Chapitre 2-3

2151 Words
— Non, s’écria-t-elle. Pas maintenant ! Ne m’abandonnez pas ! Je veux qu’il vive ! Vous m’entendez, je veux qu’il vive ! J’ai fait tout ce que je devais pour vous ! Ne le laissez pas mourir ! Alors qu’une forme de panique la gagnait, elle se força à réagir. La chamane qu’elle était ne devait pas rester là à se lamenter sous les yeux inquiets de ses compagnons. Refoulant sa peur, elle demanda d’un ton presque ferme : — D’autres parmi vous ont-ils été touchés ? Akor et Almine avancèrent vers elle, présentant, pour l’un au bras et l’autre à la jambe, des blessures légères qu’Aila, désabusée, n’était même plus capable de soigner. — Peut-être que ceci vous serait utile ? proposa une jeune Hagane d’une voix timide. Elle tendit à Aila sa ceinture à onguents. Profondément reconnaissante, la chamane s’en saisit. Reprenant ses anciennes habitudes, elle commença par nettoyer la plaie d’Adrien avec délicatesse avant d’appliquer un baume. Ce dernier serait-il suffisant pour calmer la douleur ? Elle en doutait, le cœur broyé tant par l’aspect de la blessure que par son inaptitude à le soulager. Quel gâchis ! Consternée, Almine la regardait. Aila augurait la question suspendue à ses lèvres, espérant de tout son cœur que l’isolée la garderait pour elle. Ce ne fut pas le cas. — Est-ce qu’il va mourir ? — Pas pour l’instant. Mais je ne peux ni le soigner ni le guérir, j’ai perdu tous mes pouvoirs, avoua Aila. — Vous êtes sûre qu’il ne va pas mourir alors ? Aila puisa en elle sa dernière dose de courage pour répondre avec une assurance qu’elle était loin de ressentir : — Je le garde contre moi jusqu’à ce que mes pouvoirs reviennent. Ensuite, ce ne sera plus qu’un jeu d’enfant de le remettre sur pied. Soulagée par ces propos, Almine hocha la tête. — Nous passerons la nuit ici. Installez le camp, demanda Aila. La chamane saupoudra la plaie d’un produit pour juguler une éventuelle infection, puis pansa avec les moyens du bord le torse du prince. Maintenant, elle devait résoudre la partie la plus complexe. Pour le maintenir en vie, elle devait conserver Adrien à son contact, réalisant que la moindre séparation entre eux provoquerait la mort de son ami. Elle demanda aux isolés d’enrouler leurs bustes dans plusieurs ourères fermement fixées autour d’eux. Elle espérait de tout son cœur que ce qui avait réussi avec un bébé de quelques jours suffirait pour préserver l’existence d’un homme. La nuit était tombée. Adossée contre un rocher, Adrien contre elle, Aila tentait de se reposer. Elle regardait Akor s’occuper du feu et Almine, assise en face d’elle, préparer les couvertures tout en ne quittant pas Kazar des yeux. La chamane déchiffra une telle tendresse dans l’expression de la jeune hagane que le doute ne fut plus possible : Almine était amoureuse de Kazar. Cette constatation la troubla et généra des sentiments ambivalents. D’un côté, une partie d’elle-même se réjouissait pour Adrien. Si une femme hagane se liait à lui, cette union signifiait qu’il avait vraiment sa place ici. D’un autre, la relation entre Adrien et elle était si forte qu’elle devrait apprendre à le laisser partir… Dans un cas comme dans l’autre, encore fallait-il que la chamane parvînt à le sauver. Pour rassurer ses guerriers, Aila, affichant une sérénité feinte, partagea leur repas. Les isolés l’aidèrent à s’installer au moment de s’allonger, vérifiant dans le même temps la solidité des liens qui l’attachaient à Adrien. Elle s’accommoda comme elle le put de la position plutôt inconfortable qui était la sienne, appréciant la douce chaleur d’Adrien dans la fraîcheur de la nuit. Elle s’endormit rassurée par la respiration faible, mais régulière de son compagnon. Elle tremblait, elle avait très chaud… Non, finalement, ce n’était pas elle. Aila se réveilla brusquement, découvrant Adrien brûlant de fièvre. Il grelottait, inspirant de façon sifflante et saccadée. Par les fées, à ce rythme de dégradation, elle ne le garderait pas en vie très longtemps… Le cœur déchiré, elle appela une nouvelle fois son pouvoir de guérison, sans succès. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule… Aila serra le prince encore plus fort contre elle, tandis que de multiples questions l’assaillaient. Tant de raisons pourraient expliquer la disparition de ses aptitudes, la pire étant la mort d’Errys, la fée Mère… Incapable de supporter cette idée, elle chassa cette douloureuse pensée de son esprit. Elle avait également tué trois sorciers. Si son hypothèse était la bonne, peut-être sa magie, souillée par la leur, devenait-elle, de ce fait, impuissante à soigner ou à soulager. Si jamais cette dernière ne réapparaissait pas, le prince décéderait et, avec lui, une partie d’elle-même. Ses relations avec Adrien avaient débuté simplement, comme celles avec Avelin, puis, évoluant lentement, elles s’étaient compliquées. Parfois, elle ressentait une fusion si intense entre eux que cette situation l’effrayait presque. À d’autres moments, il était juste un ami très proche. Cependant, alors qu’elle le maintenait en vie, elle réalisait l’importance que revêtait sa présence auprès d’elle. Si elle avait choisi la solitude, elle regrettait, malgré tout, cet engagement qui la privait d’amour. Elle aurait donné n’importe quoi pour prendre la place d’Astria, non qu’elle fût éprise de Quéra, mais simplement pour vivre une histoire à deux comme tant de couples, ce que son destin lui interdisait. Alors, tant mieux si Adrien tombait amoureux d’Almine ou d’une autre ! Tant mieux s’il fondait une famille ! Elle ne lui souhaitait que du bonheur ! — Mais pour ça, Adrien, il faut que tu vives ! Tu m’entends ! Vis ! lui murmura-t-elle, les larmes au bord des yeux. Elle resserra son étreinte encore, tentant de communiquer au prince sa propre énergie vitale à défaut de soigner ses lésions. Le lendemain, la troupe rassembla ses affaires. Aila avait glissé différentes feuilles de plantes dans la bouche du blessé pour essayer d’atténuer douleurs et fièvre, et de ralentir l’infection naissante. Lucide, elle préférait l’inconscience du prince à une conscience remplie de souffrances. Elle échangea Lumière contre le cheval d’Adrien, estimant que ce dernier résisterait probablement mieux à une charge double à des altitudes aussi élevées. Le plus difficile pour Aila fut de monter à cheval sans rompre le contact avec Adrien, placé sur son dos, malgré l’aide efficace des isolés. Même si ses compagnons avaient deviné qu’elle n’avait pas retrouvé ses pouvoirs, personne ne s’était autorisé la moindre allusion à ce sujet. Ensemble, ils franchirent le col, sans même lancer un dernier regard sur le lieu du combat, peut-être se concentraient-ils tous sur le nouveau à gagner : sauver Kazar. Le trajet leur sembla long et fastidieux, Aila n’en voyait pas la fin. Inquiète de savoir si elle finirait par récupérer sa magie ou non, chaque cloche qui s’écoulait lui paraissait semblable à un calvaire. Enfin, alors que la journée était bien avancée, ils aperçurent leur tribu sur un plateau. Leur arrivée, déjà annoncée par les guetteurs, provoqua une grande effervescence dans le camp, jusqu’alors plutôt éteint. Aux cris de joie saluant leur entrée succéda un profond malaise quand les hommes remarquèrent un cheval sans cavalier, Lumière, tiré par Akor. Quéra les rejoint en courant, blême à l’extrême. Ses yeux affolés passaient de la monture vide à tous les isolés, terminant par Aila qui fermait la marche. Il reprit un peu de couleurs en repérant la tête d’Adrien qui dépassait derrière l’épaule de la chamane et s’élança. Elle devança ses questions. — Kazar navigue entre la vie et la mort. Je le maintiens vivant comme je l’ai fait pour ta petite fille. J’ai perdu mes pouvoirs de guérison. Elle avait tout sorti d’une seule traite. Quéra réagit immédiatement. — Tu vas venir loger chez nous le temps qu’il se rétablisse. — Nous avons souvent a***é de ton hospitalité et je… — C’est un ordre, coupa le Hagan qui, s’emparant de la bride, guida la monture et leurs cavaliers entre les tentes. Astria, très pâle, les attendait devant leur abri, sa petite fille dans ses bras et son fils à sa gauche. La nouvelle de l’état critique de Kazar s’était déjà répandue dans tout le campement. Aila glissa doucement de son cheval, tandis que Quéra veillait sur la descente d’Adrien. À la demande de la chamane, il repositionna le prince sur ses épaules et, sans fléchir, elle le porta jusqu’à la tente dont Astria écarta le battant. Leurs regards se croisèrent un court instant et le chagrin de la femme hagane s’accrut devant l’immense détresse de son amie. Parvenue au lit, les jambes d’Aila cédèrent : elle se sentait si lasse. Elle imagina un moment s’endormir et ne plus se réveiller, puis repoussa sa faiblesse et les idées noires qui flottaient dans sa tête. Elle sauverait Adrien ! Quéra qui l’avait suivie l’aida à s’allonger. Il ne savait pas ce qui le touchait le plus : de voir son ami le plus cher à l’article de la mort ou le visage de Topéca dont les traits creusés révélaient à la fois la crainte et l’épuisement. Il se remémora le soir où elle avait parlé à ses guerriers, flamboyant dans le soleil couchant, si grande, si forte, presque indestructible… Maintenant, comme l’ombre d’elle-même, elle lui apparaissait d’une pâleur presque mortelle, telle une flamme vacillante sur le point de s’éteindre. Quand il revint l’instant d’après, une couverture à la main, elle dormait déjà, le corps d’Adrien enroulé autour du sien. Une interrogation sur le lien qui unissait vraiment ses deux amis s’insinua en lui tandis qu’il les recouvrait. Discrètement, il s’éclipsa, vaguement heureux de retrouver sa femme et ses enfants. La nuit était bien entamée quand, tout d’un coup, Aila se réveilla en sursaut. Son cœur frappait si fort dans sa poitrine qu’une peur indicible s’empara d’elle : Adrien était mort ! Desserrant le nœud d’une ourère, elle parvint à se retourner vers le prince et éprouva un soulagement immense quand elle perçut un souffle sur sa peau. Il vivait encore ! Alors pourquoi s’était-elle troublée ainsi ? Déconcertée, elle tâcha de ralentir sa respiration pour mieux contrôler ses émotions. Au fur et à mesure qu’elle se calmait, elle ressentit une énergie nouvelle se libérer en elle. Aurait-elle retrouvé ses pouvoirs ? Tendant son esprit vers la blessure d’Adrien, elle la localisa. Une joie infinie s’éleva dans son cœur, elle allait pouvoir le guérir ! Elle en oublia le temps qui s’écoulait tandis qu’elle réparait la plaie infligée par la sorcière et s’attardait sur la reconstruction de sa peau, voulant éviter au jeune homme de conserver une affreuse cicatrice. Heureuse du travail accompli, elle déposa un tendre b****r sur les lèvres du prince comme une façon de lui dire adieu. Du plus profond de son être, elle n’aspirait qu’à son bonheur, persuadée de sa survenue en terre hagane. Symboliquement, elle finit de dénouer les ourères, libérant Adrien du dernier lien qui les reliait et se leva. Ses yeux s’attardèrent sur la silhouette du jeune homme, caché par la couverture, puis, tournant les talons, elle quitta la tente dans le jour naissant. Debout à l’extérieur du camp, Aila, assise sur une butte, observait les rayons du soleil inonder de lumière les sommets qui ombraient encore la vallée. Sous le froid de ce petit matin d’un nouveau jour, elle enroula ses bras autour de son buste, cherchant à se réchauffer. Son manteau était resté sous la tente et elle refusait d’y retourner pour le reprendre. Pendant un bon moment, elle demeura immobile, ne sachant ni que faire ni où aller avant de finir par avancer sans but. Alors qu’elle s’éloignait du camp, le bruit d’une rivière interrompit sa promenade. Elle l’entendait sans la voir, s’en approcha et décida de la longer à pas lents. Au bout d’une petite marche, la tête emplie de sonorités cristallines, elle s’assit au pied de la cascade. Fascinée, elle ne parvenait plus à détacher son regard de l’eau qui dévalait les rochers en gerbes écumantes. Son esprit se perdit dans la contemplation de ces flots presque vivants qui bondissaient de pierre en pierre comme s’ils étaient libres. Même si tous les hommes disparaissaient demain, Aila réalisait que cet endroit continuerait à exister, immuable. Débordée par sa sensibilité, elle luttait pour ne pas céder à tous les sentiments qui, comme l’eau vive, bouillonnaient, sautaient et frémissaient en elle. Si elle les écoutait, elle ne pourrait plus repartir. Pour sauver son pays et ceux qui l’entouraient — elle en avait forgé une profonde conviction —, elle devait renoncer à tout et se battre, sans attache, sans amour. Elle se répétait, cherchant à s’en persuader une fois pour toutes, ne serait-ce que pour mieux l’accepter, que dans sa vie il n’existait pas de place pour aimer et être aimée. De toute façon, autour d’elle, bien des princes, mais aucun qui ne fût charmant, ou des hommes inconstants dont les sentiments changeaient au gré du vent… Ses pensées retournèrent vers Barnais. Cette aventure un peu folle semblait appartenir à des temps si éloignés qu’Aila se demandait presque si elle avait été réelle. À présent, il allait épouser l’adorable Amandine avec laquelle il vivrait heureux. Un de moins… Puis, traversant son esprit, le souvenir du b****r dans le jardin obscur la chavira. Pourquoi pas elle ? Pourquoi tant de solitude ? Tous ces bonheurs lui étaient-ils interdits à jamais ? Quel était ce destin qui la privait de tout ? Pauvre Bonneau qui, par fidélité à une femme qui n’avait jamais été la sienne et par amour pour son enfant, était resté seul, quelle injustice ! Ses pensées s’égarèrent un instant avant que l’image du roi, puis celle de Barou s’imposèrent dans son esprit. Tous les deux avaient aimé à la folie une épouse qu’ils avaient perdue, une épouse qu’ils n’avaient jamais songé à remplacer… Existait-il donc si peu d’amours heureuses ? Voilà pourquoi elle ne devait pas aimer : pour se protéger des méfaits de ce sentiment et de ses effets secondaires qui rendaient finalement hommes et femmes bien malheureux. Oh ! elle avait oublié l’aubergiste… Qu’était-il advenu de ce pauvre être anéanti par la mort de sa Dana ? Aila n’avait jamais repris de ses nouvelles, même quand elle avait soigné et guéri son village. Naturellement, Pontet amena le visage de Niamie. Aila éprouvait l’impression d’être partie depuis si longtemps. Aurait-elle bientôt la chance de retourner en Avotour ? de revoir ceux qui comptaient pour elle ? et quand ?
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