Chapitre 11-3

2008 Words
Aila secoua la tête. Elle ouvrit le sac pour en extraire les affaires en question, dégoulinantes. Élina s’en empara avant de sortir de la chambre. Aila retourna s’asseoir devant le feu, refusant de se laisser envahir par un sentiment, quel qu’il fût. « Par les fées, mon livre ! », songea-t-elle tout à coup. Elle se précipita vers son sac détrempé, en extirpa le petit livre des fées incroyablement sec et toujours aussi magnifique. Elle s’abîma un instant dans sa contemplation. Cet ouvrage l’attirait tant… Elle savait qu’elle ne s’était pas conformée à la promesse faite à Hamelin et elle s’en voulait. Demain, c’était promis, elle repartirait voir la fée et elle respecterait son engagement envers le mage. Avec délicatesse, elle déposa un b****r sur le petit livre et l’enfouit sous son oreiller, tandis qu’un léger appel cristallin résonna à ses oreilles. Elle pensa qu’il venait des couloirs du château. Elle retourna près du feu. Absorbée par son crépitement, elle laissa ses yeux errer sur les flammes vagabondes. Un coup frappé à la porte la tira de sa rêverie. Elle prit le temps de redescendre sur terre avant de se lever et de découvrir Avelin sur le point de toquer une deuxième fois. — Père nous attend. Suivez-moi. Il eut un sourire appréciateur et ajouta : — Au fait, très jolie cape ! Elle resta derrière lui à parcourir les froids couloirs étroits, à peine éclairés par des torches murales. Elle frissonna. — Voici son bureau, dit-il, en s’effaçant galamment pour la laisser entrer. Un homme tourné vers le feu, les mains croisées dans le dos, semblait, comme elle le faisait si souvent, abîmé dans la contemplation des flammes ondoyantes. — Père ! Le roi se retourna et s’approcha d’eux. Exactement comme Avelin l’avait décrit. De stature moyenne, il dégageait cependant une indéniable aura de puissance. Même ses traits creusés et ses yeux cernés ne la démentaient pas. Il paraissait si fort, quasi indestructible… Lorsque ses yeux scrutateurs se posèrent sur elle, elle se sentit aussitôt transpercée par leur acuité, malgré les manières accueillantes du roi. Elle aussi le jaugea immédiatement : ce serait un juge juste, mais intransigeant. Elle s’inclina, espérant qu’il n’attendait qu’une révérence de sa part… — Roi Sérain, dit-elle respectueusement. — Vous êtes Aila Grand. Bienvenue à Avotour. Allons nous asseoir auprès du feu, la soirée est humide… Ils s’installèrent autour de la cheminée. Pour la première fois de sa vie, Aila se trouvait intimidée. En fait, c’était plus que cela, elle se sentait déplacée. Mais que faisait une simple combattante assise en face du souverain et d’un de ses fils ? Elle avait vécu toute cette semaine avec Avelin comme elle l’aurait fait avec Aubin et, tout à coup, elle comprenait qu’elle s’était voilé la face. Elle n’était que la fille d’un palefrenier. Elle ne pouvait même plus s’enorgueillir d’être celle du super héros d’Avotour, puisqu’elle avait dénoncé sa paternité. En face du souverain, elle se découvrait toute petite, un être insignifiant dans un monde trop grand pour elle… Avelin commença à raconter à son père la mission dont il revenait avec Aila. Attentive en début de conversation, elle cessa d’écouter, la tête lui tournait. — Ainsi, vous avez sauvé mon fils Hubert, sire Airin et Barnais, commenta le roi en lui adressant la parole. Vous êtes une redoutable combattante. Alors… Fixant Aila, dont le visage blême devait parler pour elle, il s’interrompit : — Aila, vous allez bien ? Elle tendit ses doigts vers le prince sans parvenir à l’atteindre et s’affaissa sur ses genoux. — Avelin… Elle arrivait à peine à articuler. Sa tête tournait de plus en plus et elle sentait l’évanouissement se rapprocher, tout en y résistant de toutes ses forces. Les mains d’Avelin, posées sur ses épaules, l’agrippèrent. — Aila, qu’y a-t-il ? — Elle est morte et j’ai entendu leurs cris, murmura-t-elle. Elle refusait de pleurer alors qu’une immense souffrance la submergeait. Sa tête menaça d’éclater sous son intensité. — Qui est morte, Aila, et qui crie ? — La femme de l’auberge… Elle serra ses tempes entre ses paumes, la douleur devenait intolérable. Malgré son envie de hurler, elle ne fit que gémir. — Aila, revenez avec moi, Aila ! Elle entendit la voix d’Avelin et ouvrit les yeux. Il se tenait là, devant elle, son visage crispé par l’inquiétude. — Quels cris, Aila ? Quels cris ? — Des autres ! De ceux qui meurent aussi ! Une grande souffrance arrive, je l’ai sentie, elle arrive, Avelin… À bout de résistance, elle éclata en sanglots sur son épaule. Elle avait si mal… Avelin l’enserra dans ses bras, la rassurant par des mots qu’elle ne comprenait pas. Sa main caressait ses cheveux et elle se laissa bercer par la douce musique de sa voix. Peu à peu, la douleur reflua et elle reprit conscience de ce qui l’entourait. Enfin, capable de se redresser, puis, légèrement gênée, elle s’éloigna des bras du prince qui l’avaient soutenue. Un instant, elle eut peur de ce qu’elle allait lire dans les yeux du roi et fut surprise de n’y découvrir que de la sollicitude : — Comment allez-vous, Aila ? s’enquit-il avec compassion. — Mieux. Sire, je suis profondément désolée de ce qui vient de se passer. — Moi aussi, mais je doute que ce soit pour la même raison que vous. Ce que vous nous annoncez me paraît très grave. Depuis combien de temps avez-vous des visions ? Elle le regarda sans saisir ses propos. Des visions, mais de quoi parlait-il ? Elle n’en avait pas, il se trompait sûrement. — Je ne comprends pas, sire. Je n’ai rien vu, enfin, peut-être, je ne sais plus… — Mais vous avez ressenti quelque chose de très fort ? Elle hocha la tête. — Décrivez-moi ce qui s’est passé, lui demanda-t-il avec beaucoup de douceur, comme pour ne pas l’effrayer. Elle hésita, cherchant ses mots. Comment expliquer ce qu’elle ne comprenait pas elle-même ou plutôt ce qu’elle refusait de considérer comme ayant fait partie d’elle ? — C’est difficile. Je crois que j’étais devenue la femme de l’auberge. Je regardais mon mari dormir à mes côtés. J’étais si attristée pour lui, car je savais que j’allais mourir. J’ai senti mon cœur s’arrêter, tout était fini. Puis, d’un seul coup, je me trouvais ailleurs, dans des montagnes, il me semble, et je l’ai vue arriver comme une tornade noire, balayant la vie sur son passage, tandis que les hommes qu’elle fauchait hurlaient. J’entendais leurs cris résonner dans ma tête, j’étais habitée par leur souffrance et je n’avais plus qu’une envie : me sauver ! Alors, j’ai laissé ces hommes dépérir sous ses coups et j’ai couru le plus vite possible pour lui échapper. Vous vous rendez compte, j’ai fui… Elle se remit à pleurer doucement. Cette vision effroyable et son comportement lâche lui renvoyaient une insupportable image d’elle-même. — Ne soyez pas trop dure avec vous. À part la mort de cette femme que vous avez rencontrée, je crois que ce que vous avez affronté représente une forme symbolique de notre avenir. Nous nous dirigeons vers un grand malheur et nous le savions déjà. Mais votre fuite n’en est pas une, elle possède une autre signification que nous ignorons aujourd’hui, commenta le roi. — Si mère pouvait encore être en vie, ajouta Avelin, une immense tristesse au fond des yeux. Elle regarda le prince prendre la main de son père et la serrer brièvement. — La reine ? s’étonna Aila. — Mère subissait des visions comme celle que vous venez de ressentir, mais nettement moins traumatisantes. Elle connaissait leurs interprétations et nous les expliquait. Notre guide a disparu avec sa mort et, aujourd’hui, nous avançons tels des aveugles, à tâtons, sans aucune certitude de la bonne direction. Avec elle, tout nous paraissait plus facile… Avelin semblait si désemparé. Aila posa doucement la main sur la sienne. — Je sais ce que l’on ressent quand on perd sa maman. Je suis sincèrement désolée pour vous. Il lui sourit. — C’est pour cela que nous devons rester unis et nous défendre contre la tristesse comme contre nos ennemis. Sérain rappela sa présence par un toussotement discret. — Changeons de sujet pour l’instant. Aila, j’ai besoin de tout savoir sur ce qui s’est produit à Escarfe. Je vous écoute… Elle relata le complot qui associait des personnes aussi différentes que Bascetti, émissaire Faradin, et Rebecca, l’ex-maîtresse de Barnais d’Escarfe. Elle expliqua que, pour protéger le châtelain et son fils, Hubert et elle avaient choisi de les accompagner dans leur voyage vers Antan. À présent, Bascetti était mort et sire Barnais était revenu à la raison. — Alors là, je peine à vous croire… Qui a donc réussi à changer cet infatigable coureur, futile et pédant, en un allié providentiel ? Quelles explications m’avez-vous cachées ? la coupa Sérain. — La vie, tout simplement… Il a découvert qu’il possédait des valeurs, les mêmes que son père, et du courage. Un homme se transforme au contact de la peur… — Sûrement, commenta Sérain, songeur. Malgré tout, j’ai dans l’idée qu’un autre phénomène a dû déclencher cette modification. Je n’imagine aucunement cet enfant gâté se métamorphoser ainsi, du jour au lendemain. Je demanderai à Hubert ce qu’il en pense quand il reviendra. Peut-être a-t-il vu des choses qui vous ont échappé. Continuez. Aila sentit ses joues s’enflammer, mais elle se comporta comme si de rien n’était et enchaîna avec l’arrivée décisive d’Aubin et d’Avelin qui leur avait permis de se débarrasser définitivement de leurs assaillants. — Rien de particulier pendant votre voyage de retour ? Elle jeta un coup d’œil au prince avant de poursuivre : — Non, pas grand-chose jusqu’à ce que nous entrions dans une auberge située à une demi-journée de cheval d’ici. Nous avons découvert son propriétaire au chevet de sa femme et ce dernier nous a expliqué qu’elle avait perdu connaissance le matin même. Je l’ai auscultée : elle ne présentait aucune lésion, son cœur battant par à-coups provoquant une irrigation irrégulière de son organisme. Sa peau était froide, mais souple et, malheureusement, son esprit arrivait déjà à la limite de son corps. De plus, elle ne réagissait ni à la douleur, ni à la lumière et… — Vous avez étudié la médecine ? l’interrompit Sérain, intéressé. Aila rougit légèrement : — Non, pas vraiment… En fait, je me suis souvent occupée de chevaux. J’ai lu un grand nombre de livres sur le sujet et j’ai fréquemment aidé à soigner les malades de notre village. — Voici qui est fort intéressant. Donc vous savez reconnaître les maladies par leurs symptômes et les guérir. — Je connais les affections les plus courantes. Je sais fabriquer des remèdes pour les maux simples, abaisser une fièvre ou favoriser la cicatrisation, des petites choses en somme… — Oui, pas grand-chose, vous avez raison. Personnellement, j’ignore tout cela et je le regrette. L’espace d’un instant, il laissa échapper le même sourire moqueur qu’Avelin. Le fils et le père ne se ressemblaient pas vraiment, mais, au hasard de la conversation, elle retrouvait une intonation ou une attitude qui faisait vivre le roi chez Avelin et réciproquement. Ce qui n’était aucunement le cas d’Hubert, rien chez le souverain ne rappelait qu’il fût son fils… Ce n’était même pas une différence physique, c’était bien plus profond, presque comme s’ils n’avaient pas été père et fils. — Et la maladie de cette femme ? s’inquiéta Sérain. — Je ne la connais pas. Apparemment, le plus grave est que son décès avait été précédé par d’autres morts dans le village. Votre fils va pouvoir vous en dire plus, il a questionné l’aubergiste. — Je t’écoute, Avelin. Ce dernier ordonna ses pensées. — Je ne suis pas certain du mode de contamination. En effet, parmi les décès constatés, même si un membre de la famille était touché, les autres ne l’étaient pas sauf dans un cas sur quatre ou alors elle est faible, ce qui aurait tendance à éloigner le risque épidémique. J’ai voulu vérifier s’ils avaient mangé ou bu quelque chose de similaire. En parlant avec l’homme, je n’ai trouvé aucun facteur commun, si l’on excepte le lieu où ils vivaient, puisqu’ils habitaient tous le même village. À la fin, par recoupement avec ce que me racontait l’aubergiste, j’ai peut-être déniché un détail intéressant : un étang, tout près de la bourgade, que bon nombre d’habitants fréquentent régulièrement, les uns pour s’amuser, les autres, comme la femme de l’aubergiste, pour se soigner. Elle souffrait des articulations et l’eau posséderait des vertus apaisantes. Enfin, d’après les dires de l’aubergiste. Il serait intéressant de vérifier si ces vertus apaisantes ne sont pas devenues mortelles. — Bien. Dès demain, j’en informerai quelques hommes. Je les enverrai en mission pour éclaircir ce point, décida le souverain. Il ne manquerait plus qu’une grave épidémie ravage notre pays et, de surcroît, avec une maladie inconnue… On frappa à la porte. — Entrez ! dit Sérain. Maintenant, mettons un peu de légèreté dans notre soirée en nous restaurant. Des serviteurs déposèrent des plateaux. Comme le prince, la jeune fille n’avait pas mangé depuis le matin, mais, après le choc de sa vision, elle se sentait incapable d’avaler quoi que ce fût. Sous le regard pénétrant de son suzerain, elle se força pourtant à grignoter le contenu de son assiette sans qu’il fût dupe de son manque d’appétit. Sérain s’abstint de tout commentaire et continua à parler de choses et d’autres avec son fils. — Tenez, goûtez-moi cela, proposa Sérain, en tendant à Aila une coupelle remplie de quartiers d’un fruit orange, ils proviennent d’Outre-mer et sont succulents. Un de mes amis, marin et aventurier, nous rapporte souvent des fruits ou des épices que nous ne connaissons pas.
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