Chapitre 4-2

2221 Words
Avelin possédait ce don de la décontenancer. Sur le même ton, elle se risqua à le prendre de haut et déclara solennellement : — Je vous prie, sire, de m’excuser pour cette maladresse. Je vous promets de ne jamais plus la commettre. Avelin pouffa et enchaîna sur le même ton : — De par ma grande mansuétude, je vous pardonne et vous quitte. Ah ! j’oubliais, vous viendrez avec moi au château d’Escarfe, dans une semaine. Il se tourna pour s’éloigner. — Sire Avelin ! le rappela Aila. Pourquoi m’avez-vous aidée hier avant le rendez-vous du conseil ? Avelin ne se retourna pas et, pourtant, elle devina son hésitation sur la réponse à donner. — Parce que je voulais obtenir confirmation que vos aptitudes ne se limitaient pas au combat, cela ne vous aurait pas suffi pour être choisie… Malgré tout, je l’avoue, j’ai regretté votre don d’observation à propos de mon poignard qui m’a valu une mauvaise querelle avec mon frère et le mage royal. Soyez sans crainte, après ma grande mansuétude, mon auguste clémence vous a déjà tout pardonné. Bien le bonsoir, gente damoiselle… Et Avelin s’en fut comme il était arrivé, en silence. Derrière elle, elle entendit Bonneau qui entrait, tirant son cheval. — Avec qui parlais-tu ? questionna-t-il. — Sire Avelin… Il vient de m’apprendre que j’étais une richissime héritière depuis que j’avais changé de père. — Ah !… — Donc, c’est vrai ! — Oui. — Bon… Tu as encore d’autres secrets à me révéler, papa ? lui rétorqua-t-elle en accentuant la fin de sa question. Ce serait bien de tout déballer sur-le-champ, parce que, pour les surprises, j’en ai eu plus que mon compte ces dernières heures. — Je ne cherche pas à te dissimuler quoi que ce soit, Aila. Est-ce que la connaissance de ma fortune aurait changé ta volonté de devenir ma fille, alors que tu me croyais démuni ? Elle hocha la tête négativement. — Alors, aucune importance. L’amour que nous avons partagé l’est, pas cet argent. Je vis sans, toi aussi et si demain tu en avais besoin, je pourrais t’aider, sinon il ne sert pas à grand-chose… Elle se sentit soudainement toute contrite et plongea dans ses bras : — Mon papa, dit-elle avec tendresse. Bonneau la serra bien fort. — Papa, pourquoi m’ont-ils choisie ? s’enquit-elle, en se dégageant subitement. — Parce que tu étais la meilleure, pardi ! — Non, je veux savoir ce que sire Hubert a raconté exactement sur moi et ne me mens pas en prétendant que tu as tout oublié, tu as une prodigieuse mémoire ! — Attends que je me souvienne… Il a déclaré : « Cette jeune fille de seize ans nous a convaincus par son agilité, ses talents d’archer et de cavalière. Elle possède des connaissances médicinales indispensables à notre groupe ainsi qu’une maîtrise du terrain qui manque aux autres membres. Elle sait traquer et effacer ses traces. Elle complète ainsi la liste des équipiers de notre groupe de combattants ». Et voilà ! — Ce sont vraiment ses mots ? — Oui, puisque je te le dis ! — Bien. Rentrons. — Pas maintenant, Aila, il n’est même pas l’heure du dîner ! — A ! bon, tant pis ! Moi, j’ai envie d’aller m’allonger quand même. À plus tard ! Sur ce, elle tourna les talons sous le regard ébahi de son père. — Te coucher en fin d’après-midi, mais quelle idée ! lui cria-t-il, tandis qu’elle disparaissait. Aila s’étendit sur son lit, derrière son paravent, dans la pénombre. Elle avait besoin de solitude et de calme pour trier les pensées qui se bousculaient dans sa tête. Trop de changements venaient de se produire dans sa vie et elle, qui croyait avoir réussi à tout gérer, se retrouvait en fait dépassée par ces événements qui se succédaient trop vite. Elle était trop lucide pour ignorer que d’autres secrets gravitaient autour d’elle : l’attitude de Barou, par exemple. Sa mère semblait en connaître la raison, puisque sa lettre l’invitait à en découvrir l’explication dans le passé de son ancien père, si jamais un jour elle souhaitait lui pardonner. Qui d’autres pouvait le savoir ? Bonneau ? Il était son frère après tout, ils avaient donc partagé leur enfance, mais peut-être la cause était-elle postérieure à leur séparation ? D’ailleurs pourquoi Bonneau était-il devenu maître d’armes, alors que Barou restait fermier ? En fait, en était-il vraiment un ? Et puis lequel des deux était le plus âgé ? Bonneau probablement… Et de combien ? Et qui étaient leurs grands-parents ? Elle savait sa mère fille de châtelain, mais où ? Peut-être un jour l’occasion se présenterait-elle de retourner vers ses racines de ce côté-là… L’avantage d’avoir ses deux « pères » descendant des mêmes parents lui simplifierait la vie et lui épargnerait une double recherche. Les questions se multipliaient dans sa tête et, pourtant, perdant peu à peu leur contrôle, elle s’endormit. Il lui sembla avoir à peine fermé les yeux qu’un appel lui vrilla les tympans : — Aila, es-tu là ? La voix d’Hamelin la sortit brutalement de sa torpeur et elle lui répondit qu’elle arrivait. — Suis-moi, lui dit-il, il faut que nous parlions. — Quelle heure est-il ? Je n’ai pas mangé. — Tu prendras un en-cas en passant par les cuisines si tu en as envie, mais ce que je dois t’annoncer s’avère d’une importance primordiale. Dans l’attitude du mage, Aila nota une fébrilité qui détonnait chez cet homme si placide… Elle se laissa guider, piochant pain et fromage au passage sur les tables garnies de mets et grignota tout en grimpant jusqu’à l’antre d’Hamelin. — Installe-toi, lui dit-il, désignant une chaise. Elle obtempéra, ses victuailles dans une assiette à ses côtés. Hamelin ayant disparu dans sa bibliothèque, elle estima qu’il se trouvait près des livres interdits. Bientôt, elle le vit revenir avec deux petits ouvrages, tandis qu’elle se rassasiait. — Tu connais notre histoire, Aila. Notre pays est celui des fées, mais les gens ne leur accordent plus aucun crédit, elles ont déserté leurs pensées et leurs songes. Si je pouvais partager avec eux ce que je sais, ils ne douteraient plus… Cependant, je n’en ai pas le droit, je suis tenu au secret par un serment éternel. Heureusement, toi, tu te fies à elles, comme moi… Elle se sentit très mal tout à coup. Elle n’avait jamais souhaité mentir à Hamelin, elle avait juste cessé de remettre en cause ses croyances qu’elle estimait farfelues, pour ne pas le froisser… Elle chercha à rectifier le tir : — Hamelin, il me paraît délicat, malgré tout, tout de croire en une légende. Après tout, je ne les ai jamais vues, ces fées, moi… — Aila ! Ce n’est pas une légende ! Tu ne peux remettre en cause l’histoire de notre pays, même si elle remonte à des siècles auparavant ! Je comprends que tu puisses traverser des périodes d’hésitation, rien de plus légitime et, comme je ne peux te prouver leur existence, tu dois me croire sur parole ! Enfin, revenons à l’essentiel. Voici deux livres : ici, l’original, il n’en existe qu’un exemplaire, que mon maître mage m’a offert quand je le suis devenu à mon tour, et l’autre là, une pâle copie que j’ai réalisée. Hamelin lui tendit le petit ouvrage, de la taille de sa main, avec une magnifique couverture : elle représentait un champ de fleurs rouges sous un ciel bleu d’été dans lequel le soleil resplendissait. Aila conçut l’idée saugrenue qu’une brise légère agitait les fleurs et qu’elle sentait leur doux parfum chatouiller ses narines… Dans un deuxième temps, elle découvrit le titre qu’elle n’avait pas remarqué de prime abord, en dépit de son talent de fine observatrice : « La magie des fées ». Elle ouvrit le livre avec précaution et, parcourant les pages, perçut cette sensation bizarre que les mots apparaissaient au fur et à mesure qu’elle les lisait et s’effaçaient dès qu’elle les avait survolés. Encore plus étrange, ces mots n’appartenaient pas à sa langue, mais à une autre, inconnue, et, pourtant, elle les déchiffrait sans problèmes… Hamelin, plein d’espoir, la dévorait des yeux : — Est-ce que tu vois quelque chose ? — Oui…, mais c’est indéfinissable, voire déconcertant… — Maintenant, regarde le deuxième exemplaire. Aila prit l’autre ouvrage à l’aspect classique, avec un titre inscrit sur la couverture, et les couleurs du dessin moins chatoyantes comme… moins vivantes, moins réelles. Elle ouvrit le livre et parcourut ses pages. Quant aux textes, écrits dans sa langue, elle leur donnait difficilement une interprétation, tandis que cela paraissait si limpide dans le premier… — Tu comprends ce qui est rédigé ? questionna Hamelin, avec une pointe de curiosité. — Moins bien, répondit Aila, fronçant les sourcils. C’est mon vocabulaire pourtant, mais le sens de ces mots qui se suivent m’échappe totalement. — Alors que dans le premier, tu as tout assimilé ? — Oui, tout me semblait plus clair, mais en même temps… — C’est décidé ! Je te donne le premier livre, Aila. La jeune fille releva la tête : — Mais pourquoi Hamelin, il est à vous ! Et puis, voyager dans la sacoche d’un cheval abîmerait ce trop bel ouvrage ! Il soupira et plongea ses yeux dans les siens : — La magie anime ce livre et non, ne hausse pas les épaules, tu l’as ressentie. Elle seule est responsable de tout ce que tu n’arrives pas à comprendre… Tu lis plus facilement un ouvrage dans une langue dont tu ignores tout, alors que tu déchiffres à peine celui écrit avec ton propre vocabulaire : c’est la magie. Tu vois le soleil poursuivre sa course dans le ciel et des nuages le voiler : c’est la magie, expliqua-t-il, en tendant son doigt vers la couverture. Les yeux d’Aila suivirent l’index du mage et découvrirent quelques cumulus qui n’existaient pas auparavant. Hamelin continua : — Tu distingues les herbes et les fleurs onduler sous l’effet d’une brise légère : c’est la magie. Tu sens des odeurs et tu ressens la caresse du vent : c’est la magie. Mais pas n’importe laquelle, celle des fées, dont ce livre t’ouvre les secrets. J’ai longtemps hésité avant de t’en parler, car tu as connu bien trop de chagrins et de bouleversements ; je ne voulais pas te rendre la vie plus compliquée qu’elle ne l’est déjà, mais là, tu vas partir et je m’aperçois que j’ai trop tardé. Tu devras apprendre seule… Aila écarquilla les yeux, puis secoua la tête. Heureusement que sa sieste l’avait remise d’aplomb, sinon elle aurait explosé… Son cerveau refusait d’intégrer cette nouveauté et elle ne savait plus quoi répondre au mage, sans le blesser, tant les objections se bousculaient dans son esprit : — Mais, voyons Hamelin, la magie n’existe plus. Rien autour de nous ne la reflète et plus personne ne la pratique… Il la coupa une nouvelle fois : — Tu crois ? Vraiment ? Et dans ses mains, il fit naître une fleur qui s’épanouit en une poignée de secondes avant de disparaître. Aila, les yeux rivés sur les doigts d’Hamelin, la distinguait encore… Elle resta bouche bée. — Alors, elle…, elle existe réellement… Le mage approuva d’un signe de tête. — Mais pourquoi rien autour de nous ne semble magique ? — Quand les fées sont devenues invisibles, leur magie a subi le même sort, elle aussi. — Mais vous êtes visible et vous la connaissez, alors pourquoi ? — Mon statut de mage me confère ce pouvoir, mais je ne peux l’employer de façon manifeste. — Allons donc ! Conclusion, moi je suis une fée et j’ai le droit de l’utiliser ! — Pas tout à fait, mais presque… Aila accusa le coup et creusa la question : — Pas tout à fait une fée ou pas tout à fait le droit de l’utiliser ? — D’après mes recherches, probablement seuls les descendants d’Eery et Amien détiennent ce pouvoir. — Qui c’est ceux-là encore ? — La seule fée et l’unique homme qui ont partagé un amour charnel ! Aila, tu connais leur histoire, tu l’as déjà lue et relue. Elle hocha la tête, signifiant qu’effectivement elle s’en souvenait. — Oh ! Hamelin, voyons ! Ce n’était qu’un conte pour enfants ! Ne me dites pas que je pourrais descendre de personnages légendaires ! Par les fées, j’en perds la raison… — Aila, je sais que je te demande beaucoup… Je ne dispose que d’un temps restreint pour te convaincre et te montrer comment faire, mais il faut essayer ! Je… — Non ! La réponse d’Aila claqua comme un coup de fouet, coupant le mage. — Non, Hamelin, là, je ne vous suis pas. Écoutez, je m’en vais. Ne le prenez pas mal, mais un grand bol d’air frais me paraît indispensable pour remettre les pieds sur terre ! — Garde le livre, au moins, soupira-t-il, presque suppliant. Il le lui tendit, mais elle le repoussa avec fermeté. — Non plus ! Je vous le laisse, il est à vous. Tournant les talons, elle sortit, renonçant in extremis à claquer la porte… Sans réfléchir, elle se dirigea vers la maison qu’elle partageait avec Bonneau, s’allongea sur son lit, espérant s’endormir vite fait et tout oublier sur-le-champ, mais le sommeil ne vint pas tant des milliers de nouvelles questions l’assaillaient. Tout d’un coup, elle se redressa si vite qu’elle en ressentit un haut de cœur. Par les fées, si elle pouvait être la descendante d’un couple mi-homme mi-fée, Aubin aussi ! Peut-être serait-il plus réceptif à ces histoires abracadabrantes… Pour elle, c’était hors de propos ! Elle venait d’acquérir le statut de combattante, alors une magicienne, pas question, et encore moins une fée, si c’était jamais possible ! — Aila, es-tu là ? Mais qu’avaient donc tous ces gens à lui courir après aujourd’hui ? D’un bond, elle se leva pour ouvrir la porte : — Oui, Pardon. Que désires-tu ? — Les représentants de la famille du roi nous convoquent pour nous annoncer le programme des réjouissances. — Quand ? — Demain matin, à la deuxième cloche, dans la salle du conseil, et ils m’ont prié de te prévenir maintenant. — Je te remercie. — Tu veux nous rejoindre ? Nous fêtons notre réussite avec les copains ce soir. — C’est gentil, mais je pense que je vais m’entraîner. — Au kenda ? l’interrompit Pardon, fortement intéressé. — Oui, probablement. — Je peux venir ? Elle sourit au jeune homme dont le regard, plein d’enthousiasme, brillait d’envie. C’est avec regret qu’elle lui répondit : — Non, Pardon, pas maintenant. J’éprouve un vrai besoin de solitude, pour encore plus de raisons que tu ne peux t’imaginer, mais, si demain nous disposons de temps, c’est promis, je m’exercerai avec toi. Sur le moment, Pardon eut l’air très déçu, puis il se remit à sourire. — D’accord, je comprends, mais demain, sans faute ? — S’ils nous en laissent l’occasion, oui. — Bien. Je pourrais amener Adam ? Il a vraiment envie que tu lui apprennes à combattre avec un kenda. — Et c’est tout ? ajouta-t-elle pour plaisanter. — Ben non, les autres membres de l’équipe aimeraient bien aussi, mais je ne veux pas t’imposer tout le monde. Elle tomba des nues, ils désiraient tous venir ! Elle réfléchit : — Si nous sommes tous présents, à cinq combattants, nous pourrons constituer deux paires que je pourrai superviser, oui, c’est envisageable. — Alors, t’es d’accord ? Elle adhéra à la proposition. — Bien ! Je file prévenir les autres ! Merci, Aila, à demain ! Elle le regarda partir en courant, ponctuant son avancée de grands bonds de joie. Elle se mit à rire doucement, puis, récupérant son kenda dans la maison, elle se dirigea vers le manège pour s’entraîner, sans oublier un petit câlin pour Lumière en passant.
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