2-1

2134 Words
2 L’homme s’approcha de moi, vêtu du pull-over marron en col en V. Il retroussa ses manches sur ses avant-bras. Son visage était marqué par d’horribles cicatrices. Il avait un œil marron et un œil vert. Maladie ? De grandes chances, mais il n’y avait pas que ça. Une estafilade coupait son œil vert et une deuxième couvrait en diagonale son visage entier : de la tempe jusque sous sa joue droite. Son visage affichait un sourire serein bien que j’eusse remarqué une étrange marque bleuâtre sous sa lèvre inférieure. Il me demanda gentiment de m’asseoir sur la table à sa droite en m’informant que, normalement, ce n’était pas ici qu’il soignait les blessés. Je demeurai muette. Il voulut inspecter mon bras. Je dus retirer mon T-shirt tâché de sang. L’impression de faim me dévorer. Que devais-je faire ? Je laissai tomber le vêtement comme s’il risquait de me brûler les doigts. Je le fixai un instant, me demandant pourquoi j’étais tant attirée par ce sang. Je posai ensuite les yeux sur mon torse dont les veines étaient apparentes et marquées par des tatouages noirs, formant des sortes de symboles indéchiffrables. Ils me couvraient tout le côté droit. De la naissance de mon cou jusqu’à l’aine. Le médecin fut à la fois surpris et intéressé par ces symboles, mais se contenta néanmoins d’inspecter mes blessures. Je n’étais vraiment pas à l’aise ici. Instinctivement, je serrai les jambes. Pendant qu’il examinait mon bras devenu particulièrement douloureux et tripotait mon crâne, je me permis d’observer une nouvelle fois les autres occupants de la pièce lorsque l’un d’eux prit soudainement la parole. — C’est que vous n’y êtes pas allés de main morte ! gronda-t-il à l’adresse de Jerry et Phil. Ce n’est pas ainsi que l’on traite les femmes ici, peu importe vos considérations ! Cette voix me rappelait une personne. Je balayai la salle du regard lorsque j’aperçus Aaron, accompagné de son ami. Il était adossé contre le mur et avait les bras croisés sur son ventre. Son ami, lui, était assis en tailleur sur le grand canapé en cuir. Aaron me jeta un coup d’œil puis ajouta d’une voix grave : — Qu’est-ce qui vous est passé par la tête ? Elle n’est pas notre ennemie ! Son voisin me regardait avec méfiance, ses yeux orange braqués sur moi comme s’il était prêt à m’attaquer. Je déglutis lorsqu’une sensation de chaleur m’envahit. Soudain, elle devint glaciale et me fit trembler. — Arrête…, menaça Aaron sous un léger grondement. Il plongea ses prunelles dans les miennes, ses yeux couleur émeraude me réchauffèrent d’une façon presque automatique. Brusquement, une forte douleur pesa sur mon bras. J’ouvris la bouche pour proférer une insulte, mais me retins au dernier moment. Le médecin me lança un regard désolé puis se pinça la lèvre inférieure. — Serre les dents, me prévint-il. J’obéis et fermai les yeux. La douleur me monta à la tête. Elle fut rapidement suivie d’un craquement sonore. Un cri m’échappa. Je rouvris les yeux et vis mes jointures blanchir. Je tentai d’estomper la douleur, me mordant l’intérieur des joues. Peine perdue. — Bon sang ! — Voilà une bonne chose de faite, dit-il en m’adressant un sourire. C’est tout à fait normal. Je ne lui demandai pas ce que j’avais. Je regardai mon bras. Il semblait être redevenu tout à fait normal. Par quel miracle ? Je sautai sur mes pieds pour me placer entre le canapé et le grand fauteuil. Le médecin contourna la table et se posta devant moi. Il recula ensuite d’un pas en me dévisageant de haut en bas. J’étais toujours en soutien-gorge et pourtant, je n’avais pas envie de me cacher pour me protéger de leurs regards comme une autre fille l’aurait fait à ma place. Je haussai un sourcil et grognai en retroussant mes lèvres, ne sachant ce que ça pouvait réellement signifier. Il me regarda attentivement, cherchant la colère dans mes yeux. Je ne savais guère s’il y en avait. Mon estomac était tiraillé par la faim. Ma gorge me picota et un feu brûlant se déchaîna violemment dans ma cage thoracique. Je toussai. — Je crois que les médicaments perdent de leur effet, murmura l’homme qui venait de me soigner. Il se mit à me tourner autour. Je le suivis du regard. Ma gorge émit un grognement primitif et il se redressa, joyeux. Jerry, quant à lui, bougonna en s’affalant en bout du canapé. — Parfaite ! déclara le médecin avec un grand sourire. — Hein ? Et puis quoi encore ! Elle a failli me bouffer le bras ! s’emporta Jerry en exhibant la morsure. J’écarquillai les yeux de stupéfaction devant la taille de la cicatrice. Était-ce vraiment moi qui lui avais fait cela ? Ça ne correspondait pas à la taille de ma mâchoire… Brusquement, mes yeux s’embrumèrent dans un nouveau flash. À travers, je pus apercevoir la masse de Jerry se levant. J’attendis un moment avant d’entendre plusieurs grognements prolongés. Jerry disparut. Les ténèbres m’engloutirent avec délicatesse. La créature s’était à demi accroupie et montrait les dents. Un homme serrait son bras gravement blessé, presque arraché. On pouvait distinguer la façon dont les tissus musculaires avaient été sectionnés. Son sang coulait. La bête pensait que cette forêt aurait été une excellente cachette mais son odeur... son odeur avait attiré ces charognards, ces hommes dont les besoins n’étaient que vils et animaux. Son corps humain n’était plus que douleur et elle priait intérieurement pour qu’il n’y ait aucune séquelle. Le vent soufflait fort. La bête regarda autour d’elle, certaine qu’il fallait en finir et tout de suite, se redressa sur ses pattes arrière et poussa un rire sardonique à la fois humain et animal. Sa corpulence était celle du loup, mais certains détails comme la queue, les pattes et la langue faisaient penser au lézard, au dragon. Elle scruta le disque lumineux percevable à travers les branches. Un éclair foudroya le ciel lugubre. Le regard de la bête se posa sur l’un des deux hommes, essayant de se relever. Lorsque cela fut fait, il la contourna, une seringue en main. Un signe de menace de sa part. La bête paraissait détester ça. La créature le scruta de ses yeux d’un bleu vif. Elle dévisagea ses antagonistes tour à tour. Lorsqu’elle aperçut les blessures de l’acolyte en pleine guérison, elle chargea. Je me crispai, essayant de me repasser la dernière scène dans ma tête pour analyser l’expression que la bête avait affichée. Qu’était cette… créature ? Pourquoi me souvenais-je de ça ? Un rire cruel m’échappa. Sans pouvoir me contrôler, je me tournai lentement vers Jerry avant de rire à nouveau. Un voile épais apparut devant mes yeux. La gamme de couleurs s’assombrit et je m’humectai les lèvres. Des mots voulurent les franchir, mais aucun son ne sortit. Je demeurai immobile devant le gardien, le défiant du regard, l’étudiant avec attention, penchant la tête de temps à autre, libérant des sonorités rauques remontant des tréfonds de ma gorge en picotant. Je vacillai un instant sur mes jambes puis me figeai. Je ricanai. Jerry se mit à ronfler de fureur en s’abaissant dans une posture animale. Je fis craquer mes jointures et ma nuque endolorie en le défiant toujours du regard. Mes yeux croisèrent brièvement ceux d’Aaron. C’était un personnage énigmatique. Mon cœur se compressa et je ne savais pas pourquoi. Jerry profita de ma déconcentration pour attaquer. Je sautai au dernier moment, l’esquivant pour m’agripper par je ne sais quel moyen au plafond. Je clignai des paupières, tentant d’avoir les idées claires. Peine perdue. Mon instinct réagissait de lui-même et je me surpris à des actes dont je ne me pensais absolument pas capable. J’attendis quelques secondes avant de me laisser tomber sur mon adversaire. Je l’acculai contre le mur, deux mètres plus loin. La pierre érafla l’arrière de son crâne. Je sentis le sang à plein nez, comme si je lui avais infligé une plaie béante au milieu de l’abdomen. Cela intensifia ma faim, s’agitant en moi comme un vers. Pourquoi ne réussissais-je pas à reprendre le contrôle de moi-même ? Jerry se débattit vivement et n’aimant pas le voir bouger ainsi, je m’emparai violemment de sa gorge, riant de voir ses jambes battre l’air. Il était pourtant plus grand et imposant que moi. Soudain, une vive douleur faillit me faire hurler. Je lâchai brusquement Jerry. On me frappa. Je bougeai à peine la tête, malgré toute la force du coup de poing. Je me retournai vers mon deuxième adversaire, prête à le zigouiller lorsque soudain, le médecin s’interposa entre nous. Un grognement prolongé s’échappa du tréfonds de sa gorge alors qu’il regardait Phil d’un œil mauvais. Ça n’avait duré qu’un dixième de seconde, mais ça ne serait sûrement pas le dernier affrontement. J’en étais persuadée. Je regardai le médecin. Son comportement ne m’étonna pas, mais je repris vite conscience de mes actes, me repassant la scène. Je secouai la tête. De nouveaux maux me gagnèrent. Mais qu’est-ce que c’était que ce bordel ? — Aaron, ramène-la dans sa cage. Quant à toi Jerry, arrête tes conneries et ne fais plus attention à elle. Plus facile à dire qu’à faire. Je lus sur son visage qu’il n’allait pas en rester là. — Elle n’est pas si… parfaite que ça, grogna Jerry en se retirant pour s’asseoir là où il était précédemment. Aaron s’approcha de moi, lentement. Il tendit un bras dans ma direction, mais je me dérobai, les yeux rivés sur lui. Je devais me méfier de tous ces hommes et de cette aura étrange qu’ils dégageaient. Je tournai les talons et quittai la pièce d’un pas rapide. J’emportai mon T-shirt au passage pour ne pas avoir à me balader en soutien-gorge. Le silence régnait dans le couloir où je passais. Les hommes autour de moi me lorgnaient d’une étrange façon. L’un d’eux tendit une main et voulut me toucher. — T’as jamais vu une femme de ta vie ? lui balançai-je. Il recula et m’offrit un sourire narquois. Je l’ignorai. L’atmosphère ne me plaisait pas du tout. Étais-je la seule femme ici ? Je n’en voyais aucune. Je balayai le couloir du regard ; je n’étais pas dans une maison. Les murs n’étaient pas lisses et en béton. Ils étaient bruts et irréguliers. J’étais vraiment dans une caverne. Vivaient-ils tous ici ? Pourquoi ? Je secouai la tête pour libérer mon esprit et soupirai longuement. Je tentai de me rappeler comment j’étais arrivée ici. Peine perdue. Ma mémoire semblait m’avoir été enlevée. Aaron me dépassa pour m’ouvrir la cage. Légèrement vêtu, je vis que ses muscles étaient tendus, étirant sa peau mate. Nous nous dévisageâmes lentement alors qu’il me tenait la porte. Après quelques secondes, je soupirai et finis par retourner dans ma prison. Lorsqu’il eut fermé à clef, je lui fis face. Mes propres muscles se tendirent. Je dénouai instinctivement mes omoplates, sans le lâcher du regard. Aaron se rapprocha davantage des barreaux. Je ne savais ce qu’il me prenait d’être si proche de cet homme que je ne connaissais même pas. Mais ce que je sentais en lui n’inspirait que la confiance et la protection. C’était le cas pour certains ici, mais pour Aaron, c’était différent. Je n’avais qu’une seule envie, c’était de lever une main vers lui et la passer entre les barreaux de ma prison pour lui caresser le visage. Je serrai des dents puis des poings pour résister à cette envie. Aaron le remarqua et le comprit d’une tout autre manière. Il recula et me tourna le dos pour ensuite s’évaporer parmi les autres. Lorsqu’il fut hors de ma vue, la tension en moi se relâcha comme un poids. Je pris une grande inspiration et me laissai glisser à genoux. Les passants m’épiaient de leurs yeux fantastiques. Je ne savais pas ce que je foutais ici, qui j’étais et ce qu’ils allaient finir par faire de moi. Je fermai les yeux et plaquai mon visage contre la fraîcheur des barreaux. Malgré cette impression paisible que dégageaient une minorité d’entre eux, je sentais qu’il fallait que je fasse attention. Une petite voix en moi m’ordonna de trouver un moyen de m’enfuir, au plus vite, le plus loin possible d’ici. Je finis par me recroqueviller au sol sous les yeux de mes deux voisins. Ils semblaient être plus renseignés que moi sur la situation. Mais je ne leur demandai rien et fermai les paupières. Je m’endormis quelques minutes plus tard, hantée par des images floues et l’odeur nauséabonde de mon sang. *** Une jeune fille crachait, tel un animal, rasant les murs, défiant son adversaire du regard. Elle inspirait à la fois la soumission et la supériorité, comme si son corps ne savait pas se décider, ne sachant si elle devait se redresser pour affronter son bourreau ou s’aplatir sur le sol en attendant les coups. Un homme la frappa. Je ne pouvais le voir que de dos. La tête de la jeune fille cogna le mur et l’homme s’en alla. Elle s’assit et je remarquai seulement son visage parsemé d’hématomes, un dégradé allant du bleu au noir en passant par les nuances de violets. Son corps aussi en était recouvert, mais sous mes yeux, certains s’effacèrent en quelques secondes. Elle replia ses jambes jusque sa poitrine puis verrouilla ses bras autour. Je la vis hocher la tête. Elle tremblait, pleurait et lorsque son agresseur revint la frapper, elle se débattit comme elle le pouvait. Mais elle était à moitié nue et très faible. Trop même. On pouvait voir ses côtes derrière la peau maigre et colorée qui la recouvrait. Depuis combien de temps n’avait-elle pas mangé ? Elle gronda et attaqua. Hélas, sa bouche se referma dans le vide. L’homme lui fourra un coup de poing si fort que je crus qu’il venait de lui décrocher la mâchoire. Lorsque l’homme retira sa ceinture et entreprit de se défaire de son pantalon, la petite le fixa avec de grands yeux apeurés et je demeurai là, impuissante et aussi horrifiée qu’elle. Elle savait ce qu’il allait faire. Moi aussi. Son corps tout entier se mit à trembler et elle baissa la tête.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD