Paris-Lyon
7h53 du matin, ce mardi Gare de Lyon. Le TGV en partance pour la capitale des Gaules est, comme tous les jours de la semaine, bondé ; chacun essaie de trouver sa voiture puis sa place avant de s’installer confortablement et de surtout sécuriser ses objets personnels.
Sophie a fait réserver une place solo en première et commander un petit-déjeuner. Elle choisit toujours, quand cela est possible, d’avoir une place en première, non pas qu’elle ne veuille pas se mélanger au flot des voyageurs, mais banque d’affaires oblige, la discrétion et l’anonymat sont de rigueur. Elle est élégamment vêtue d’un tailleur pantalon noir et d’un chemisier à fines rayures. Elle porte, pour se protéger du froid, un carré H à dominante bleue pour être assortie à son chemisier. Elle a privilégié des bottines et un manteau mi-long. Elle tire un pilote-case souple dans lequel elle a rangé ses affaires personnelles, son micro-ordinateur et des synthèses, non identifiables, de ses dossiers. La voilà donc confortablement installée sans vis-à-vis, ce qui lui permettra d’occuper deux places.
Sur le fauteuil, de l’autre côté de l’allée centrale, un voyageur a posé sa valise. Il a esquissé un sourire dans sa direction, Sophie lui a répondu par un simple regard puis a commencé par fermer les yeux pour visualiser, comme on le lui a appris, les différentes parties de sa journée, en s’attardant sur les importantes. Deux minutes plus tard, sa préparation mentale achevée, elle a ouvert son micro et s’est assurée que personne ne pouvait lire par-dessus son épaule. Elle ressent toujours un certain plaisir à se déplacer, à voyager. Ce changement d’environnement lui donne le sentiment qu’elle part à la conquête de quelque chose, d’un monde nouveau !
Une fois, lors d’un voyage par avion vers Toulouse, elle avait beaucoup discuté avec un homme d’affaires comme elle. Ils avaient promis de rester en contact et de prendre un verre à Paris mais… ce projet était resté lettre morte. Elle en avait éprouvé quelque déception. Pourtant elle n’avait pas osé faire le premier pas et l’appeler.
À Paris, dans son appartement du septième, Pierre est dubitatif. Il s’est souvent réveillé la nuit passée. Les questions n’ont pas manqué de faire assaut de son esprit. Pendant le petit-déjeuner il a écouté les nouvelles avec une certaine distance. Simplifier, amplifier, il la connaît bien cette technique utilisée par tous les journalistes de la planète. Il pensa aussitôt en souriant : « L’Allemagne éternue et La France a la grippe ! » ou bien, « Le Quinze de France ne marque pas et l’arbitre est incendié par les quelques soixante millions de sélectionneurs ! ».
Aujourd’hui est une journée plus cool pour Pierre avec des rendez-vous moins stressants. Il est vrai qu’il apprécie grandement ce statut de consultant associé à horaires variables. En fait, c’est ce poème, cette lettre qui va l’occuper tout au long de sa journée. Pour ce jour, c’est costume moka avec cravate assortie, décide-t-il en sortant de la salle de bain. Sa sacoche prête, il hésite un instant mais finalement glisse l’enveloppe dans la poche droite de son veston. « Elle y sera à l’abri », pense-t-il tout haut, mais personne pour l’entendre. C’est comme ça depuis la perte de son épouse, personne pour lui répondre, le contredire, lui proposer des éléments alternatifs, d’autres projets et cette situation s’avère de plus en plus souvent difficile à supporter.
Lors de sa visite habituelle chez Paul, Pierre prit juste le temps de déguster son nouveau café italien et deviser sur la pluie et l’état du terrain pour le prochain Crunch qui se jouera cette année en France à Paris. Il a failli faire mention de la lettre mais il s’est retenu au tout dernier moment, son ami Paul n’était pas très disponible en ce début de journée.
Pierre a passé la majeure partie de sa matinée à relire différents textes de loi ainsi que leurs décrets d’application. Il a toujours la même réaction par rapport à ces documents juridiques officiels, « Difficile de bien comprendre où ce gouvernement veut nous mener. » Il verra plus tard avec le juriste du cabinet comment gérer ces nouvelles contraintes pour les partenaires sociaux au niveau des petites et moyennes entreprises. 13h00 se présentant, il demanda à son assistante de lui ramener un sandwich copieux, une bouteille d’eau minérale et une part de flan à la noix de coco,
tant pis pour le régime ! lui lança-t-il avec un petit sourire complice. Vous ne devez pas vous inquiéter ! répondit-elle en refermant la porte du bureau.
Pierre donna du jeu au nœud de sa cravate, ouvrit la lettre et se mit à relire le texte avec un certain plaisir. Le consultant diplômé en psychologie qu’il était se proposa de faire une étude graphologique afin de mieux comprendre qui était le scripteur de ce document. Il en trouvait le contenu plus que sympathique, ouvrant pour le lecteur des horizons porteurs d’espoir.
Un poème, ce n’est pas une lettre de motivation en vue de décrocher un poste de haut niveau ! Un poème, c’est une histoire, un appel, un voyage, une invitation, un rêve que l’on veut partager. Pierre s’attacha donc à effleurer la personnalité du scripteur. Cette écriture aérée dénotait un bon équilibre, une capacité à gérer, un bon contact, une faculté de s’adapter. Légèrement montante, elle était un signe d’enthousiasme, d’entrain avec un fort besoin de prendre des initiatives. Manifestement, cette écriture était celle d’une femme, jeune. « Cette femme est une extravertie, elle est optimiste et elle aime la vie », pensa Pierre. Autres questions qui le taraudaient : « Qui se cache donc derrière ce texte, cette écriture ? Et pourquoi avoir laissé ce courrier se perdre entre deux banquettes d’une brasserie ? »
Tout en dégustant son sandwich, Pierre réfléchissait, échafaudant des scénarios dignes d’un grand film romantique. Manifestement il était heureux de vivre cet instant. Après toutes ces années de souffrance où l’existence lui semblait inutile, où la colère faisait place à des grands moments de dépression, la vie lui avait aussi appris à ne pas s’emballer et il n’avait plus vingt ans !
À Lyon, Sophie enchaînait les réunions avec les principaux acteurs de cette fusion-acquisition. Son responsable juridique, l’ayant rejointe en début d’après-midi, prenait le relais de la négociation afin de présenter un projet de protocole d’accord valorisant pour chacune des entités concernées.
Elle aimait bien cette activité de conseil, de mise en relation et piloter les négociations entre les membres de deux organisations différentes. La fusion-acquisition est une opération complexe : des juristes, financiers, spécialistes du droit du travail et des relations sociales interagissent dans les deux entreprises qui cherchent à fusionner dans le but d’accroître leur profit par croissance externe. Sophie avait beaucoup appris sur les comportements des êtres humains. Non seulement les sommes en jeu sont importantes, mais également l’avenir des populations dans un bassin d’emploi. Elle était attentive à ce que chaque participant trouve un créneau pour exprimer son point de vue.
À 20h00 un projet de protocole était formalisé et transmis aux participants. Sophie insista pour lever la séance et, bien évidemment, refusa toute invitation, quelle qu’en soit l’origine, éthique oblige. Elle décida de marcher quelques instants avant d’atteindre son hôtel dans le centre de Lyon, celui-ci possédant une salle de fitness, elle s’y précipita. Pendant quarante-cinq minutes, elle utilisa les machines avant de prendre une douche, de s’habiller en décontracte pour descendre dîner au restaurant de l’hôtel. Sophie choisit de commander une salade de la mer et en dessert un sabayon de fruits, le tout arrosé d’une eau minérale millésimée, avait-elle mentionné au serveur qui lui adressa un sourire en retour.
Quoi que l’on puisse penser, elle souffrait de cette solitude. Elle n’avait personne à qui parler ou à qui envoyer un SMS un peu intime, voire coquin. Personne pour lui proposer un rendez-vous impromptu dans un bistrot de Paris, pour un dîner en tête-à-tête ou un petit cadeau posé à côté d’une assiette ou sur l’oreiller…
Les dîners avec les collègues ne lui apportaient pas grand-chose même si elle n’était pas la dernière à faire la fête. Chaque hiver était un mauvais moment à passer dans l’attente de jours meilleurs. Tout en appréciant son dîner, elle écouta d’une oreille distraite les dernières nouvelles de la journée projetées sur l’écran géant en face d’elle. En revenant dans sa chambre qui lui offrait une belle vue sur le Rhône et la tour du Crédit Lyonnais, elle consulta d’abord sa boîte mail professionnelle. Dans la liste des messages reçus, pas grand-chose d’important sauf une invitation d’un inconnu, rencontré dans un salon professionnel, qui lui proposait un buffet dînatoire pour lui faire la démonstration d’un nouveau programme de gestion du temps. Elle ouvrit ensuite sa boîte mail personnelle, répondit à Julie sur l’organisation du prochain week-end, restaurant et théâtre, puis lut avec attention toutes les publicités des sites de ventes privées qui voulaient la rendre encore plus belle. « Mais pour qui ? » pensa-t-elle. Il était 23h30 quand elle décida de noter quelques éléments d’information concernant cette fusion-acquisition dans l’application note de son portable puis de reprendre la lecture de ce roman de gare avant de s’endormir.
À quelque 500 kilomètres de Lyon, à Paris, Pierre consacra la majeure partie de son après-midi à interpréter les tests de personnalité des candidats au poste de commercial. Il utilisa à nouveau l’application de son ordinateur pour dicter son interprétation et ainsi finaliser ce dossier. Vers 18h00 il reçut un appel de son fils lui rappelant qu’il était invité à dîner chez lui. Comme d’habitude, il commença à réfléchir aux cadeaux qu’il voulait apporter. Il se décida : Château M pour le vin, jolie étole pour sa belle-fille, livres ou jeux pour les enfants. Il achètera aussi du papier et des enveloppes de couleur bleue identique à celui utilisé par l’Inconnue de la brasserie. Il s’interrogea en silence, « Dois-je parler de cette lettre ? Non. » À la réflexion, il voulait en faire son petit secret. Il glissa l’enveloppe dans sa sacoche à l’abri des regards. Il quitta le bureau vers 19h00, fit ses courses dans la galerie des Champs-Élysées puis se rendit directement chez son fils, celui-ci n’habitait pas très loin de ses parents. Le dîner fut copieux et de grande qualité, en plus sa belle-fille lui offrit une pochette. La conversation fut comme d’habitude animée, chacun ayant des idées bien arrêtées sur différents sujets, le rugby, le monde des affaires ou le gouvernement, etc. Tout allait bien pour ses deux enfants et leur famille. Pierre savait prendre les choses avec du recul sans pour autant lâcher prise.
Il atteignit son domicile après quinze minutes de marche en s’arrêtant de temps à autre pour regarder les produits en solde dans les vitrines des magasins encore éclairés. Il devait être 23h15 quand il décida de mettre un disque de jazz qu’il avait ramené d’un voyage en Louisiane du temps du grand bonheur.
Il prit son plus beau stylo et tout en se laissant bercer par la voix du crooner, il écrivit lentement sur une feuille de brouillon la réponse en poésie à ce joli texte.
À vous, Belle Inconnue,
Je voudrais partager
Et dire par le menu
Ce qui me fait rêver.
À Venise, un voyage
Le soleil d’un matin,
Une fleur dans un nuage,
L’odeur du romarin.
Je voudrais une musique
Qui soulève la poussière,
Et un instant magique
Baigné dans la lumière.
Je souhaiterais tant de choses
Mais elles sont impossibles,
Sans épines ces roses
Deviendraient insensibles.