– Ils flirtent beaucoup ensemble, paraît-il. On les a vus plusieurs fois se promener à cheval du côté de Deerden. Mme Storven ferait bien de prendre garde, car lord Treswyll, si jeune soit-il, fait déjà perdre la tête aux femmes.
– Hulda Storven est très sérieuse. Mais il est bien vrai qu’il est terriblement beau !
– Terriblement, c’est le mot. Dans quelques années, avec ce regard où la séduction et la dureté se mêlent si étrangement... eh bien, je plains celles dont il fera ses victimes !
– Et encore plus celle qui deviendra sa femme.
– Il est de fait que... Peut-être – bien qu’elle soit un peu plus âgée que lui – sera-ce miss Storven ?
– Y pensez-vous ? Il n’y a pas plus orgueilleux que les Dorgan, qui se vantent superbement de leur origine royale, de leur arbre généalogique vierge de mésalliance. Jamais sir Hector et lady Treswyll n’ont reçu chez eux la seconde femme du duc de Pengdale, et si vous avez bien remarqué, lady Bruswell...
Ici, Mrs. Sempton baissa encore la voix :
– ... Lord Treswyll semble traiter Mme Storven avec tout juste la politesse qu’un homme bien élevé doit à une femme, lorsqu’il est absolument obligé d’avoir des rapports avec elle. Quant à sa fille, elle est probablement pour lui une distraction, rien de plus. Mais je veux la croire assez intelligente et prudente pour se défier, pour arrêter à temps.
Lady Bruswell hocha la tête.
– Sait-on ! Enfin, cela regarde sa mère et elle. Au fond, Mme Storven est une personne distinguée. On ne peut lui reprocher que son origine roturière.
– Évidemment... Ah ! la voici.
Sortant d’un salon voisin, Mme Storven allait passer près des deux causeuses. Elle semblait chercher quelqu’un. Avisant un jeune homme brun, petit, de physionomie douce et fine, elle lui demanda :
– Sauriez-vous me dire où est ma fille, sir Julius ?
– Je l’ai vue se diriger vers les jardins avec lord Treswyll, madame.
Une ombre passait dans le regard de sir Julius, tandis qu’il répondait ainsi.
Mme Storven eut peine à réprimer un vif mouvement de contrariété. Elle réfléchit un instant, puis dit en souriant aimablement :
– Puis-je vous demander, sir Julius, de la chercher pour l’avertir que j’ai besoin d’elle ?
Le jeune homme hésita avant de répondre :
– Je suis à votre disposition, madame.
Il quitta le salon et s’engagea dans la direction où il avait vu disparaître lord Harold et Hulda. Amoureux de la belle Suédoise, sir Julius Barclay éprouvait une secrète jalousie à l’égard de lord Treswyll qu’il semblait accaparer toute l’attention de Mlle Storven et contre lequel il se sentait incapable de lutter, s’il lui plaisait de prendre le cœur de la jeune étrangère.
Au tournant d’une allée, ceux qu’il cherchait lui apparurent. Lord Treswyll tenait par l’épaule un jeune garçon jardinier, qu’il secouait sans pitié. Celui-ci, blême d’effroi et de douleur, laissait échapper des gémissements sous l’étreinte de cette main dont la finesse cachait une force peu commune. Près d’Harold, Hulda Storven considérait cette scène avec tranquillité. Comme sir Julius approchait, il l’entendait qui disait sur un ton d’admiration câline :
– Il ne fait pas bon d’être corrigé par vous, lord Treswyll !
D’un mouvement souple, sans effort, le jeune lord envoya le jardinier rouler plus loin, sur le gravier de l’allée. En se détournant alors, il aperçut l’arrivant.
– Tiens, vous voilà, Barclay !
Hulda, à la vue de sir Julius, ne put réprimer un léger mouvement d’impatience.
Le jeune homme expliqua :
– Mme Storven vous demande, miss Storven, car elle a besoin de vous.
Les blonds sourcils de la jeune Suédoise se rapprochèrent. Un mot d’irritation était sur ses lèvres. Elle le retint pourtant et se tourna vers Harold :
– Je retourne donc, my lord. Venez-vous aussi ?
– Oui, car je vais partir maintenant.
Tandis qu’ils reprenaient tous trois la direction du château, sir Julius demanda :
– Qu’avait donc fait ce pauvre garçon que vous secouiez si bien, Treswyll ?
– L’imbécile, comme nous passions, avait dirigé sur nous sa lance d’arrosage.
– Exprès ?
Lord Treswyll répliqua, sur un ton d’altière ironie :
– Vous ne supposez pas, je pense, que personne dans la contrée se hasarderait à me causer « exprès » quelque désagrément ?
Hulda approuva vivement :
– Certes, on sait trop bien ce qu’il en coûterait ! Vous auriez brisé les os de ce garçon, si vous l’aviez voulu, avec ces doigts qui n’ont pas l’air d’y toucher.
Elle levait les yeux sur Harold et sir Julius, le cœur serré par la colère jalouse, y revit l’admiration presque idolâtre qu’il avait déjà remarquée tout à l’heure.
À quelques mètres du château, lord Treswyll s’arrêta, en disant à Hulda :
– Je vais prendre congé de vous ici, car il est inutile que je passe par les salons. Mon oncle doit se reposer. Vous lui direz bonsoir de ma part, je vous prie. Donc, au revoir.
Et, presque sans baisser la voix, il ajouta :
– À demain.
Il serra la main de la jeune fille, celle de sir Julius et se dirigea vers l’extrémité du bâtiment principal pour, de là, gagner le hall.
Hulda se mit à la recherche de sa mère. Elle la trouva dans un petit salon où il n’y avait personne d’autre en ce moment. Mme Storven se leva du fauteuil qu’elle occupait et ferma la porte derrière sa fille.
Hulda dit avec une surprise un peu ironique :
– Pourquoi tant de précautions ? S’agit-il de secrets d’État ?
– Non, mais d’une chose plus importante à mes yeux. Hulda, Hulda, tu sais pourtant quel but je me suis proposé, dès le moment où je suis venue chez le duc de Pengdale ! Et tu es en train de tout compromettre par ton fol engouement pour lord Treswyll ! Je sais que tu vois souvent celui-ci... qu’au cours de tes promenades tu le rejoins à des endroits convenus...
La jeune fille interrompit sa mère avec colère :
– Qui donc nous a espionnés ? Ah ! que je le connaisse, celui-là, et lord Treswyll, qui déteste tant les racontars, aura tôt fait de lui ôter l’envie de recommencer !
– Inutile de t’emporter. C’est lui qui l’a dit, paraît-il, au fils de sir John Benley.
Une vive rougeur monta aux joues de Hulda.
– Il l’a dit ? Quelle... quelle idée !
– Tu vois l’agréable position dans laquelle te met ton imprudence ? Lord Treswyll, cet orgueilleux jeune homme, se moque de toi avec ses amis, sans aucun souci de te compromettre. Que cela revienne aux oreilles du duc de Pengdale, et tout mon plan s’écroule...
Hulda l’interrompit avec véhémence :
– Jamais je n’épouserai Charles !... Jamais, jamais ! Cette moitié d’idiot... cet être disgracié ! Ah ! non, non ! C’est lord Treswyll que j’aime, et je veux devenir sa femme.
Mme Storven saisit la main de sa fille.
– Hulda, tu déraisonnes ! Charles est le futur duc, et tout enfant, tu me disais : « Je veux devenir duchesse. »
– Pas avec lui !... Non, non ! D’ailleurs, son cousin sera probablement beaucoup plus riche que lui, car il héritera de l’émir.
– Ce n’est pas absolument certain.
– Mais très probable. Tandis que les affaires du duc sont embarrassées, paraît-il.
– Mais le titre ?
– Le titre ? Qui sait ? Lord Harold le portera peut-être, car Charles n’a pas une brillante santé. Mais, en tout cas, je vous le répète, maman, c’est lui que j’aime... que j’aime au point de...
Elle resta silencieuse pendant quelques secondes, la poitrine oppressée par une émotion violente, puis elle acheva d’une voix étouffée :
– Au point de tout lui sacrifier.
– Hulda ! Mais vraiment, oui, tu es folle, complètement !... Et si lui ne t’aime pas ?... S’il cherche seulement une distraction ?
Hulda pâlit, sans répondre.
Sa mère insista :
– Crois-tu qu’il t’aime ? Mon enfant, tu as été jusqu’ici une fille sérieuse, tu es intelligente et d’esprit réfléchi. Eh bien ! tu as dû pouvoir discerner quelque peu si les sentiments de lord Treswyll répondent à ceux que tu éprouves pour lui ?
Hulda hésita pendant quelques secondes, avant de répondre brièvement :
– Je crois qu’il n’aimera jamais que lui-même.
– Ce qui veut dire qu’il ne se donne même pas la peine de te cacher que tu es pour lui l’objet dont il daigne s’amuser, pendant quelque temps ? Ah ! tu as beau chercher à t’aveugler, tu sais bien qu’il est trop orgueilleux pour se mésallier, celui-là ! Va, ma chère, crois-moi, renonce à cette chimère, prépare les voies pour épouser Charles, qui fera un mari de tout repos et que tu mèneras à ta guise... tandis que l’autre !...
– L’autre sera un maître. Et s’il me plaît de me soumettre à lui ?... s’il me plaît d’être esclave ?... d’être « son » esclave ?
Hulda se redressait, les joues empourprées, le regard en feu. Soudainement, Mme Storven comprit que – semblable en cela à beaucoup de mères – elle ne connaissait pas sa fille.
Pendant un moment, elle resta stupéfaite devant cette révélation.
Certes, elle avait bien deviné depuis quelque temps que Hulda aimait le petit-neveu du duc de Pengdale ; mais elle s’en inquiétait peu, sachant que lord Treswyll était déjà pour toutes les femmes, selon l’expression de son cousin Charles, une sorte de demi-dieu, et se disant que la sagesse, la pondération, les tendances pratiques de sa fille lui feraient vite comprendre la folie d’un attachement trop vif pour ce très jeune homme de nature fort inquiétante, orgueilleux comme Lucifer lui-même et dont on racontait dans le pays, tout bas – car il était déjà redouté – certains traits de caractère qui promettaient pour l’avenir.
Or, Mme Storven découvrait qu’elle s’était lourdement trompée. Cette tranquille Hulda, qu’elle croyait toujours disposée à un mariage de raison et d’intérêt dès longtemps combiné par sa mère, cette belle créature dont la coquetterie habile se mêlait de gracieuse réserve et qui cachait sous une apparente égalité d’humeur sa volonté impérieuse, son goût de l’autorité, se révélait comme une amoureuse prête à plier humblement sous le joug de son vainqueur.
Mme Storven balbutia :
– Jamais je ne me serais attendue à cela de ta part ! C’est... c’est inouï !... Et il le sait, probablement. Il se joue de toi ! Car jamais, jamais il ne songera à t’épouser ! Ah ! je sens trop bien comme il nous dédaigne, comme il nous regarde de haut, avec toute sa morgue de grand seigneur ! Toi-même, tu dois en avoir l’impression ?
Hulda laissa passer un temps, avant de répondre avec effort :
– Oui. Mais j’espère arriver à me faire aimer... En tout cas...
Ici, l’accent redevint ferme :
– Si, plus tard, j’en devais épouser un autre, je sens bien que je n’aimerai que lui.
– On dit cela... mais heureusement le temps arrange bien des choses. D’ailleurs, le seul parti raisonnable à prendre est de t’éloigner de lui. Tu iras passer quelques mois chez ta tante Stava...
Hulda eut un geste d’ardente protestation.
– Cela, non !... Oh ! certes non ! Je resterai ici, je continuerai de le voir...
Avec un sourire d’ironie forcée, elle ajouta :
– Ne craignez rien, je suis une personne raisonnable et je saurai toujours me tenir dans les limites permises. Mais qu’il ne soit plus question de départ. Vous m’avez élevée dans un complet esprit d’indépendance, vous m’avez dit plus d’une fois : « Ton genre d’éducation te permettra de te garder toi-même. » À quel propos viendriez-vous me retirer ma liberté, maintenant que j’en veux faire usage pour conquérir mon bonheur ?
– Ton bonheur ? Ah ! malheureuse enfant, ce n’est pas avec lord Treswyll que tu le trouverais !
Hulda secoua la tête en murmurant :
– Alors, je ne le trouverai jamais.