Chapitre 8-1

2004 Words
Chapitre 8 Habituée aux horaires matinaux, Aila se réveilla de bonne heure et tira les lourdes tentures qui voilaient les fenêtres. Élina n’attendait que ce signal pour lui rapporter son petit déjeuner ; elle revint rapidement avec un plateau débordant de victuailles. — Tout cela pour moi, mais ça fait beaucoup trop ! protesta-t-elle. Gourmande, elle goûta cependant un peu de tout avant de reprendre ce qu’elle avait préféré. — Élina, Lumière doit galoper ce matin, pouvez-vous me préparer la tenue adaptée ? Élina se retourna, surprise et ennuyée à la fois : — Mais il n’y en a pas, dame Aila. Dame Éléonore n’avait pas prévu que vous monteriez à cheval pendant votre séjour… — Mais, dame Mélinda, si ! Regardez au pied des robes, j’ai plié une chemise, un pantalon et une jaquette noire. Je les ai légèrement froissés, car ils ont voyagé dans ma besace à dos. Pouvez-vous y remédier un tant soit peu ? — Je m’en occupe pendant que vous finissez de vous préparer. — Avant de me quitter, que savez-vous du programme de la journée ? — Cet après-midi, une découverte des jardins avec les dames du château et ce soir, un grand bal en votre honneur… Aila pâlit : — Un bal ? Où l’on danse… ? — Bien sûr, dame Aila, expliqua Élina, interloquée. — Par les fées ! s’exclama-t-elle, désemparée. Sans frapper, elle se précipita dans la chambre d’Hubert, sautant presque sur son lit. — Sire Hubert ! Réveillez-vous ! J’ai besoin de vous ! Le prince ouvrit les yeux et se redressa, tandis qu’Élina écartait les tentures avant de s’éclipser. — Pas la peine de crier, Aila ! Que me voulez-vous ? — Il y a un bal ce soir ! annonça-t-elle, visiblement au supplice. — Oui, et alors ? — Je ne sais pas danser ! — Comment ça, vous ne savez pas danser ? Vous parlez toutes les langues, même les plus difficiles et vous ne savez pas danser ! Elle secoua la tête avec vigueur pour dire non. — Allez donc passer une robe pendant que je m’habille, décida Hubert. Venez que je vous montre comment bouger vos pieds. Elle revint rapidement et la leçon commença. Quelle catastrophe ! Elle retenait les pas, mais n’ayant aucune idée du rythme et de la musique, elle partait toujours en avance ou arrivait en retard, finissant inévitablement par s’emmêler les pieds et trébucher, malgré la patience de son instructeur. — Laissons tomber, sire Hubert. Je crois que ce n’est pas fait pour moi… Le prince réfléchissait : — Aila, imaginez-vous avec votre kenda. Vous entendez une musique intérieure et vous devenez capable de virevolter dessus. Pour y parvenir, il vous manque la mélodie. Une fois qu’elle vous enveloppera, tout se passera bien. Désappointée, elle le remercia, puis retourna dans sa chambre. Elle enfila sa tenue d’équitation et prit son bâton de combat. Après s’être enquise de l’endroit où se situait l’écurie, elle y fila pour retrouver Lumière. Cette dernière lui réserva un accueil de fête et Aila, comme à son habitude, lui parla, la flatta, heureuse de ces retrouvailles. Elle la sella et installa son kenda. — Vous êtes bien matinale, dame Aila. Aussitôt, elle reconnut la voix de Barnais et, sans se retourner, elle répliqua : — Vous aussi, apparemment. — J’aime profiter de la tranquillité du matin pour m’aérer hors du château. Si vous me permettez de vous accompagner, je vous montrerai mes petits chemins extraordinaires. Elle se tourna vers lui et, malheureusement pour elle, même dans la pénombre de l’écurie, il restait terriblement attirant. — Où est votre cheval ? — Il m’attend dehors. Elle se sentit légèrement agacée qu’il eût laissé à d’autres le fait de prendre soin de sa monture. — Alors soit, montrez-les-moi vos extraordinaires petits chemins, conclut-elle. Ils partirent tous les deux et, rapidement, elle se demanda si elle n’avait pas commis une bévue en acceptant de filer seule avec lui. Elle ne cessait de caresser Lumière comme pour ne pas perdre pied avec la réalité… Pendant tout ce temps, Barnais lui racontait les aventures qu’il avait vécues et les paysages qu’il avait traversés. En plus de sa beauté quasi irréelle, il l’envoûtait par chacun de ses mots. Sa voix chaude l’entraînait avec lui, elle ne parvenait pas à lui résister… Enfin, ils arrivèrent à un joli petit étang. — Descendons de cheval, proposa-t-il aimablement. Quelques pas autour du lac nous dégourdiront les pieds. Elle accepta et l’accompagna. Dès le début de la promenade qu’ils entreprirent, elle le sentit très proche d’elle, dangereusement proche… — Et vous, dame Aila, d’où venez-vous ? — Je suis originaire du royaume d’Épicral. — Il est difficile de s’en douter, aucun accent ne vous trahit. — J’ai été élevée en Antan dans une maison d’éducation où mon père m’avait envoyée, après le décès de ma mère. — Quelle tristesse ! Ces maisons me paraissent être des endroits bien insipides pour y grandir. — Oui, mais en même temps, elles vous amènent à tout pour ne pas y rester. — Serait-ce la raison pour laquelle vous êtes devenue la promise du prince Hubert ? — Peut-être, répondit-elle vaguement. — À quelle occasion vous êtes-vous rencontrés ? — Lors d’une visite de courtoisie qu’il rendait à la directrice de l’établissement. — Et ce fut le coup de foudre ? — Je n’ai pas envie d’en parler… — Excusez-moi d’avoir abordé ce sujet si sensible pour vous, dame Aila. Je ressens votre colère rentrée et votre souffrance comme si elles étaient miennes et j’en suis peiné. Comment faisait-il pour lui donner cette impression de sincérité, alors qu’il mentait ? Elle se sentait prête à le croire, à pleurer sur son épaule, tout en déployant de grands efforts pour maîtriser l’attirance qu’elle éprouvait à son égard. S’appuyant sur le courroux que Barou avait provoqué, elle s’enflamma : — Connaissez-vous la vie des femmes dans ces maisons ? Nous sommes exclusivement traitées comme des prisonnières ! On y grandit dans le modèle de la femme parfaite pour l’homme, obéissante, non plus que cela, soumise, incapable de penser par elle-même ! On ne devient que des pantins dont on tire les ficelles, des femmes faites pour être trompées sans réactions, dont la seule tâche sera de mettre des enfants au monde sans être aptes à les élever. Chaque jour, on brise vos résistances, on détruit toute parcelle de votre âme, de désir et d’envie, on vous empêche d’être et de riposter ! Tout y fournit un prétexte pour commettre une offense à la vie, à l’amour, au besoin d’exister… Sa voix mourut et Barnais se rapprocha davantage d’elle. — Douce Aila, j’ignorais que la vie dans ces maisons fût si terrifiante. Je vous promets, dès aujourd’hui, de faire tout mon possible pour les faire fermer et rendre aux femmes qui y vivaient leur liberté et leur libre arbitre. Aila frémit. Il s’emballait aussi, elle avait poussé son discours trop loin et devait remettre au plus vite les choses à leur place. — Non, Barnais… Elle posa sa main sur la sienne comme pour le retenir et sentit l’autre main de Barnais la recouvrir. Qu’est-ce qu’elle était en train de faire ? — Toutes les maisons ne sont pas ainsi. C’est juste l’histoire de la mienne et elle n’est pas située dans votre comté. Il la regarda droit dans les yeux : — Alors, elle le deviendra et je vous vengerai. Je ne laisserai plus jamais personne vous faire du mal. Son visage se rapprocha habilement du sien. « Par les fées, il veut m’embrasser ! », pensa-t-elle. La panique s’empara d’elle, tandis qu’elle sentait son souffle saccadé sur sa joue et la chaleur de ses lèvres si proches des siennes. Lumière hennit et Aila se ressaisit, s’écartant de lui, toute tremblante. Elle avait eu tellement envie de ce b****r qu’elle le désirait encore… — Je crois qu’il est temps de rentrer, affirma-t-elle. Sans attendre de réponse, elle retourna vers Lumière. Barnais resta en arrière quelques minutes, son expression balançant entre la plus totale incompréhension et la déception. Aila avait sûrement bousculé son plan de séduction et probablement était-il déjà en train d’en mettre un autre au point ? Les paroles d’Éléonore résonnèrent dans sa tête : « Il vous tiendra les promesses de toute une existence, de celles que vous avez secrètement espérées depuis que vous êtes née et que jamais personne n’avait formulées avant lui. Barnais vous les déclamera passionnément et vous le croirez, mais il ment ! » « Par les fées, il ment si bien… », songea-t-elle, avec regret. Elle ne desserra pas les lèvres sur tout le chemin du retour, elle essayait juste de dominer le désir que Barnais avait fait naître en elle. Elle l’entendait discourir et se contentait de sourire ou de hocher la tête sans écouter une seule de ses paroles. Pourquoi avait-elle été si troublée ? Était-il le véritable responsable ? Ou avait-elle simplement eu envie d’être embrassée pour la première fois de sa vie ? Jusqu’à présent, elle avait toujours considéré un b****r comme une futilité sans laquelle elle pouvait vivre. Elle se souvenait bien des filles du château évoquer leurs amourettes, certaines y prenaient beaucoup de plaisir et en redemandaient, mais Aila restait en dehors de toutes ces bagatelles. Aucun intérêt. Et voilà que tout, d’un coup, basculait ! Et si Barnais l’embrassait, succomberait-elle encore davantage à son charme ? Peut-être que, finalement, ce ne serait pas si grave s’ils partageaient ce moment ensemble. Après tout, un b****r et, de surcroît, avec ce merveilleux séducteur pour commencer pouvait offrir une expérience intéressante. Elle n’arrivait plus à démêler le vrai du faux, mais, parvenant à la fin de leur promenade, elle avait pris sa décision : la prochaine fois, elle irait jusqu’au bout ! Aila se changea pour le repas, adoptant une tenue simple et confortable. Encore perdue dans ses pensées, elle n’écouta guère ce qui se disait, puis, cherchant à émerger de ses songes, elle prit le parti d’observer tous les gens qu’elle voyait de sa place. De fait, entre son arrivée tardive et son excursion pendant toute la matinée, elle avait peu croisé les invités du château et se promit de rapidement réparer cette omission. Elle avisa une belle femme dont les yeux, fixés sur elle, brillaient de haine, mais ne s’attarda guère, sans pour autant se bercer d’illusions : elle était carrément la personne haïe. Encore plus attentive, son regard balaya de nouveau l’assemblée sans donner l’impression de s’intéresser à quiconque. Elle nota cependant différents événements qu’elle garda en mémoire pour les raconter à sire Hubert, dans la soirée. Le repas achevé, une cour de femmes et de jeunes filles l’entourèrent, qui l’invitèrent à une promenade dans les jardins. Il faisait si doux qu’Aila les suivit de bonne grâce. Leurs babillages en devenaient presque rafraîchissants après ses émotions du matin. Barnais quittait à peine ses pensées et, alors qu’elle aurait voulu rêver tranquillement, elle se forçait à écouter tout ce qui se disait, espérant entendre quelques faits instructifs. Malheureusement, ces potins mondains n’éveillèrent aucun intérêt. Aila et son escorte de dames finirent par s’installer dans un petit patio où les attendaient tables et chaises. Les serviteurs apportèrent des boissons. — Savez-vous que sire Ardenais a été vu hier sortant de la chambre de dame Rebecca ? gloussa la demoiselle sur sa gauche. Aila leva un sourcil interrogateur : — Dame Rebecca est la maîtresse de Barnais depuis plusieurs années, enfin, au milieu de toutes les autres ! Vous l’avez certainement remarquée : une grande femme, belle et blonde. — Et sire Ardenais est un seigneur de Guétan plus que commun, continua sa voisine, caquetant également. Je pense qu’elle y perd au change ! Barnais, nous en rêvons toutes ! À la surprise d’Aila, ce fut l’ensemble des dames et demoiselles qui pouffèrent. — En ce moment, il a tourné ses yeux vers vous, dame Aila, et je suppose que dame Rebecca ne l’apprécie guère, poursuivit-elle. Une autre femme intervint, curieuse : — Alors, racontez-nous ! Comment s’est passée votre balade à cheval ce matin ? Tout le monde émet des hypothèses plus qu’osées de cette excursion à deux ! Nous connaissons toutes son faible pour les belles créatures… Tous les regards convergèrent vers Aila qui sentit un frisson lui parcourir le corps. Aïe ! Le moment était critique et elle devait avancer avec prudence sur ce terrain miné. Et gare à la gaffe… — Très bien, c’est un hôte charmant. Il m’a raconté une multitude d’anecdotes sur votre région. Malheureusement, je ne les ai pas toutes retenues ! Puis nous avons poussé sur les berges d’un étang avant de rebrousser chemin. — En tout cas, quand elle l’a su en se levant, juste avant le déjeuner, dame Rebecca est devenue folle de rage, précisa, complice, l’une des femmes tandis qu’une autre, désappointée, s’exclamait : — Oh ! ne nous dites pas qu’il ne s’est rien passé entre vous et sire Barnais ? — Mais si ! Mesdames, vous oubliez que je suis la promise de sire Hubert ! En aucun cas il ne me viendrait à l’idée de trahir sa confiance ! Un soupir de déception parcourut l’assemblée. Certaines semblaient convaincues, d’autres moins, mais, parmi elles, une toute jeune fille paraissait bouleversée. Aila l'observa et s'interrogea sur son âge. Elle remarqua son visage enfantin posé sur un corps aux courbes déjà féminines. Dès le début de la promenade, elle y avait décelé de la tristesse, mais là, son expression confinait au désespoir. Elle se promit de passer un moment à discuter avec elle quand elle en trouverait le temps. — Alors, qu’est-ce que cela vous fait de devenir reine s’enquit une autre dame à sa gauche. — Attendez donc que j’aie épousé sire Hubert et que son père soit mort pour me poser la question ! Mais, entre nous…
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