II - Le déjeuner de l’hôte

1955 Words
II Le déjeuner de l’hôte Le lendemain, le jour se leva pur et splendide. Les voyageurs furent donc éveillés de bonne heure par l’éclat du soleil ; ils se levèrent et descendirent dans la salle de l’auberge. Malgré l’heure matinale, madame Vateline leur avait déjà préparé un copieux déjeuner. Le comte de Laverny et ses deux fils sortaient de leur lit, mais en si bonne disposition, qu’ils se sentaient prêts à faire honneur au repas, comme s’ils l’eussent acheté par l’exercice du matin. La diligente hôtesse s’était levée plus tôt même que les soins de la maison ne l’exigeaient. Elle avait voulu confectionner pour Lucien une galette de fine fleur de froment, et le petit régal était prêt. Aussi, dès qu’elle vit descendre son chérubin, elle courut à lui, s’informa d’abord s’il avait bien passé la nuit, puis alla lui chercher dans son armoire un petit fichu de mousseline imprimée, qu’elle lui noua au cou, dans la crainte qu’il ne ressentît la fraîcheur des montagnes. Ensuite, elle l’emmena avec elle à l’office, et lui montra sa galette. Elle y joignit quelques pommes et des cerises sèches de la dernière récolte, fruits précieux, parce qu’ils sont les seuls du pays, et elle mit le tout dans un petit panier, en recommandant à Lucien de l’emporter avec lui pour son goûter. Le jeune garçon souriait doucement à ces soins ; et il croyait parfaitement récompenser la grosse madame de ses bontés en l’embrassant sur les deux joues. Le déjeuner, que le comte voulut partager avec le maître et la maîtresse de la maison, fut très gai. M. de Laverny ne conservait pas d’inquiétudes sur sa position ; il savait bien qu’avec un homme du caractère du régent, l’affaire dans laquelle il se trouvait compromis serait promptement étouffée, et que l’oubli dans lequel lui-même tomberait bientôt à la cour, lorsqu’on ne l’y verrait plus, le protégerait bien plus que la frontière. Il songeait donc seulement à choisir l’endroit de la Savoie dans lequel il s’établirait ; et, à ce sujet, il avait quelques renseignements de détail à demander à son hôte. Lorsque le dernier cruchon du déjeuner fut vidé : – Voici quel est mon plan, dit-il à M. Vateline. Comme la saison est très avancée, je profiterai du peu de jours que les neiges nous laissent encore pour faire visiter les sites les plus remarquables de vos montagnes à mes fils. Ensuite, lorsque la première bourrasque d’hiver nous chassera des hauteurs, les chemins étant encore fort praticables en plaine, il sera temps de parcourir la contrée pour y faire choix d’une résidence qui réunisse les conditions d’agrément et de salubrité. – Ah ! monsieur le comte, dit l’hôte, nous ne pourrons vous offrir que de bien petites villes, et qui sont semées clair dans le pays. Mais enfin, il s’en trouve qui présentent les ressources nécessaires à la vie, et même le bien-être. – Je compte sur vous pour me les indiquer, dit M. de Laverny. – Eh bien, par exemple, Rumilly… Oui, il est probable que monsieur le comte choisira cet endroit. On y compte environ quatre mille deux cents habitants… ce n’est déjà pas mal !… puis, la ville est située dans les champs les plus riches, les plaines les plus fertiles. – Mon cher hôte, dit le comte, quand on vient de Paris, on n’est pas jaloux de voir des villes populeuses… eussent-elles dix mille habitants ! On ne peut non plus s’émerveiller devant des campagnes fertiles quand on quitte la France. – Mais c’est aussi près de là que se trouve le hameau de Sales, où naquit, en 1567, le célèbre saint François, que le nom de Sales, sa patrie, distingue des autres bienheureux portant le même nom que lui. – Assurément, c’est là pour Rumilly un beau titre de noblesse. Mais voyons encore. – Vous avez ensuite Bonneville, l’ancienne capitale du Faucigny, qui est fort citée pour son grand commerce de bestiaux et ses importantes fabriques d’instruments d’horlogerie. – Mais, mon bon monsieur Vateline, quand on vient de Paris, on est également blasé sur la richesse du commerce et les beaux travaux de l’industrie. – C’est vrai, dit l’hôtesse. Moi, si j’étais monsieur le comte, j’irais plutôt demeurer à Saint-Gervais. Ce bourg-là, voyez-vous, est situé au milieu de magnifiques prairies, qui jouissent d’une qualité toute particulière ; il s’y trouve des plantes aromatiques qui donnent au lait, et par suite au fromage, une saveur délicieuse ; de telle sorte que nulle part ailleurs, on n’en peut manger de semblable. – Certes, dit le comte, voilà un très grand avantage ; mais quoique j’aime beaucoup le fromage… – C’est la gloire de notre pays, monsieur le comte. – Et je suis loin de la rabaisser ; mais avant de nous décider pour Saint-Gervais, on peut chercher ailleurs. – Je vois, je vois, dit M. Vateline, il vous faut du pittoresque. – Mais quand on vient dans les Alpes… – Nous avons, par exemple, Menthon, d’où l’on peut admirer les plus magnifiques paysages de ces contrées. Placez-vous sur la hauteur et à l’instant vous avez devant les yeux le resplendissant lac d’Annecy, enveloppé de sites merveilleux. – Bien alors… j’aimerais Menthon. – Mais ce n’est pas tout ; des richesses historiques s’y trouvent aussi. Vous voyez un château situé à une hauteur prodigieuse, et dont quelques parties ont résisté à la ruine. Eh bien, c’est là qu’est né saint Bernard, fondateur des hospices du grand et du petit Saint-Bernard… On vous montrera encore la chambre dans laquelle il a reçu le jour. Puis, avant les souvenirs de nos temps, il s’en trouve des temps antiques ; au-dessus du village sont des restes de bains romains, où les soldats de César venaient fortifier leurs membres dans des eaux sulfureuses ; et au fond du lac (visible lorsque les eaux sont basses), la pile d’un pont commencé par ces conquérants, qui l’entreprirent on ne sait trop pourquoi, et l’abandonnèrent de même. – J’aimerais fort Menthon ! dit Édouard, dont les yeux brillaient de curiosité. – Maintenant, reprit l’hôte, je ne vous parlerai pas de Cluses, triste ville !… elle a été deux fois ravagée par le feu, ce n’est pas sa faute ; mais elle a eu le tort de se reconstruire sur un plan si large pour son peu d’habitants, qu’elle a l’air d’un désert. – Il n’y a donc pas à y songer pour l’habiter, dit le comte, ni même pour la visiter. – Oh ! pour cela ! vraiment si, il ne faut même pas y manquer. C’est tout auprès que se trouve l’ouverture de la fameuse caverne de Balme, dont vous avez sûrement entendu parler. – Une caverne ! s’écria Édouard. Oh ! certes, nous voulons voir cela ! – Et vous avez raison, mon bel enfant, dit M. Vateline. Imaginez-vous une vaste profondeur, donnant entrée à une autre plus grande encore, mais où on ne peut pas pénétrer, et dont nul n’a jamais connu les ombres ni les mystères. Dans la première est un puits naturel creusé si avant, qu’une pierre jetée y produit des grondements pareils à ceux du tonnerre. Cet endroit est aussi le pays des échos. Au-dessus de Balme, un coup de pistolet tiré, est répercuté vingt fois dans les montagnes avec une intensité de son semblable à celle du premier coup. – Nous espérons bien connaître tout cela, dit M. de Laverny. Mais voici bientôt l’hiver, et il nous faut chercher à le passer à l’abri d’un bon nid. – Ah ! pour cela, dit l’hôte, vous pourriez bien penser à La Roche… C’est en cet endroit-là que s’élève une célèbre tour du douzième siècle, dressée sur une roche escarpée, qui donne son nom à la ville… Mais celle-ci est assez bien construite, et fut même autrefois fortifiée. Vous y trouverez tous les produits nécessaires à la table. De plus, de votre chambre bien chauffée, vous verrez à travers les vitres décorées d’images par la glace, un immense horizon, le Jura, le Parmélon, les montagnes de Thorens et de Saint-Laurent, le Môle, le Buet, et quelques pics de la chaîne du Mont-Blanc. – Avec cela, dit le comte en souriant, on peut prendre patience pour attendre le printemps… – Pour des excursions qui ne seront pas bientôt finies, je vous assure. Et voici de jeunes garçons qui vont s’en donner à cœur joie. On pouvait en effet prévoir leur bonheur à venir par l’air d’attention animée avec lequel les fils du comte écoutaient l’énumération de ces merveilles qui leur étaient promises. – Vous, monsieur Édouard, qui m’avez l’air d’un garçon érudit, dit M. Vateline, je vous recommande de vous faire conduire au village de Reposoir. Vous verrez là une des plus célèbres chartreuses. Elle fut construite, il y a cinq cents ans par Aimon de Faucigny et restaurée par un autre seigneur de ces cantons, le siècle dernier. Vous y verrez sa riche église, son grand cloître, consacré par les doctes religieux qui s’y sont abrités, et qui est aussi de la plus belle architecture. – Et les bons pères, dit le fils du comte, nous en ouvriront-ils les portes ? – Parfaitement. Ces portes ne sont fermées qu’au mouvement et au bruit du monde ; elles s’ouvrent toujours aux voyageurs isolés, soit qu’ils aient besoin d’éclairer leurs esprits aux grandes vérités spirituelles, soit que la fatigue et la misère leur fassent désirer seulement le lit et la table du couvent. – Merci, monsieur Vateline, dit Édouard ; nous mettrons bien à profit vos bonnes instructions. – Et vous, mon charmant petit Lucien, reprit l’hôte, que verrai-je bien dans nos contrées qui vous puisse beaucoup étonner et réjouir ?… Ah ! tenez, cela vous plairait-il de voir une rivière qui roule des paillettes d’or ?… Oui. Eh bien, allez à Allèves, et penchez-vous au bord du Chérau… Vous saurez que ces eaux, roulant entre de rustiques rivages, emportent avec elles ce précieux métal. Ensuite, en suivant quelque temps son cours, puis en traversant un étroit et sombre défilé, vous trouverez au-delà un amas de roches dits Rochers de Saint-Jacques. Ce sont des blocs de granit qui, en se détachant de la montagne, chacun tourné à sa manière, et se posant sur le sol au hasard, ont pris des formes de tours, de pyramides, de clochers, de portiques, comme s’ils l’eussent fait exprès pour amuser vos yeux, et vous composer un immense livre d’images. – C’est cela ! dit Lucien. Père, tu me conduiras à Allèves. – Je vous conduirai partout où il sera possible… Mais pour cela… voyons… il ne nous faut pas rester éternellement à table, et nous allons dès à présent commencer quelque petite excursion. Il se leva en ajoutant : – Pour aujourd’hui, comme il faut tenir compte de la fatigue du voyage, nous irons seulement à Annecy ; puis demain, au jour, nous commencerons nos courses aventureuses. – Mais, dit Lucien, il va donc nous arriver des aventures ? – C’est bien possible, dit M. Vateline. – Et quoi donc ? – Par exemple, des éboulements de terrain qui déroberont le sol sous vos pas, des avalanches qui vous envelopperont de nuages de neige, des coups de vent qui vous emporteront d’une cime de montagne à l’autre. – Rien que cela ! dit en riant M. de Laverny. – Oh quelle joie ! et que nous allons nous amuser ! dit Lucien. – Vous dites, rien que cela ! monsieur le comte, reprit l’hôte. Et que diriez-vous donc si vous voyez mieux encore, par exemple une forêt qui marche. – Ah ! j’avoue qu’il me plairait fort d’avoir un tel spectacle. – Eh bien, cela est arrivé. Tous les jours, en raison de l’ébranlement du sol, il se produit des phénomènes plus extraordinaires. On voit se former dans les glaciers d’immenses crevasses, des rimages et des entonnoirs. Au pied de ces glaciers et sur leurs bords s’accumulent des amas de roches, de sable et de débris de toute nature ; ce sont les moraines, produites par l’éboulement des montagnes qui les dominent. Quelquefois, au printemps, ces éboulements, sur de plus grandes proportions, concourent avec les avalanches et les tourmentes de neige, à combler des vallées entières ; où les cols par lesquels on communique de l’une à l’autre ; tout chemin disparaît bientôt sous cet amas informe de terre, de roche, de neige, de blocs de glace. C’est alors, quand il arrive qu’une côte de montagne glisse sur ses flancs et descend des hauteurs, qu’on voit parfois sa forêt suivre ce mouvement et opérer sa majestueuse descente. – Vraiment, en vous entendant, monsieur Vateline, dit le comte, on se réjouit d’être dans les Alpes, et on s’attend à toutes les merveilleuses surprises. – Oui, c’est très bien, dit Édouard, mais dans tout cela, la vallée de Chamounix est ce qu’il y a de plus important. Et c’est sans doute cette excursion que nous commencerons demain ? – Peut-être… on verra, dit le comte. – Puis, poursuivit son fils, nous continuerons aux divers pics du Mont-Blanc, au mont Brevent, à la dent du Buet, à l’aiguille d’Argentières, au sommet du Géant… – Certainement, messieurs mes fils, dit le comte, je vais vous donner ainsi toutes les montagnes des Alpes pour jouer aux quilles !… Non pas, nous ménagerons mieux nos plaisirs… Et maintenant la canne, le chapeau… et partons.
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