Chapitre 1-2

2002 Words
— Tu as mis la nouvelle à la place de Pétulante ! Ça va faire des histoires quand elle va revenir. Mets là plutôt de mon côté. J’ai une place de libre. C’était Jacotte qui parlait de moi à Hélène. Plus tard seulement, je sus pourquoi Hélène ne l’aimait pas. Jacotte venait d’être embauchée, à 45 ans et plus, comme habilleuse au Carrousel. Elle était maladroite. Elle avait expliqué dans la loge, devant Hélène, qu’elle était une femme très bien, mère de médecin, mais qu’elle avait eu beaucoup de malheur, c’est pourquoi elle était tombée si bas. — Tais-toi donc, tu n’y connais rien, lui dit Hélène. N’oublie pas que tu as du repassage et qu’aujourd’hui je ne peux pas te le faire parce que j’ai de la couture. Jacotte retourna de son côté, et Hélène lui expliqua : — Tu crois vraiment qu’elle va revenir, Pétulante ? Elle prend ses vacances en pleine revue. Elle enlève ses costumes soi-disant pour les faire nettoyer… et sa perruque, et son maquillage, ils sont partis aussi. Peux-tu me dire pourquoi ?… Moi j’ai ma petite idée : le patron l’a mise dans la charretée qui descend chez Mme Arthur. Et ma Pétulante, elle a préféré quitter la maison plutôt qu’être mise au rancart. Elle fera la province… Elle volera de ses propres ailes… Dès mon arrivée chez Mme Arthur, Marine m’avait parlé de monter au Carrousel. Le jour même où j’y arrivais, j’entendais parler de redescendre. L’idée me vint qu’un jour ce serait mon tour. Me faudrait-il descendre ?… Peut-être. À quel âge ?… 45 ans… 50 ?… J’en avais 19… J’avais tout mon temps, toute la vie… Car je n’imaginais pas que le Carrousel puisse un jour fermer. Je le croyais éternel, comme la France. — Bonsoir ! dit quelqu’un qui entrait. C’était une voix timbrée, assurée, qui me rappela celle de Régine entrant dans la loge de chez Mme Arthur, car il m’était arrivé plusieurs fois d’arriver avant elle. Une voix à caractère. — Bonsoir ! dit quelqu’un qui suivait. Cette fois, la voix était douce, ronde et veloutée, tout à fait féminine. Une voix de chanteuse roucoulante. — Bonsoir, bonsoir, dit le troisième en entrant. La voix était saccadée, nerveuse et un peu folle. Et les mots n’étaient pas composés seulement de leurs syllabes, mais aussi de petits sons accessoires. Déjà Zambella était de notre côté, embrassait Hélène. Minouche en fit autant, puis Claude André. L’arrivée des artistes. C’était une étape supplémentaire dans la progression de la soirée. J’étais en train de monter ma mise en plis. — C’est Bambi, la nouvelle, dit Hélène aux trois artistes qui se dirigeaient maintenant vers leur place. Ils me dirent bonsoir. Zambella s’arrêta une seconde, ajouta « bienvenue » et encore « c’est bien d’arriver tôt dans la loge. J’espère que tu continueras dans cette voie et que tu ne te laisseras pas entraîner ! » Un peu condescendant, mais aimable quand même. À partir de quelques potins répandus, j’extrapolais : Minouche et Claude André avaient été destinés à la charretée de descente chez Mme Arthur. Sur intervention de Zambella, ils avaient été maintenus en place. Je comprenais : Zambella se sentait plus forte entourée de ses amies de toujours. De là, j’imaginais Coccinelle appréciant le renfort d’une amitié nouvelle. Je craignais le contraire. Si je me disais habituellement que je ne pouvais rien craindre d’elle, qu’elle ne pouvait ni ne voulait me nuire je me dis ce soir-là que je n’avais rien à attendre d’elle. Le désir de l’avoir pour amie n’était en moi que l’envie que Marine avait fait naître par les récits étonnants de sa vie avec la vedette et la protection qu’elle en tirait. De sa protection, de son amitié, je voulais me persuader que je n’avais pas besoin. À quoi me servaient ces raisonnements ?… L’amitié de Coccinelle pour Marine m’intriguait et rien ne freinait mon désir et mon espoir d’être une intime de Coccinelle. Rien ne s’y opposait autant que le souvenir que j’avais d’elle, de sa visite dans la loge de Mme Arthur de son comportement, de son éclat de rire outrageant. C’est l’opposition entre cette réalité et mes aspirations à son amitié qui me jetait dans le trouble, et non un trac insurmontable de monter pour la première fois sur la scène du Carrousel : je ne faisais pas de numéro nouveau, la répétition s’était passée sans anicroche, la loge lentement se remplissait, beaucoup d’artistes étaient de mes familiers… Je reconnaissais des conversations de loge pendant le maquillage : les programmes de télévision, le régal du dîner, les aventures de coin de rue, et tout cela était plutôt rassurant. Belciel, Everest, Mickett, tous les artistes qui étaient assis à ma gauche (sauf Sone Teal qui arrivait plus tard du Casino de Paris) commençaient à faire leur maquillage que j’avais déjà fini le mien. Il ne me restait plus qu’à coller mes faux cils. C’est toujours une tâche délicate, même si l’habileté vient avec l’expérience. J’étais curieuse de voir si après quinze jours sans travail j’aurais perdu de mon aisance à les placer. Une erreur entraîne souvent loin : une paupière gonflée, un œil rouge et tout fermé. En un tournemain ils furent posés. Ils me faisaient l’œil grand, rond et pourtant expressif. Je regardais mon maquillage, je me regardais maquillée, et même si j’avais encore mes rouleaux sur la tête, j’étais satisfaite de mon œuvre. Il me suffisait d’avoir l’ovale régulier, les pommettes marquées, la bouche dessinée et les yeux très faits. Je n’avais pas oublié la leçon de madame Germaine qui m’avait prise en main le jour de mes débuts. Elle avait forcé mes traits. Maintenant, c’était moi qui en rajoutais. Je m’examinais, je prenais discrètement des poses. Et cette étude m’accaparait. Rien ne me paraissait plus sérieux, plus profond, plus vrai que ma frivolité. *** — Dis-moi, toi, alors, tu étais à Alger pendant le putsch. Les hommes devaient être beaux… La voix était saccadée, les phrases peu articulées, ou plutôt bien plus désarticulées qu’on pourrait les rendre. Le ton avait, on ne sait pourquoi, quelque chose d’affolé. Je n’y étais pas habituée, je mis un instant à savoir que c’était à moi que s’adressait Claude André. En me tournant vers elle, je reçus le regard d’Everest qui me disait : « Voilà cette folle qui va remettre ça. Comme si tu n’avais pas autre chose en tête ! » La réputation de folle de Claude André n’était plus à faire. J’avais un souvenir d’elle chantant : Hé ! Dis-moi garçon Combien y’a d’hommes au bar Pas des p’t**s mignons Mais des malabars avec une voix chantée identique à la parlée, un accompagnement de bastringue et une agitation qui tournait à l’hystérie, jetant ses renards à terre, se roulant dedans, remuant ses jambes en tous sens. Le tout surprenait, mais ne manquait pas d’agréments et avait un certain succès. On y voyait surtout de l’humour. On se trompait peut-être. Comme j’avais gardé de la loge de Mme Arthur un très mauvais souvenir des conversations sur la guerre d’Algérie, je ne fis à Claude André qu’une réponse évasive. — Quel dommage que tout ça soit tombé à l’eau. J’espère que le combat continue. De Gaulle se sent fort. Y’a Eisenhower qui lui a envoyé une lettre de félicitations. Pas rassurant pour les Pieds-Noirs ! C’était m’inviter à m’exprimer sur le sujet. Mon attitude était réglée : ne jamais parler de rien. Ainsi faisait Nadja Saladin, côté Jacotte, toujours muette sur la question, elle qui ne faisait comme numéros que des danses orientales et qui avait révélé, non pas à moi bien sûr, ses vifs sentiments séparatistes et même, à l’occasion anti-français. Pendant que je m’ingéniais à faire à Claude André une réponse creuse, toute une partie de moi qui était en ce moment submergée par la fébrilité de mes débuts, d’oublier le malheur des miens, du pays, tout cela reprit vie un instant avant de retourner à sa léthargie. Je vis l’Algérie à feu et à sang, la méfiance et la haine envahissant tout, l’accablement d’Albe, la dernière colère fanfaronne et comique de Grosse Mouche. Je revis ma mère seule et qui attendait, inconsciente, que je retourne vite m’installer à Alger. Je me sentis envahie d’inquiétude, de nostalgie et de culpabilité, car depuis mon retour d’Alger j’avais tout fait pour oublier le drame, tout donné à mes débuts, rien accordé à mon faible projet de faire venir ma mère à Paris, et lui donner un semblant de réalisation. Claude André subitement se leva de sa chaise et vint à moi, le corps courbé en avant. Il portait un peignoir éponge par-dessus son slip. Aux pieds, des mules à hauts talons, car il prétendait qu’on ne passe pas subitement des chaussures d’homme de la ville aux talons Ernest de la scène sans une certaine maladresse : la loge servait de sas d’adaptation. Il était tout petit et rondouillard. Comme son peignoir était grand ouvert, je distinguais de près ses bourrelets blancs, gras, tremblotants auxquels il semblait ne pas penser, car il me donnait l’impression d’être mû d’une idée qui faisait rire ses petits yeux ronds et marron bien ressortis dans un visage non encore maquillé, mais entièrement « plâtré ». La bouche ne riait pas : pour éviter de fendiller le plâtre, il la tenait ouverte et pour mieux en fixer l’immobilité, il s’aidait de la houppette qu’il appuyait sur la commissure. Je m’efforçais d’avoir une mine attentive en attendant qu’il parle. L’attente dura plusieurs secondes : — J’aurais voulu être Pied-Noir, lâcha-t-il tout à coup. Il reprit aussitôt sa pose en attendant ma réaction, mais comment réagir ? Ses yeux brillaient davantage. Je n’attendis pas longtemps la suite. — Pied-Noir parce que là-bas les hommes sont beaux… et ils aiment ça !… Les phrases étaient hachées, le débit rapide, et pourtant il traînait tout autour des syllabes de petits sons parasites, qui faisaient friture, ajoutaient à l’impression de désordre. Je ne savais quelle contenance prendre en face de ce camarade à qui je n’avais jamais parlé et qui avait près de deux fois mon âge. Heureusement Belciel, que je ne pouvais voir à cause du pan du peignoir interposé entre nous venait de placer sa glace à maquillage pour que nous nous voyions l’un l’autre. Il me fit un signe qui signifiait : « Elle nous rase, cette folle ! », et il y mit une expression vraiment comique. — Eh ben ! Moi, j’irai m’installer à Sidi Bel Abbès, à la retraite. À Sidi Bel Abbès avec la légion. La dernière syllabe fut tenue, tremblée, deux ou trois secondes. Il projetait des éclats de folie. — Ah ! Tu recommences ! C’était Zambella qui l’appelait, poursuivant ainsi : — Viens ici, Claudy ! Viens t’asseoir et te maquiller tranquillement. Et fiche la paix à cette malheureuse qui débute aujourd’hui. Elle lui parlait avec une sorte d’autorité mêlée de douceur. Pendant que Claude André allait reprendre sa place en soliloquant : — Oui à Sidi Bel Abbès. Les beaux légionnaires. Des regards s’échangeaient dans les miroirs et s’adressaient à moi : — Elle est un peu zinzin, faut pas t’en faire, elle repique au truc de temps en temps. Il fallait en rire. — Bon ! Assieds-toi maintenant. Le temps tourne, tu vas te mettre en retard. Fit Zambella de sa voix bien timbrée. Jamais dans la loge je n’avais entendu un seul mot en faveur de l’Algérie française. C’était la première fois. J’étais comme humiliée du dérisoire de la situation. Les attentats les plus horribles, les morts, les massacres, la torture, toutes les horreurs de la guerre, mais aussi la grandeur d’une cause qui m’inspirait le plus grand respect, tout ce qui transformait la souffrance du peuple en épopée, tout semblait ravalé par l’ambition ridicule de Claude André d’aller s’embusquer près des casernes de la légion… Et personne pour protester, pour s’écrier qu’on ne fait pas une guerre pour satisfaire la libido des obsédés. Mais je me dis qu’aux yeux de tous peut-être, tous les Pieds-Noirs n’avaient pas de motivations plus honorables. Ce qui, vu d’ici, rendait le combat inutile… C’était peut-être ainsi que mouraient les empires, et même les nations… fin d’un lien civique… d’un objectif commun… manque d’intérêt… individualisme… recherche exclusive de la satisfaction personnelle… — Elle est folle la Claude André, si elle croit qu’elle va s’installer là-bas. Elle aurait vite fait de se faire zigouiller, même s’il y avait la paix !… Et puis, la paix… moi j’ai fait 28 mois d’armée là-bas et il y a toujours la guerre, alors… C’était Belciel, assis à côté de moi, qui me disait cela, doucement. Il était apaisant. Je pris un air entendu, mais je ne lui répondis pas. Je n’avais rien à dire sur la guerre. Je ne savais même pas ce que je pensais exactement de la question algérienne. J’y étais hypersensible, c’est tout. Mais par instants seulement. Tout en scrutant le miroir pour détecter mes imperfections ou pour mieux apprécier mes qualités, à des bruits que je reconnus aussitôt comme des signaux, je me sentis en alarme : pendant que les musiciens, là-bas, plaquaient quelques accords, j’entendais, tout près, des : — Bonjour ! — Bonjour monsieur ! — Bonjour Robert ! — Bonjour à tous ! C’était l’arrivée de Robert Lasquin, le directeur artistique. Il était grand, à peine empâté, les cheveux blancs et plaqués, élégant, souriant, et inspirait d’emblée la sympathie. *** — Bonjour Hélène ! (Il lui fit la bise.) — Bonjour monsieur ! Dans la loge, il n’avança pas plus loin que ma place et, tout en échangeant quelques mots amicaux, il posa sa main sur mon épaule et me dit : — Va vite faire ta dernière mise au point avec l’orchestre. Sam (c’était le chef) les a fait venir un quart d’heure plus tôt.
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