à la prodigalité. La belle fortune qu’il avait reçue de son père fondait entre ses doigts, si bien qu’un jour il se trouva avec son seul domaine de la Sarrasine pour tout patrimoine. C’est alors que se passèrent des faits qui restèrent toujours enveloppés de quelque mystère. Jean avait un cousin germain, Luc d’Anfrannes, fils d’une sœur de son père. Ils étaient brouillés depuis plusieurs années, et l’on chuchotait que cette brouille avait pour cause la cour trop empressée que faisait M. d’Anfrannes à la comtesse de Faligny, fort jolie femme, des plus coquettes. Cependant, Luc se présenta un jour à la Sarrasine, où son cousin se trouvait à ce moment très malade. Il y passa quarante-huit heures et en partit, emportant un acte de vente, dûment dressé par devant notaire, qui lui assurait la propriété de la Sarrasine, berceau de la famille. Le lendemain, dans la nuit, Jean de Faligny mourut presque subitement. Son corps était couvert de taches noires, et son visage complètement tuméfié. Quelques heures plus tard, Trophime, son fidèle serviteur, succombait au même mal. Il ne fit pas de doute pour personne qu’ils étaient morts d’une peste noire, et bien vite on les enterra, sans autres constatations. La veuve quitta aussitôt la Sarrasine et alla s’installer en Avignon, dans sa famille. Un an plus tard, elle épousait le baron Luc d’Anfrannes. Cela fit un petit scandale dans le pays. On trouva qu’elle allait un peu vite dans l’oubli du défunt qui avait été un bon mari et s’était ruiné en partie pour subvenir à ses goûts de luxe. Puis encore un bruit se répandit. Une femme de chambre de la comtesse avait prétendu, à son lit de mort, qu’elle avait surpris quelques mots échangés entre la comtesse et Luc d’Anfrannes, d’après lesquels il ressortait que celui-ci aurait obligé son cousin, par un moyen mystérieux, à lui vendre la Sarrasine pour un prix dérisoire. Encore, de cette somme même qui avait été versée au comte devant le notaire, on ne retrouvait pas trace. Philippe, le fils de Jean, se trouvait ainsi complètement dépouillé. Il fut élevé par une tante, la chanoinesse de Vandreuil, dans l’horreur de ce qui portait le nom d’Anfrannes, de ce qui touchait de près ou de loin à cette famille. Délaissé par sa mère, il s’embarqua à dix-sept ans pour l’Amérique du Sud, et en revint, douze ans plus tard, avec une belle fortune. Il se maria, eut trois fils, dont un seul, Bernard, survécut. Ce fut lui qui acheta à un parent de sa femme le pavillon du roi René. Il s’y installa, ayant ainsi sous les yeux cette Sarrasine dont il se jugeait le légitime propriétaire. Un fils de Luc d’Anfrannes y habitait, mais les deux hommes, quand ils se rencontraient, ne se saluaient point et se lançaient des regards de haine. Bernard de Faligny, brillant officier de marine, démissionna, jeune encore, pour s’adonner aux voyages lointains, aux explorations périlleuses. Il avait épousé, pendant un séjour à Brest, une jeune fille de vieille race bretonne, qui lui donna d’abord une fille, Aurore, et, dix ans plus tard, un fils, qui coûta la vie à la mère. Élevée par sa grand-mère maternelle, Aurore, vers dix-huit ans, devint la femme d’un sculpteur de talent, Marc Serdal, qui la laissa veuve quelques années plus tard. Son frère, Raymond, après la mort de l’aïeule, était venu vivre chez elle. M. de Faligny, dans les intervalles de ses voyages, retrouvait avec joie ses enfants, qu’il aimait beaucoup. Puis éclata la guerre franco-allemande de 1870. Le comte s’engagea dès les premiers revers, et fut tué à la bataille de Loigny. Il y avait maintenant trois ans de cela. Et, bien que Raymond ne fût encore qu’un enfant à la mort de son père, il était déjà profondément pénétré de ces sentiments, devenus héréditaires chez les Faligny à l’égard des d’Anfrannes. – Nous avons cela désormais dans le sang, disait fréquemment Bernard. Et il fronçait les sourcils quand Aurore, plus conciliante, osait émettre un doute sur la légitimité de ces griefs. C’était la seule occasion où il parlât avec colère à sa fille, qu’il gâtait volontiers. La Sarrasine se trouvait alors inhabitée depuis une vingtaine d’années. La dernière descendante des d’Anfrannes, Luce avait épousé un Suédois et n’était jamais revenue dans le vieux château. Mais, à l’époque de la guerre, son fils unique, Valdemar Norsten, vint s’engager pour combattre dans les rangs français. Puis, huit mois après la conclusion de la paix, il s’installa à la Sarrasine, avec sa fille, Elfrida, et deux serviteurs de race Scandinave. Là, il vécut en solitaire, s’occupant beaucoup de la culture des fleurs, pour lesquelles il semblait avoir une véritable passion. En Suède, il avait exercé la profession de médecin ; mais, ici, il ne cherchait en aucune façon à concurrencer les praticiens du pays. Aussi ne semblait-il devoir porter ombrage à personne. Et cependant, une sorte d’hostilité existait contre lui, chez les gens de la contrée. Les d’Anfrannes y avaient toujours été vus de mauvais œil, et l’on avait pris carrément parti pour Philippe de Faligny et ses héritiers. Ceux-ci demeuraient en réalité les vrais seigneurs du pays. Raymond était ici une sorte de petit roi que tous saluaient avec un mélange de déférence et de familiarité, et que l’on éprouvait une fierté à servir, comme autrefois ses ancêtres, les seigneurs de la Sarrasine. Il n’était pas jusqu’à la physionomie un peu étrange que donnait à Valdemar Norsten son teint marmoréen et ses cheveux blonds aux reflets d’argent, alliés à ses yeux d’Oriental, hérités de la race maternelle, qui n’inspirât aux paysans et pêcheurs des alentours une sorte de méfiance superstitieuse. En outre, la solitude dans laquelle vivait le maître de la Sarrasine, son air de froideur un peu altière, la réserve inviolable que gardaient ses serviteurs, achevaient d’indisposer contre lui tout son voisinage. Un incident vint augmenter encore cette disposition d’esprit. Il arriva qu’un pêcheur, du nom de Paroulède, fut trouvé assassiné au fond d’une grotte. Ce fut le docteur Norsten qui le découvrit au cours d’une promenade. On soupçonnait le beau-frère du défunt, Pietro Artini ; mais il n’existait aucune preuve formelle contre lui. Or, tandis que les magistrats interrogeaient cet homme, Valdemar Norsten, qui se trouvait là comme témoin, se prit à le regarder fixement. Pietro, qui, jusqu’alors gardait une contenance impassible, commença de trembler, de s’agiter, pâlit, se raidit comme s’il résistait, et dit enfin d’une voix nette : – Oui, c’est moi qui ai tué Paroulède. Cet aveu fit grand bruit dans le pays, où Artini passait pour une forte tête. Mais, peu après, on apprit que l’assassin avait raconté à son gardien qu’il s’était trouvé « obligé » de dire la vérité par le docteur Norsten, dont le regard, déclarait-il, lui avait pris sa volonté. De là à qualifier Valdemar de sorcier, il n’y avait qu’un pas, non seulement dans le peuple, mais encore chez des gens plus cultivés, les phénomènes de la suggestion étant encore, à cette époque, relativement peu étudiés. La méfiance augmenta, se mua même en peur chez certains, si bien qu’il arriva plus d’une fois que des enfants, des jeunes filles, apercevant de loin le Suédois, lui tournèrent le dos en s’enfuyant à toutes jambes. Peu après cet événement, il s’en produisit un autre qui allait amener quelque discorde entre Mme Serdal et son frère. Au cours d’une promenade à cheval, la jeune femme tomba si malheureusement qu’elle se fractura le genou. À cet instant passait le docteur Norsten. Il s’empressa de lui porter secours, la transporta chez elle avec l’aide d’un paysan. Or, à ce moment, son médecin était gravement malade. Valdemar, la voyant beaucoup souffrir, offrit de réduire la fracture, ce qu’il fit avec une grande habileté. Sur la demande d’Aurore, il revint le lendemain et les jours suivants. La jeune femme souffrait depuis quelques mois d’une anémie que rien ne parvenait à enrayer. Norsten, consulté, prescrivit quelques remèdes qui produisirent bon effet. Mme Serdal était ravie de son nouveau médecin, et le vieux docteur Miroulas, ayant, sur ces entrefaites, passé de vie à trépas, elle demanda à Valdemar de lui continuer ses soins. Il refusa d’abord, mais comme elle insistait, il finit par céder – car on résistait difficilement à Aurore quand elle prenait un certain air de câline prière. Raymond, et avec lui les fidèles serviteurs Mion et Piérousse qui épousaient les ressentiments de leurs maîtres, avaient vu avec le plus grand déplaisir le petit-fils de Luc d’Anfrannes ainsi introduit au pavillon. Mais quand le jeune garçon apprit que sa sœur faisait de Norsten le successeur du docteur Miroulas, quand il vit, sur la demande d’Aurore, Valdemar amener sa fille à la jeune femme, sa stupéfaction et sa colère éclatèrent. Quoi ! elle, une Faligny, elle était assez inconsciente pour oublier ainsi l’abîme qui la séparait de cet homme ? Mais, de leurs tombes, son père, son aïeul, allaient la maudire ! Aurore, sous une apparence douce, un peu molle, avait une nature obstinée, opiniâtre, qui se révéla nettement pour la première fois à son frère, en cette circonstance. Elle déclara catégoriquement qu’étant enchantée des soins du docteur Norsten, elle ne voyait pas du tout pourquoi elle s’en priverait à propos de vieilles histoires dont cet homme très distingué, d’une rare intelligence, était tout à fait innocent. Alors, Raymond s’emporta. La violence héréditaire, rompant les digues élevées par une éducation qui avait habitué cette jeune âme à la maîtrise de soi, éclata en phrases véhémentes, en reproches passionnés... Mais, tout à coup, le jeune garçon se tut, effrayé. Aurore pâlissait, perdait connaissance. Mion, appelée par son maître, la fit bientôt revenir à elle. Mais, sur l’ordre de la jeune femme, il fallut aller chercher le docteur Norsten, qui prescrivit du calme, beaucoup de calme. Et Raymond, depuis lors, n’osa plus contrecarrer ouvertement les sympathies de sa sœur pour le père et la fille ; en contenant sa colère, il vit, plusieurs fois par semaine, le Suédois franchir le seuil du pavillon, parfois en compagnie d’Elfrida, pour qui Mme Serdal s’était prise d’une vive affection. Le plus souvent, il évitait de le rencontrer ; mais, quand le fait se produisait, il se montrait strictement poli et d’une froideur telle, que Valdemar ne pouvait faire autrement que de la remarquer. Aurore, n’espérant pas changer les idées de son frère, avait cru devoir expliquer au docteur les raisons de cette attitude assez désobligeante. Il n’avait point paru s’en froisser, et même avait souri en disant avec indulgence : – J’espère que cette grande rancune finira par disparaître quelque jour. Mais la petite Elfrida, qui se trouvait présente le jour de cette explication, en éprouva une vive colère. Sous des apparences un peu froides, un peu secrètes, c’était une enfant à l’âme ardente, réfléchie, orgueilleuse. L’idée qu’on pouvait accuser Luc d’Anfrannes, son aïeul, d’un tel acte, la révolta et lui fit détester dès cet instant Raymond de Faligny. Un autre motif encore venait peu après augmenter l’aversion qu’éprouvait le jeune garçon à l’égard du docteur Norsten. Même sans l’avertissement que lui en donna Mion, il était d’intelligence assez précoce, et déjà trop bon observateur pour ne pas s’apercevoir que l’engouement d’Aurore pour son médecin se transformait très vite en un sentiment plus tendre. Or, à cette découverte, ce ne fut pas contre sa sœur qu’il se sentit le plus fortement irrité, mais bien contre le Suédois qui, déclarait Mion, s’était emparé du cerveau de la jeune femme, affaiblie par la maladie, et, la sachant riche, s’arrangeait pour se faire épouser par elle. Telle, à ce jour, était la situation : un état de guerre sourde entre Raymond et Elfrida, une indifférence totale de Valdemar à l’égard des sentiments qu’il inspirait au jeune Faligny et aux serviteurs du pavillon, des rapports un peu nerveux entre le frère et la sœur... Et, la santé d’Aurore demeurant précaire, le docteur Norsten continuait de venir fréquemment, sur la demande de la malade, car il n’avait cessé de montrer une grande discrétion, et plusieurs fois avait engagé Mme Serdal à demander les soins d’un médecin du pays. – Parce qu’il sait trop bien que la chère petite madame ne peut plus se passer de lui, le brigand ! disait Mion à son jeune maître. Et Raymond approuvait l’opinion de la servante, plus montée encore que lui-même contre « le petit-fils du voleur, de l’empoisonneur ». Car, peu à peu, dans les années qui avaient suivi la mort de Jean Faligny, la conviction s’était répandue que le maître et le serviteur n’avaient point péri de la peste noire, mais bien d’un poison administré par Luc d’Anfrannes, avec la complicité de Mme de Faligny. Et, de cela encore, Valdemar avait souri quand Aurore le lui avait raconté en disant avec ironie : – Ah ! que les cervelles populaires sont imaginatives !... et comme il leur faut mettre du drame partout !...
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