II

2564 Words
IILe monotone flic-flac de la pluie rompait seul le silence de la grande cuisine où Mirka finissait d’écosser un panier de petits pois. De temps à autre, le regard de l’enfant se dirigeait, par la porte ouverte, vers le parc noyé de brume, et il semblait que la tristesse ambiante se reflétât dans ses grandes prunelles noires et farouches. Aujourd’hui arrivait toute la famille Halder. Et Mirka ne voyait pas approcher ce moment sans appréhension. Évidemment, ces étrangers seraient pour elle des tyrans supplémentaires, ainsi que le faisaient prévoir les menaces de Mlle Adèle et d’Aglaja. – Tu verras, quand Mme Halder sera là ! Ah ! nous trouverons bien un moyen de te faire obéir, méchante créature ! Car Mirka avait renouvelé plusieurs fois son escapade, malgré corrections et punitions. Elle avait soif de grand air, de liberté, soif surtout de se trouver loin de Mlle Adèle et d’Aglaja. La vieille femme était plus atrabilaire que jamais, depuis que les ouvriers avaient envahi Rosdorf afin d’y faire les réparations indispensables. Dame Aglaja détestait les changements. Et sa bile se déversait sur la pauvre Mirka. Aujourd’hui les tapissiers finissaient de poser les rideaux et de réparer les blessures de quelques-uns des vieux meubles de grande valeur qui ornaient le château. Aglaja avait dû, depuis le matin, s’astreindre à les surveiller, Mlle de Holsenheim étant en proie à une crise de rhumatismes aigus. Voilà pourquoi Mirka se trouvait seule en ce moment, bien tranquille dans la cuisine où se répandait un appétissant parfum de bouillon. Mais hélas ! Voici que s’entendait un pas lourd, trop connu. Aglaja entra en disant d’un ton rogue : – Va-t-en vite chez Anna Büntz voir si elle a encore des poires comme celles de la semaine dernière. Mme Halder et M. Tankred aiment beaucoup les fruits, mais les bons seulement, et nos poires ne valent pas grand-chose cette année. Dépêche-toi, pour que je puisse leur en offrir quand ils arriveront, en leur servant le café. Mirka jeta un regard au dehors. La pluie, jusque-là assez fine, se changeait en averse. Cependant, elle se leva sans faire d’observation, ôta son tablier et jeta sur ses épaules un mince petit châle usé et déteint. C’était le seul vêtement que la munificence de Mlle de Holsenheim eût jamais accordé à Mirka. L’enfant sortit du château, puis du parc par une petite porte donnant sur un sentier de la forêt qui commençait au seuil même de Rosdorf. Mirka se hâtait, car au bout de cinq minutes ses vêtements étaient déjà transpercés. Et la demeure d’Anna Büntz, la femme d’un garde forestier de Rosdorf et la nièce de Lohn, se trouvait à deux kilomètres du château. Bientôt, la petite fille se mit à courir. La pluie lui fouettait le visage et elle la sentait couler en petits ruisseaux le long de son cou. Enfin, voici qu’apparaissait la maison forestière, bâtie dans un large espace découvert qui avait permis à Hans Büntz de se créer un fort gentil jardin fruitier. Mirka frappa et, sur l’invitation qui lui en fut faite par une voix féminine, entra dans une salle d’une méticuleuse propreté, où une jeune femme fraîche et robuste cousait, tout en conversant avec Lohn, confortablement assis dans un grand fauteuil de paille. – Eh ! ma pauvre petite, que vous est-il arrivé ? Tout en prononçant ces mots, la jeune femme se levait et s’approchait de Mirka qui s’était arrêtée près du seuil. – Dame Aglaja m’envoie chercher des poires, répondit une petite voix un peu enrouée. – Par ce temps !... et si peu couverte !... C’est une pitié, mon oncle ! Elle se tournait vers Lohn qui s’était un peu soulevé et regardait l’enfant en fronçant ses gros sourcils. – Allume une flambée, qu’elle se sèche et se réchauffe, dit-il brusquement. Et puis, tu as peut-être bien quelques vêtements à lui donner pour changer ? – Les vêtements de Roschen ? dit Anna avec hésitation. – Eh ! oui, ceux-là si tu veux ! dit-il du même ton brusque. Ferme cette porte Mirka, et avance donc. En quelques instants, l’active Anna avait fait flamber les rondins qui remplissaient l’âtre. Puis, elle disparut et revint peu après, portant de petits vêtements modestes mais propres et chauds, dont elle s’empressa de revêtir Mirka. – Ils lui vont tout à fait bien ! murmura-t-elle en se tournant vers Lohn dont le regard s’attachait avec une sorte de fixité douloureuse sur la petite robe de lainage brun garnie de boutons de nacre. Il passa lentement sa main sur son front dégarni. – Ce n’est pas étonnant, « elle » avait son âge, dit-il d’une voix un peu rauque. Maintenant, Anna, prépare-lui quelque chose de chaud à boire... Reste assise près du feu, Mirka. – Mais dame Aglaja m’avait dit de me dépêcher, répliqua l’enfant très perplexe. Elle attend les poires pour l’arrivée de... Un geste impatienté de Lohn l’interrompit. – Eh bien ! Elle ne les aura pas, voilà tout ! Ne t’inquiète pas de cela, je m’en occuperai. Avant tout, il faut que tu te sèches bien, car tu finirais par prendre mal. Et, ma foi, je ne veux pas entrer là-dedans ! acheva-t-il entre ses dents. Mirka s’assit docilement près du feu, sur un petit tabouret bas que lui avait avancé Anna. Une sensation de bien-être l’envahissait dans cette pièce chaude et hospitalière, près de ces gens qu’elle sentait sympathiques. Deux beaux enfants joufflus, qui s’étaient réfugiés dans un coin de la pièce d’où ils regardaient la petite étrangère, se décidèrent à se rapprocher et se laissèrent caresser par Mirka. Au bout de dix minutes, ils étaient tous trois les meilleurs amis du monde. La petite fille but le thé bien chaud que lui présenta Anna ; puis Lohn se leva en disant : – Maintenant, nous pouvons partir ; la pluie a presque cessé. Anna, donne-lui un manteau. La jeune femme apporta une petite cape de chaud lainage dont elle enveloppa Mirka, elle chaussa l’enfant de galoches qui, malgré leurs mignonnes proportions se trouvèrent encore trop larges pour le pied si fin de la petite tzigane. – De vrais pieds de princesse ! dit Anna en riant. Ils me rappellent ceux de Mlle Renata, la pauvre ! On lui disait toujours qu’elle avait des pieds et des mains de poupée. Lohn leva les épaules et enfonça d’un geste brusque son bonnet de drap presque sur ses yeux. – Allons, en route, Mirka ! Dis bonjour de ma part à ton mari, Anna. – Bonsoir, oncle Karl ! dirent les voix enfantines. Il donna une vague caresse aux petits visages roses qui se levaient vers lui. – Bonsoir, Lieschen, Hænsel, soyez sages. Mirka s’avança vers la jeune femme, et dit de sa voix harmonieuse : – Je vous remercie beaucoup, madame. – Ah ! pauvre petite, je suis bien contente d’avoir pu te rendre service ! Si cela te fait plaisir, reviens nous voir quand tu voudras. – Et voilà ton panier de poires ; j’ai choisi les plus belles afin d’adoucir la colère de dame Aglaja. – Donne-moi cela, c’est trop lourd pour elle, dit Lohn. Il s’enveloppa dans sa grande pèlerine, prit le paquet des vêtements de Mirka que lui tendait sa nièce, et, suivi de l’enfant, s’avança vers la porte qu’il ouvrit. Quelqu’un arrivait au même instant et se heurta presque à lui. C’était un homme de taille herculéenne, dont la longue barbe rousse encadrait un visage aux traits durs. Mirka le connaissait bien, Lukas Holtz était garde forestier sur le domaine de Volenstein. Vaguement parent d’Aglaja, il venait à Rosdorf trois ou quatre fois par an. Ces visites étaient suivies d’une longue période d’humeur sombre de la part de la maîtresse et de la servante. Un jour, Mirka avait entendu Aglaja marmotter, en apercevant Holtz qui arrivait : – Ah ! voilà le vampire ! La petite fille, elle, avait soin de toujours se cacher lorsque le garde forestier était là. Elle avait une peur étrange de ces yeux verdâtres et brillants qui l’avaient regardée d’une si singulière manière, les deux ou trois fois où elle s’était trouvée en sa présence. – Ah ! bonjour, monsieur Lohn ! dit Holtz. – Bonjour, Holtz, répondit brièvement le vieillard. – Bonjour, madame Büntz, ajouta le garde forestier en apercevant Anna qui apparaissait derrière son oncle. Votre mari n’est pas là ? – Non, monsieur Holtz, il est en tournée. Vous aviez besoin de lui parler ? – Oh ! ce n’est pas très pressé ! Qu’il passe chez moi, un de ces jours, quand il aura le temps... Bonsoir, tout le monde. Il fit le geste vague de porter sa main à sa coiffure, effleura d’un regard Mirka qui baissait les yeux pour ne pas le voir, et, tournant le dos, s’éloigna d’un pas rapide. – Ce qu’il fait le fier, celui-là ! dit Anna d’un ton mi-moqueur, mi-irrité. Hans dit qu’il a toujours l’air de considérer les autres gardes du haut de sa grandeur, probablement parce qu’il a plus d’argent qu’eux. Il paraît qu’il va se retirer et ira habiter la jolie maison qu’il a achetée à Melsau. On se demande comment il a pu réaliser de pareilles économies, surtout que sa femme et lui ne se sont jamais privés de rien. – Il y a des mystères comme cela dans l’existence, murmura Lohn, dont la bouche se contracta avec une sorte de rictus sardonique. Bonsoir, Anna. Il s’éloigna avec Mirka. Gênée par les galoches trop larges, l’enfant n’avançait pas vite, Fort heureusement, la pluie avait cessé, et ce fut avec des vêtements secs que Mirka rentra à Rosdorf. Deux voitures de louage se trouvaient encore dans la cour. Et sur le vieux perron de pierre verdie apparaissait Aglaja, son bonnet tuyauté un peu de travers, signe d’orage. – Ah ! te voilà enfin ! glapit-elle. C’était bien la peine que je te recommande de revenir vite ! Et tu as trouvé le moyen de te faire porter ton panier par Lohn ! – C’était trop lourd pour elle, dit la voix sèche du vieil homme. Et quant à son retard, c’est moi qui en suis cause. L’enfant était tellement mouillée que je l’ai obligée à changer de vêtements et à attendre la fin de l’averse. Tout en parlant, il s’avançait avec Mirka vers le perron et en gravissait les degrés. – Eh ! là, prétendez-vous la dorloter, Lohn ? riposta Aglaja avec un ricanement. Comme l’enfant arrivait près d’elle, la main de la vieille femme écarta la cape. – Comment, vous lui avez mis les affaires de Roschen ! s’exclama-t-elle en posant sur Lohn des yeux stupéfiés. À une misérable bohémienne comme elle ! – Bohémienne ou non, elle n’en est pas moins une créature humaine, riposta brusquement Lohn. El je suis sûr que ma petite ne m’en veut pas de ce que j’ai fait là. Il posa son panier à terre et, redescendant les degrés, s’éloigna d’un pas lourd. Aglaja leva les épaules en marmottant quelques mots que Mirka ne comprit pas. Puis, tout haut, elle dit rudement : – Prends ce panier et viens le porter aux maîtres. Ils veulent te voir. L’enfant, dont le cœur battait d’appréhension, suivit Aglaja dans le vestibule. Par une porte dont les deux battants étaient ouverts arrivait un bruit de voix. On paraissait discuter, se disputer même. – Je veux m’en aller !... Nous nous ennuierons trop ici ! disait une voix pleurarde. – Moi aussi ! ajoutait une autre. Ce vieux château est trop noir. Retournons, maman ! – Oh ! moi, ça m’est égal, je vais chasser, et puis je tâcherai de rester le plus possible à Volenstein ! dit une troisième voix un peu rauque et particulièrement désagréable. Aglaja, qui s’était avancée près de la porte, dit respectueusement : – Mirka est là, gracieuse dame... Je ne la fais pas entrer, parce que ses souliers sont remplis de boue. – Tu as raison, Aglaja... Voyons cette petite... Dans l’encadrement de la porte apparut une grande et forte femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’un élégant costume de voyage. Mirka se sentit enveloppée du regard perçant et dur de deux yeux clairs. – Ah ! c’est la bohémienne ! s’écria une petite fille aux cheveux trop pâles, qui apparaissait près de Mme Halder. – Son origine se voit à première vue, ajouta dédaigneusement un garçon de seize ans, dont le visage large et rouge, décoré d’une naissante moustache rousse, se dressait au-dessus de la tête de sa sœur. – Oh ! pour cela, on ne peut pas le nier, dit Mme Halder. Et voyez ce regard effronté ! Mirka dominant son émotion, levait en effet, vers ces étrangers ses grands yeux sombres qui regardaient très droit et très fièrement. – Ah ! Madame, je puis assurer que chez elle le regard ne trompe pas ! gémit Aglaja. C’est un démon, positivement ! – Il y a des moyens pour venir à bout de ces natures-là... Hermann, que vas-tu faire ? Un nouveau personnage se glissait hors de la salle à manger : un petit garçon aux cheveux rouges et au teint blême. Il s’avança vers Mirka en lui jetant un regard en dessous. Et, tout à coup, étendant la main, il voulut saisir une poire dans le panier que tenait la petite fille. Mirka recula instinctivement, mais la lourde main d’Aglaja s’abattit sur son épaule. – Veux-tu bien laisser M. Hermann prendre des poires !... Avance ton panier et tiens-le bien, des deux mains, pour qu’il puisse choisir... Monsieur Tankred, mademoiselle Camilla, voyez donc comme elles sont belles ! – Moi, je n’aime pas les poires, déclara dédaigneusement la petite fille blonde qui s’était avancée pour regarder Mirka sous le nez, d’un air de profond mépris. Tankred, lui, tandis que son jeune frère dévorait gloutonnement un fruit pris au hasard, se mit en devoir de choisir avec soin celui qui aurait l’honneur d’être mangé par lui. Pendant ce temps, les petits bras de Mirka supportaient avec mille peines le lourd panier. Et tout à coup celui-ci s’écroula à terre, juste sur les pieds de Tankred, qui jeta un cri de douleur. – Imbécile !... Maladroite !... cria-t-il. – Tiens !... Tiens ! Et la main sèche d’Aglaja s’abattit sur les joues de Mirka. Mme Halder, qui était demeurée au seuil de la salle à manger, les yeux fixés sur Mirka, comme s’ils ne pouvaient s’en détacher, dit d’un ton sec : – Emmène cette petite sotte et punis-la sévèrement, Aglaja, pour lui apprendre à être plus adroite. – Elle l’a fait exprès, maman, j’ai bien vu cela à son air ! s’écria la petite fille blonde. – Tu crois, Camilla ?... En ce cas, la punition doit être plus forte. Tu arrangeras cela, Aglaja ? – Oh ! vous pouvez compter sur moi, gracieuse dame. Viens, méchante vermine. Tu donnes une belle idée de toi, dès le premier jour ! Sans mot dire, l’enfant la suivit. Des sentiments tumultueux s’agitaient dans ce pauvre petit cœur à demi sauvage, révolté par l’injustice dont il était l’objet, par l’accusation méchante de Camilla, contre laquelle la fière petite tzigane avait dédaigné de protester. Dans la cuisine, Lohn mangeait un morceau de pain et du fromage qu’il arrosait de bière. Il leva la tête et jeta un coup d’œil sur le visage empourpré de l’enfant. – Qu’est-ce qu’il y a eu encore ? dit-il d’un ton brusque. – Eh ! figurez-vous, Lohn, que cette espèce d’idiote a laissé tomber le panier de poires sur les pieds de M. Tankred. – C’est qu’il était trop lourd pour elle, riposta tranquillement Lohn. – Trop lourd !... Ah ! oui, vous allez chercher encore à l’excuser ! Vous êtes d’une faiblesse, Lohn ! C’est sans doute parce que la petite a des yeux et des cheveux noirs comme ceux de votre Roschen... Mais vous ne devriez pas oublier qu’elle n’est qu’une misérable bohémienne. – Une bohémienne... à moitié, murmura Lohn d’un ton singulier. Un tressaillement agita la vieille femme ; ses yeux, où passait une lueur d’inquiétude, se posèrent sur le maigre visage de Lohn. – Pourquoi à moitié ? dit-elle avec une intonation de défi. – Une idée à moi... Il est bien permis à tout le monde d’avoir des idées particulières... des soupçons... – Des soupçons de quoi ? fit-elle l’air agressif. – De bien des choses. Vous savez, Lohn n’est pas plus bête qu’un autre et il sait pourquoi Mlle de Holsenheim, qui n’est pas généralement la générosité même, lui a donné à plusieurs reprises de si grosses sommes. – Taisez-vous ! murmura Aglaja d’un ton d’effroi, en désignant d’un coup d’œil l’enfant qui écoutait, intriguée. Il leva brusquement les épaules et, reprenant son couteau un instant abandonné, se mit à couper son fromage. – Va-t’en éplucher mes légumes, dit Aglaja à Mirka. Et puis prépare-toi à coucher au cachot ce soir. Lohn releva brusquement la tête. – Au cachot ?... Encore ?... Écoutez-moi, Aglaja... Il se leva, et, s’approchant de la vieille femme, continua en lui parlant à l’oreille : – Si vous voulez que je continue à rester muet et aveugle, vous traiterez autrement cette innocente... Sans quoi, je ne réponds de rien. Le blême visage d’Aglaja devint livide, ses doigts décharnés s’agrippèrent sur la manche de Lohn. – Non, non, elle n’ira pas au cachot, Lohn, si c’est cela qu’il vous faut !... Je dirai à Mme Halder que je l’ai punie, elle ne s’informera pas quand ni comment... Mais vous avez tout de même de drôles d’idées, mon pauvre Lohn, ajouta-t-elle en grimaçant un sourire que démentait l’éclat inquiet de son regard.
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