Chapitre 1

2676 Words
1 JACINTHE J’aurais mieux fait d’écouter le sermon du prêtre, il était d’ailleurs un excellent orateur. Le sujet de la matinée, le pardon, était de ceux que j’aurais pu embrasser de tout mon cœur, mais j’avais la tête ailleurs. Dieu ne pourrait pas m’en tenir rigueur, car Jackson Reed était assis sur le banc juste devant de moi. A cause de son grand gabarit, je ne pouvais pas voir le prêtre sauf à me pencher sur la gauche, et à me cogner la tête contre celle de Marigold. J’aurais pu simplement fermer les yeux et laisser les paroles de Dieu m’imprégner, mais au contraire, je saisis cette opportunité offerte par le tout puissant de contempler l’homme qui avait attiré mon attention à la seconde où il avait posé les pieds sur notre ranch. Impossible de m’asseoir ailleurs et fixer Jackson de manière éhontée, surtout à si courte distance, parce que non seulement il s’en rendrait compte, mais mes sœurs aussi—les six qui habitaient toujours avec nous—qui m’entouraient, alignées sur le même banc. Alors que j’essayais de le regarder subrepticement, mes sœurs n’étaient pas si subtiles. D'ailleurs, elles s’amassaient contre une fenêtre par deux ou par trois pour le regarder dès qu’il apparaissait. Jackson avait les cheveux clairs, rasés de près sur les côtés et plus longs sur le dessus. Il les coiffait sur la droite, et bien que je ne puisse voir son visage, je savais qu’ils lui tombaient sur le front. Ils étaient aussi marqués par le chapeau qui reposait sur ses genoux. La peau de son cou était bronzée et quand il tournait la tête sur le côté, je pouvais voir sa mâchoire bien rasée. Je connaissais sa forme carrée, tout comme la longue ligne de son nez, ses sourcils épais et ses yeux très bleus. Ses yeux, quand ils se posaient sur moi, ne faisaient pas que me regarder, mais voyaient à travers moi. C’était très perturbant, et chaque fois que Jackson m’adressait la parole, je restais bouche-bée et nerveuse. C’est pourquoi je saisissais cet instant pour contempler des détails que je manquerais sinon. C’était sûr, Dieu m’avait offert cet instant de son plein gré. J’observais la douce flanelle de sa chemise dont la couleur rappelait celle de ses yeux, les poils clairs qui ornaient ses lobes d’oreille, visibles quand la lumière du soleil traversait les vitraux pour tomber sur lui. En respirant, je pouvais sentir son odeur, un mélange de menthe et de cuir. Une tape de Marigold me tira de ma rêverie. Elle haussa les sourcils en hochant la tête en direction de Jackson, me disant tacitement à quel point il était séduisant. Les mots étaient superflus. Lily, Iris et elle avaient assez minaudé depuis son arrivée au ranch il y a deux mois. En réponse, j’attrapai le missel sur l’arrière du banc et l’ouvris à la page que le prêtre avait indiquée. Quand l’orgue se mit à jouer, les paroles de la chanson s’éclipsèrent dans ma tête, chassées par les notes de baryton parvenant du banc devant. Je venais juste d’apprendre quelque chose de nouveau sur Jackson : il chantait très bien. Quand la cérémonie fut terminée, au moment de se lever, Marigold se pencha vers moi pour murmurer. « Tu as une idée du contenu du sermon ? » Elle ricana et je fronçai les sourcils. J’attendis que Lily avance à l’autre bout du banc pour lui emboiter le pas. « Jackson, as-tu trouvé le sermon intéressant ? » demanda Lily. Elle n’avait pas froid aux yeux en présence de l’homme et n’hésitait pas à engager la conversation, son intérêt pour lui était manifeste. Je voyais clairement que ce n’était pas réciproque et il se contenta de répondre par des formules de politesse. Il regarda Lily et sourit. J’étais jalouse d’elle en cet instant et du sourire qu’il lui offrait alors qu’elle ne l’appréciait même pas. Elle le voulait, assurément, mais elle ne mesurait pas la valeur des attentions de Jackson. « Il y a quelqu’un à qui tu voudrais offrir ton pardon ? » lui demanda-t-il. Elle fit un pas chassé dans l’allée et me fit signe de le suivre. Les derniers membres du banc Lenox nous suivirent dans l’allée, mettant fin à la conversation jusqu’à ce que nous soyons tous dehors. « Je devrais pardonner à Lily qui m’a volé le ruban que je voulais ajouter à mon bonnet, répondit Iris. – Elle a aussi pris mon savon au lilas, » ajouta Marigold. Lily ne sembla pas contrariée le moins du monde. « Oui, mais c’était un échange. Je t’ai donnée de la dentelle pour ta nouvelle robe en échange du ruban. » Elle se tourna pour désigner Marigold. « Ce n’est pas ton savon ; il était à moi pour commencer. Je l’ai reçu pour mon anniversaire. Alors ça devrait être à moi de te pardonner. » Toutes les trois bougeaient en cercle, se disputant sur ce qui appartenait à qui, ayant oublié Jackson. Il se contenta de sourire et alla rejoindre son père qui se tenait sur le côté. Moi aussi, je restais à l’écart, mais de l’autre côté de notre grand groupe. Une fois que tout le monde eut remercié le prêtre sur le perron de l’église, et nous ait rejoints devant le bâtiment, Miss Esther frappa dans ses mains pour attirer l’attention. Des deux sœurs qui avaient sauvé huit orphelines des conséquences du grand incendie de Chicago, Miss Esther était la plus pragmatique. Elle n’autorisait ni histoires ni agitation. C’est pourquoi elle interrompit Lily, Marigold et Iris. « Vous trois, » elle pointa son doigt vers elles, « Mme Thomas a besoin d’aide avec la nourriture. Allez vous rendre utile et restez loin les unes des autres. » Elle les gratifia chacune d’un regard sévère, et bien qu’elles semblent contrariées, elles chuchotèrent entre elles en se dirigeant vers la rivière pour le pique-n***e d’après-messe. Les grands peupliers qui bordaient les méandres de l’eau offraient la seule ombre à des lieues à la ronde. « Anthémis et Poppy, allez aider aux jeux des enfants. » Elles hochèrent la tête et s’éloignèrent en faisant bien moins d’histoires que leurs sœurs. « Dahlia, tu peux nous aider à sortir notre repas du chariot. » Miss Trudy laissait Miss Esther répartir les tâches alors que le groupe se dirigeait vers le chariot et nos paniers de nourriture qui contribueraient au pique-n***e. Big Ed marchait à côté de Miss Esther et leurs têtes semblaient très proches alors qu’ils paraissaient parler sérieusement, très sérieusement. Je réalisai que je me retrouvais seule avec Jackson. « Tu n’as pas besoin de mon aide ? » appelai-je. J’essayais de ne pas laisser transparaître la panique dans le son de ma voix. Miss Trudy se retourna vers moi et sourit. « Nous allons nous en sortir. Tu as fait la vaisselle du petit déjeuner, profite du pique-n***e. » En une minute, Miss Esther avait mis au pas toute la famille Lenox comme si nous étions un régiment, avec vitesse et diligence, nous laissant tous seuls. Mon cœur battait frénétiquement et mes paumes étaient moites à cause de mes nerfs surexcités. Je regardai partout sauf en direction de l’homme à côté de moi. « Passez une bonne journée, M. Reed. » Alors que j’allais tourner les talons et fuir, il me prit par l’épaule—quoique gentiment—pour interrompre mon élan. C’était la première fois qu’il me touchait, sauf à m’avoir aidée à descendre du chariot une fois ou deux, et la sensation de sa main était très chaude, même à travers le tissu de ma robe. J’haletai à son contact, pas parce qu’il me faisait peur, mais plutôt parce que j’avais peur de moi-même. « Oh, ne fais pas ça, Jacinthe Lenox. » Je levai la tête pour le regarder depuis la visière de mon chapeau. Il avait remis le sien et son visage baignait dans l’ombre, mais je pouvais voir le bleu de ses yeux. « Je ne te laisserai pas t’enfuir celle fois-ci. – Je… je ne m’enfuis pas, » répliquai-je. Il retira sa main et se baissa pour que nos yeux soient à la même hauteur. « Non ? Pas de fuite alors. Je caressais l’espoir de partager ton déjeuner, si toutefois tu m’invites à le faire. » Je gardai le silence. C’était une stratégie que j’avais apprise il y a fort longtemps, qu’il valait mieux tenir sa langue que de parler. « Je me demande. » Sa main caressa le tracé de ses moustaches sur sa joue. Je me demandai quelle sensation elle ferait sous mon propre doigt. « Je sens mauvais ? » J’écarquillai les yeux à une telle question. « Mauvais ? » Je ne pouvais décemment pas lui dire qu’il sentait divinement bon la menthe et le cuir. Ce serait ridicule. « A chaque fois que je suis près de toi, tu t’agites comme un cheval en furie. Je me dis que peut-être il y a quelque chose qui cloche chez moi. J’ai pris un bain ce matin, mais peut-être que je sens mauvais. » La pensée de Jackson dans une baignoire, nu et savonnant son corps robuste, me fit transpirer de la lèvre inférieure. Je secouai la tête. « Non, tu ne sens pas mauvais. » Il sourit et je repris mon souffle. C’était l’homme le plus séduisant que j’avais jamais vu. Je savais que d’autres femmes disaient de John Mabry, en ville, qu’il était bel homme, et elles avaient surement raison, mais Jackson le surpassait sans conteste. Je soupirai intérieurement. Je doutais qu’aucun autre ne me ferait jamais ressentir la même chose que Jackson. « Très bien, dit-il. Alors j’ai peut-être fait quelque chose de mal ? » Je secouai encore la tête, il n’avait rien fait de mal. Je réagissais avec lui de la même manière que d’habitude, avec autant d’attirance que de panique. « Alors ce n’est pas moi ? » demanda-t-il. Je secouai une nouvelle fois la tête. « Bien. Je suis soulagé Jacinthe. » Je reculai de quelques pas, mais il secoua la tête. « Pas si vite. Si ce n’est pas moi, alors c’est toi. » Je posai une main sur ma poitrine. « Moi ? » glapis-je. Maintenant j’étais vraiment nerveuse, parce qu’il s’approchait beaucoup trop de la vérité. Bien que je recherche l’attention qu’il me donnait, je ne pouvais laisser paraître aucun signe d’attirance. Je ne pouvais—ne voulais—pas l’épouser et ce n’était pas juste envers Jackson que de lui laisser me témoigner une quelconque marque d’attention. Je ne le méritais pas. La culpabilité me rongeait toujours parce que si j’étais en vie, ce n’était pas le cas de mon amie Jane. Et cela suffisait à m’empêcher de savourer un quelconque plaisir. Elle s’était noyée dans le torrent à côté duquel nous nous trouvions. Nous nous étions baignées toutes les deux en jouant à nous asperger, mais j’étais la seule à en être ressortie. Depuis sa tombe, Jane ne se marierait pas, ne fonderait pas de famille, ne connaitrait ni l’amour ni ses tourments, ou encore ne désirerait quoi que ce soit de réel. Si elle ne pouvait plus prétendre à tout cela, alors moi non plus. « Tu m’évites, et je devrais trouver ça très impoli, mais en fait, je trouve cela attachant. » Je fronçai les sourcils et à ma grande surprise, il leva son pouce pour le poser sur les rides qui formaient un V au milieu de mon front. Son regard croisa le mien et je ne pus plus m’en détourner. Je le voulais pourtant, mais c’était… impossible. « Attachant ? » Je me léchai les lèvres. « Je ne comprends pas. » Ses yeux tombèrent sur ma bouche un bref instant. « Tu n’es pas comme les autres. Leur… excitation est aussi manifeste que stupide. Comme tu le sais bien, celle-ci n’a rien de réciproque. Pour des raisons que j’ignore, il a fallu que je jette mon dévolu sur la seule femme qui a l’air de m’ignorer superbement. » Il avait jeté son dévolu sur moi ? Alors qu’il pourrait avoir n’importe laquelle de mes sœurs ou tout autre femme prête à sa marier en ville ? Il s’intéressait à moi ? Quelque chose clochait chez cet homme, mais j’avais beau le regarder, je ne trouvais pas quoi. « Tu ne te comportes pas comme ça avec mon père, ou Jed Roberts ou Micah Jones. Il n’y a qu’avec moi. » Les hommes dont il parlait étaient aimables avec moi. L’un était le fils du marchand, l’autre un propriétaire qui m’avait raccompagnée après la messe il y a quelques mois. Ils étaient des gentlemen biens sous tout rapport, mais ils n’étaient pas Jackson. Ils ne me faisaient pas ressentir la même chose que lui. J’étais ravie de ne rien ressentir pour eux car mon cœur n’était ainsi pas en danger. Mais Jackson… Il avait tout gâché. « Ton père… et les autres, ils sont tous très gentils. – Bien sûr. Gentils. Aucun homme, cela dit, n’aime que les femmes qu’il courtise le disent gentil. Tu me traites différemment—à courir dans la direction opposée si j’approche, à te cacher derrière les arbres pour que je ne te voie pas. » Je rougis intensément, je m’étais bien cachée une fois pour éviter toute confrontation avec Jackson. J’avais pensé qu’il ne m’avait pas vue, mais apparemment si. « Jackson, je suis désolée—» Il posa son doigt sur mes lèvres pour me faire taire. Je sursautai, surprise de ce geste. L’empreinte de son doigt était douce et j’eus envie de l’embrasser, ou même de sortir ma langue pour le goûter. « Je ne veux pas d’excuses. Ce que je veux dire—et que je semble avoir du mal à exprimer—c’est que tu te comportes différemment avec moi, ce qui me laisse penser que je t’intrigue autant que tu m’intrigues. » Il retira son doigt et je voulus ouvrir la bouche pour le contredire, mais il parla en premier. « J’ai l’intention de te courtiser, Jacinthe Lenox, et je le ferai à ma manière. Cela fait trop longtemps que c’est toi qui mène la danse. Fini de m’éviter. Il est temps de découvrir ce qui— il agita ses doigts de lui à moi —se passe entre nous deux, et d’en faire quelque chose. » J’étais émue et pétrifiée et flattée tout en me sentant coupable. « Jackson, je ne peux pas… je ne peux pas accepter tes attentions, pas plus que celles d’un autre. » Je baissai le regard sur les boutons de sa chemise, sachant que mes mots étaient durs et que je serais incapable de les prononcer si je devais en plus regarder l’honnêteté bleue de ses yeux. Je ne pourrais être heureuse alors que j’étais responsable de la mort de Jane. L’accident pesait lourd sur mes épaules, et c’était un fardeau que personne ne pourrait porter à ma place. Alors je le porterais seule et m’interdirais le moindre plaisir de toute ma vie. « « Je ne peux pas me marier. Cela n’arrivera pas et tu ferais mieux de trouver une femme que ça intéressera. Que tu intéresseras. » Je levai rapidement les yeux sur lui et il lut la surprise, tintée de colère cela dit. Il avait plissé les yeux et serrais les mâchoires. Peut-être qu’il n’aimait simplement pas être repoussé. Peu importe. C’était comme si on avait arraché mon cœur de ma poitrine pour le faire piétiner par un troupeau entier. « Au revoir, » murmurai-je, la gorge étouffée par des larmes qui montaient, m’empêchant d’ajouter autre chose. « Jacinthe, » grogna Jackson. Je secouai la tête et l’image des boutons de sa chemise s’embua alors que mes yeux se remplissaient de larmes. Je devais fuir avant de me couvrir de ridicule. « Elizabeth Seabury, bredouillai-je. Elle ne t’a pas quitté des yeux. Je suis sure qu’elle sera ravie de partager son repas avec toi. » Je n’attendis pas sa réponse, mais tournai les talons et m’éloignai, une chose pour laquelle j’étais particulièrement douée.
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