L’intérieur du véhicule vrombissait, secoué par la vitesse et les virages que Benjamin enchaînait à toute allure. Je m’accrochais à ce que je présume être la main de mon père blottie contre lui sur la banquette arrière , une serviette humide sur les yeux . Je tremblais comme une feuille , tout était noir pas un flou, pas une ombre . Rien , le néant.
Karim : On arrive bientôt à l’hôpital t’inquiète pas . T’inquiète pas Alicia , je suis là .
Mon père n’avait de cesse de me répéter cette phrase la gorge nouée tout en me caressant doucement la tête . Je sentais qu’il essayait de se contenir, mais sa main moite, crispée dans la mienne trahissait son angoisse . Et moi ? J’étais incapable de pleurer. Peut-être que mon corps refusait encore d’y croire , que mes yeux, devenus aveugles, n’osaient pas verser une larme de plus . Le crissement des pneus me tira de mes pensées , une portière s’ouvrit brutalement , des voix s’élevèrent puis des mains se saisirent de moi.
— On la prend en charge ! urgences ophtalmiques, salle 3. Elle est consciente ?
Benjamin : Oui .
J’entendais la voix de mon frère lointaine répondre à des questions dont je ne saisissais pas bien le sens . Les voix se mélangeant autour de moi .
Benjamin : Douleur intense, perte brutale de la vision après application de lentilles de contact… on pense à une réaction allergique ou une brûlure. Je suis son frère.
Le brancard glissait sous moi, les plafonniers défilaient au-dessus de ma tête, un à un, comme des lucioles blanches dans un tunnel noir.
Noir.
Toujours noir.
Docteur : Alicia, je suis le docteur Mulumba vous m’entendez ?
Alicia : Oui…
Docteur : D’accord. On va vous soulager tout de suite, d’accord ? Vous devez rester calme.
Je sentis un liquide frais sur mes paupières, suivi d’une sensation de brûlure atténuée. Quelque chose me fut injecté dans le bras , je commençais à flotter, suspendue entre douleur, confusion et somnolence.
Docteur : Vous avez appliqué les deux lentilles ?
Alicia : Oui… juste après ma douche .
Ma voix semblait ne plus m’appartenir.
Docteur : Est-ce que vous avez ressenti autre chose ? Des vertiges ? Des hallucinations ?
Alicia : Non. Seulement , une sensation de brûlure intense tout d’un coup .
On me demanda de bouger les yeux, mais je n’avais aucune idée si je le faisais . Puis, on me mit des gouttes, me plaça un bandeau temporaire, et on me fit patienter dans une pièce tiède, aseptisée.
La porte s’ouvrit quelques instants plus tard puis j’entendis la vois de mon frère ainsi que celle de mon père .
Karim : Tu vas devoir rester ici quelques heures .
Benjamin : ils font des examens sur la cause de cet incident ainsi que sur les lentilles que tu avais mise .
Alicia : Quoi ? répétai-je, la gorge sèche.
Karim : Ils veulent les analyser. Le médecin a dit que ce n’est pas une réaction normale. Ils pensent que les lentilles étaient altérées .
Un froid me traversa la colonne , Je sentis mes mains se crisper sur la couverture.
Alicia : Altérées , tu veux dire intentionnellement ?
Il ne répondit pas tout de suite , puis :
Benjamin : J’ai pas voulu t’alarmer, mais j’ai gardé la boîte. Elle sentait un peu bizarre. Comme du produit industriel ou de la colle. Et il y avait des traces autour des lentilles. Pas visibles au début, mais sous lumière bleu un technicien l’a remarqué .
Je sentis mes lèvres se dessécher encore plus. Une boule monta dans ma gorge.
Alicia : Tu crois que Bruno…?
Il ne répondit pas et ce silence en disait long.
Benjamin : Je ne veux pas faire d’hypothèses, on attend les résultats . Mais je compte bien parler à ce type.
Alicia : Il va venir , Il va venir me voir en courant afin de prendre de me nouvelles .
Mon frère me prit la main, longuement. Il souffla .
Benjamin : Camie ? Elle était là quand tu les as reçues, non ?
J’eus un sursaut intérieur. Camie. Son sursaut quand j’étais revenue dans la chambre. Son étrange soulagement quand je lui avais repris la boîte.
Karim : qu’est-ce que tu insinues benjamin.
Alicia : Elle… Elle les tenait encore quand je suis revenue.
Benjamin: Et elle t’a dit quoi ? interrogea-t-il doucement.
Alicia : Qu’elle voulait juste les regarder.
Karim : te rend tu seulement compte d’à qu’elle point cette idée est absurde ben ?
Je m’enfonçai dans le silence , on cœur battait de plus en plus vite . Mon père parlais mais je ne l’écoutais pas . Non !
Alicia : Tu penses qu’elle… ? Non. Camie, jamais . pas elle c’est ma sœur ben . Notre soeur ne ferait jamais une chose pareille .
Benjamin : T’es sûre ? Parce qu’en ce moment, on n’est plus sûrs de rien. Alicia, je suis désolé, mais je vais devoir poser toutes les questions qu’il faut. Je veux comprendre ce qui t’est arrivé. Parce que là, ce que t’as dans les yeux… ça peut être irréversible .
Karim : BENJAMIN ! Je comprends tout à fait que tu t’inquiètes pour l’état de ta soeur mais tu ne vas tout de même pas accuser tout le monde ? Camie est ta soeur et elle ne ferais jamais une chose pareille à sa grande sœur .
La porte s’ouvrit doucement puis quelqu’un fit son entrée , ou alors peut-être qu’ils sont à deux ? Je saisi la main que je présume être celle de mon frère et lui demande .
Alicia : qui est-ce ?
Benjamin : c’est le docteur et une infirmière .
Docteur : Mademoiselle Mbuyi ? Nous avons fait les premières analyses.
Je redressai légèrement la tête, tendue.
Docteur : votre cornée est gravement brûlée, particulièrement sur l’œil gauche. On pense que des agents corrosifs ont été placés sur la face interne des lentilles. Vous avez eu une réaction immédiate, ce qui est plutôt… une chance.
Alicia : Une… chance ?
Docteur : Cela a évité que le produit ne pénètre plus profondément dans les tissus internes. Mais nous devons être honnêtes avec vous, votre vision est atteinte de manière sévère , on ne peut pas encore dire si elle reviendra.
Un vide s’ouvrit sous moi , j’avais l’impression de tomber , encore et encore.
Docteur : nous vous garderons pour les soins intensifs .
Je sentis le monde autour de moi basculer.
Je n’étais plus qu’un corps allongé dans un lit d’hôpital . Une fille qui ne voyait plus.
Et qui ne savait plus en qui elle pouvait croire.