Le lendemain matin, à 11h pile, Fabrice était déjà assis sur un vieux banc en bois, usé par les années et les confidences douteuses. Le lieu, un ancien dépôt ferroviaire abandonné, baignait dans une lumière crue. Le soleil tapait sans pitié sur les tôles rouillées et les murs écaillés. Une odeur persistante de fer, d’essence et de poussière saturait l’air.
Tout autour, le silence n’était troublé que par le cri strident d’un milan noir et les aboiements lointains d’un chien de garde. C’était un de ces endroits hors du monde, parfait pour les conversations qui ne devaient jamais être entendues.
Fabrice, jambes croisées, jouait nerveusement avec la clé de la boutique accrochée à son porte-clés. Il transpirait, mais pas à cause de la chaleur.
Winner arriva enfin, fidèle à lui-même : cool, décontracté, comme si le danger n’était qu’un mot de plus dans le dictionnaire. Tee-shirt noir collé au torse, pantalon de survêtement Nike, une casquette à l’envers.
— Toujours ponctuel, ça me plaît, lança-t-il en tapant dans la main de Fabrice.
— Quand on mène une double vie, faut bien gérer le temps, répondit ce dernier, sourire en coin.
Winner s’installa sur le banc à ses côtés, sortit une petite bouteille d’eau et but à grandes gorgées, avant de balayer les environs d’un regard rapide.
— Il va pas tarder. C’est un gars sûr. Il taffe à la douane, au port autonome. Il peut faire passer des trucs. Marchandises, matos… parfois des trucs plus sensibles. T’inquiète, c’est béton avec lui.
Fabrice fronça les sourcils.
— Des colis ? Tu veux dire, genre… import-export ? C’est pas un peu gros pour moi, là ?
Winner lui jeta un regard amusé.
— Frère, t’as mis un pied dedans, t’es déjà trempé jusqu’au cou. Ce qu’on va faire là, c’est pas du vol à la sauvette. C’est du business, du vrai. Du cash en silence, pendant que t’es au resto, pendant que ta mère fait sa sauce.
Il marqua une pause.
— C’est soit tu montes, soit tu retournes à la galère.
Fabrice ne répondit pas tout de suite. Ses doigts jouaient toujours avec la clé. Il sentait cette ligne invisible qu’il était en train de franchir… celle qu’on ne repasse pas dans l’autre sens.
Un 4x4 gris métallisé se gara lentement près d’eux. Portières teintées, jantes propres, moteur silencieux. Le genre de voiture qui annonçait son propriétaire avant même que la portière ne s’ouvre.
Un homme en descendit. Chemise blanche impeccable, lunettes de soleil noires, montre en or qui captait chaque rayon. Il marchait comme quelqu’un qui savait qu’il n’avait rien à prouver à personne.
— Voilà le boss, souffla Winner. Yannick.
L’homme s’approcha. Il avait une carrure moyenne, mais son assurance occupait tout l’espace.
— C’est lui, Fabrice, dit Winner. Mon gars sûr.
— Enchanté, dit Yannick en tendant la main. Moi, c’est Yannick. Mais dans notre monde, on m’appelle “le Passage”.
Fabrice lui serra la main. La poigne était ferme, mesurée mais lourde de sous-entendus.
— Pourquoi "le Passage" ? demanda-t-il.
Yannick esquissa un sourire.
— Parce que tout ce que tu veux faire passer… passe. Simple.
Un silence s’installa. Pas pesant, non. Plutôt une pause volontaire. Une manière de mesurer l’autre.
Puis, Yannick s’assit nonchalamment sur une caisse en bois et sortit un petit carnet noir de sa poche. Il le feuilleta, le montra à Fabrice, sans le lui tendre.
— Winner m’a parlé de toi. Intelligent, discret, pas trop bavard. Ça me va. On travaille qu’avec ceux qui savent se taire.
Fabrice hocha la tête, attentif.
— Je propose un partenariat simple. Des colis arrivent. Électronique, médicaments, parfois des choses plus… fines. Moi, je m’occupe que rien ne bloque à l’entrée. Vous, vous faites circuler. Rapide. Discret. Propre.
Il montra une ligne de chiffres dans son carnet.
— À chaque livraison, tu touches ton pourcentage. Montant variable selon le risque. Et moi, je m’assure que ni caméra, ni flic, ni douanier ne vienne vous casser les pieds.
— Et si ça coince quand même ? demanda Fabrice, le regard droit.
Le sourire de Yannick s’élargit, un peu plus froid.
— Rien coince avec moi. Le seul truc qui coince, c’est quand quelqu’un me ment. Et dans ce métier, les menteurs ne vivent pas longtemps.
Il rangea son carnet, remit ses lunettes, puis se redressa lentement.
— Tu veux réfléchir ? Vas-y. Mais pas trop longtemps. L’argent, lui, n’attend jamais.
Il remonta dans son 4x4 et disparut sans un mot de plus, laissant derrière lui une odeur de cuir neuf et de promesses risquées.
—
Winner et Fabrice restèrent là, un moment, comme figés dans le décor.
— Alors ? souffla Winner. Tu te sens prêt à jouer dans la cour des grands ?
Fabrice sortit une cigarette, l’alluma en silence. Il tira dessus, les yeux fixés sur l’horizon, là où le 4x4 avait disparu.
— J’suis pas sûr de vouloir jouer…
Il inspira longuement.
— Mais j’ai plus le droit de perdre.