I-2

1949 Words
Lorsque le chariot eut fait halte, les bœufs, fatigués d’une longue route par une température dévorante, se couchèrent sur la prairie. Aussitôt Llanga, qui venait de cheminer à pied pendant une partie de l’étape, tantôt en avant, tantôt en arrière de l’attelage, accourut au moment où ses deux protecteurs descendaient de la plate-forme. « Tu n’es pas trop fatigué, Llanga ?... demanda John Cort, en prenant la main du petit garçon. – Non... non !... bonnes jambes... et aime bien à courir, répondit Llanga, qui souriait des lèvres et des yeux à John Cort comme à Max Huber. – Maintenant, il est temps de manger, dit ce dernier. – Manger... oui... mon ami Max ! » Puis, après avoir baisé les mains qui lui étaient tendues, il alla se mêler aux porteurs sous la ramure des grands arbres du tertre. Si ce chariot ne servait qu’au transport du Portugais Urdax, de Khamis et de leurs deux compagnons, c’est que colis et charges d’ivoire étaient confiés au personnel de la caravane, – une cinquantaine d’hommes, pour la plupart des noirs du Cameroun. Ils avaient déposé à terre les défenses d’éléphants et les caisses qui assuraient la nourriture quotidienne en dehors de ce que fournissait la chasse sur ces giboyeuses contrées de l’Oubanghi. Ces noirs ne sont que des mercenaires, rompus à ce métier, et payés d’un assez haut prix, que permet de leur accorder le bénéfice de ces fructueuses expéditions. On peut même dire qu’ils n’ont jamais « couvé leurs œufs », pour employer l’expression par laquelle on désigne les indigènes sédentaires. Habitués à porter dès l’enfance, ils porteront tant que leurs jambes ne leur feront pas défaut. Et, cependant, le métier est rude, quand il faut l’exercer sous un tel climat. Les épaules chargées de ce pesant ivoire ou des lourds colis de provisions, la chair souvent mise à vif, les pieds ensanglantés, le torse écorché par le piquant des herbes, car ils sont à peu près nus, ils vont ainsi entre l’aube et onze heures du matin et ils reprennent leur marche jusqu’au soir lorsque la grande chaleur est passée. Mais l’intérêt des trafiquants commande de les bien payer, et ils les payent bien ; de les bien nourrir, et ils les nourrissent bien ; de ne point les surmener au-delà de toute mesure, et ils ne les surmènent pas. Très réels sont les dangers de ces chasses aux éléphants, sans parler de la rencontre possible des lions et des panthères, et le chef doit pouvoir compter sur son personnel. En outre, la récolte de la précieuse matière achevée, il importe que la caravane retourne heureusement et promptement aux factoreries de la côte. Il y a donc avantage à ce qu’elle ne soit arrêtée ni par des retards provenant de fatigues excessives, ni par les maladies – entre autres la petite vérole, dont les ravages sont les plus à craindre. Aussi, pénétré de ces principes, servi par une vieille expérience, le Portugais Urdax, en prenant un soin extrême de ses hommes, avait-il réussi jusqu’alors dans ces lucratives expéditions au centre de l’Afrique équatoriale. Et telle était cette dernière, puisqu’elle lui valait un stock considérable d’ivoire de belle qualité, rapporté des régions au-delà du Bahar-el-Abiad, presque sur la limite du Darfour. Ce fut sous l’ombrage de magnifiques tamarins que s’organisa le campement, et, lorsque John Cort, après que les porteurs eurent commencé le déballage des provisions, interrogea le Portugais, voici la réponse qu’il obtint, en cette langue anglaise qu’Urdax parlait couramment : « Je pense, monsieur Cort, que le lieu de la halte est convenable, et la table est toute servie pour nos attelages. – En effet, ils auront là une herbe épaisse et grasse... dit John Cort. – Et on la brouterait volontiers, ajouta Max Huber, si on possédait la structure d’un ruminant et trois estomacs pour la digérer ! – Merci, répliqua John Cort, mais je préfère un quartier d’antilope grillé sur les charbons, le biscuit dont nous sommes largement approvisionnés, et nos quartauts de madère du Cap... – Auquel on pourra mélanger quelques gouttes de ce rio limpide qui court à travers la plaine », observa le Portugais. Et il montrait un cours d’eau, – affluent de l’Oubanghi, sans doute, – qui coulait à un kilomètre du tertre. Le campement s’acheva sans retard. L’ivoire fut empilé par tas à proximité du chariot. Les attelages vaguèrent autour des tamarins. Des feux s’allumèrent çà et là avec le bois mort tombé des arbres. Le foreloper s’assura que les divers groupes ne manquaient de rien. La chair d’élan et d’antilope, fraîche ou séchée, abondait. Les chasseurs la pouvaient renouveler aisément. L’air se remplit de l’odeur des grillades, et chacun fit preuve d’un appétit formidable que justifiait cette demi-journée de marche. Il va sans dire que les armes et les munitions étaient restées dans le chariot, – quelques caisses de cartouches, des fusils de chasse, des carabines, des revolvers, excellents engins de l’armement moderne, à la disposition du Portugais, de Khamis, de John Cort et de Max Huber, en cas d’alerte. Le repas devait prendre fin une heure après. L’estomac apaisé, et la fatigue aidant, la caravane ne tarderait pas à être plongée dans un profond sommeil. Toutefois, le foreloper la confia à la surveillance de quelques-uns de ses hommes, qui devaient se relever de deux heures en deux heures. En ces lointaines contrées, il y a toujours lieu de se garder contre les êtres malintentionnés, à deux pieds comme à quatre pattes. Aussi, Urdax ne manquait-il pas de prendre toutes les mesures de prudence. Âgé de cinquante ans, vigoureux encore, très entendu à la conduite des expéditions de ce genre, il était d’une extraordinaire endurance. De même, Khamis, trente-cinq ans, leste, souple, solide aussi, de grand sang-froid et de grand courage, offrait toute garantie pour la direction des caravanes à travers l’Afrique. Ce fut au pied de l’un des tamarins que les deux amis et le Portugais s’assirent pour le souper, apporté par le petit garçon, et que venait de préparer un des indigènes auquel étaient dévolues les fonctions de cuisinier. Pendant ce repas, les langues ne chômèrent pas plus que les mâchoires. Manger n’empêche point de parler, lorsqu’on n’y met pas trop de hâte. De quoi s’entretint-on ?... Des incidents de l’expédition durant le parcours vers le nord-est ?... Point. Ceux qui pouvaient se présenter au retour étaient d’un intérêt plus actuel. Le cheminement serait long encore jusqu’aux factoreries de Libreville – plus de deux mille kilomètres – ce qui exigerait de neuf à dix semaines de marche. Or, dans cette seconde partie du voyage, qui sait ?... avait dit John Cort à son compagnon, auquel il fallait mieux que de l’imprévu, de l’extraordinaire. Jusqu’à cette dernière étape, depuis les confins du Darfour, la caravane avait redescendu vers l’Oubanghi, après avoir franchi les gués de l’Aoukadébé et de ses multiples affluents. Ce jour-là, elle venait de s’arrêter à peu près sur le point où se croisent le vingt-deuxième méridien et le neuvième parallèle. « Mais, maintenant, dit Urdax, nous allons suivre la direction du sud-ouest... – Et cela est d’autant plus indiqué, répondit John Cort, que, si mes yeux ne me trompent pas, l’horizon au sud est barré par une forêt dont on ne voit l’extrême limite ni à l’est ni à l’ouest. – Oui... immense ! répliqua le Portugais. Si nous étions obligés de la contourner par l’est, des mois s’écouleraient avant que nous l’eussions laissée en arrière !... – Tandis que par l’ouest... – Par l’ouest, répondit Urdax, et sans trop allonger la route, en suivant sa lisière, nous rencontrerons l’Oubanghi aux environs des rapides de Zongo. – Est-ce que de la traverser n’abrégerait pas le voyage ?... demanda Max Huber. – Oui... d’une quinzaine de journées de marche. – Alors... pourquoi ne pas nous lancer à travers cette forêt ?... – Parce qu’elle est impénétrable. – Oh ! impénétrable !... répliqua Max Huber d’un air peu convaincu. – Pas aux piétons, peut-être, observa le Portugais, et encore n’en suis-je pas sûr, puisque aucun ne l’a essayé. Quant à y aventurer les attelages, ce serait une tentative qui n’aboutirait pas. – Vous dites, Urdax, que personne n’a jamais essayé de s’engager dans cette forêt ?... – Essayé... je ne sais, monsieur Max, mais qu’on y ait réussi... non... et, au Cameroun comme au Congo, personne ne s’aviserait de le tenter. Qui aurait la prétention de passer là où il n’y a aucun sentier, au milieu des halliers épineux et des ronces ?... Je ne sais même si le feu et la hache parviendraient à déblayer le chemin, sans parler des arbres morts, qui doivent former d’insurmontables obstacles... – Insurmontables, Urdax ?... – Voyons, cher ami, dit alors John Cort, n’allez pas vous emballer sur cette forêt, et estimons-nous heureux de n’avoir qu’à la contourner !... J’avoue qu’il ne m’irait guère de m’aventurer à travers un pareil labyrinthe d’arbres... – Pas même pour savoir ce qu’il renferme ?... – Et que voulez-vous qu’on y trouve, Max ?... Des royaumes inconnus, des villes enchantées, des eldorados mythologiques, des animaux d’espèce nouvelle, des carnassiers à cinq pattes et des êtres humains à trois jambes ?... – Pourquoi pas, John ?... Et rien de tel que d’y aller voir !... » Llanga, ses grands yeux attentifs, sa physionomie éveillée, semblait dire que, si Max Huber se hasardait sous ces bois, il n’aurait pas peur de l’y suivre. « Dans tous les cas, reprit John Cort, puisque Urdax n’a pas l’intention de la traverser pour atteindre les rives de l’Oubanghi... – Non, certes, répliqua le Portugais. Ce serait s’exposer à n’en pouvoir plus sortir ! – Eh bien, mon cher Max, allons faire un somme, et permis à vous de chercher à découvrir les mystères de cette forêt, de vous risquer en ces impénétrables massifs... en rêve seulement, et encore n’est-ce pas même très prudent... – Riez, John, riez de moi à votre aise ! Mais je me souviens de ce qu’a dit un de nos poètes... je ne sais plus lequel : Fouiller dans l’inconnu pour trouver du nouveau. – Vraiment, Max ?... Et quel est le vers qui rime avec celui-là ? – Ma foi... je l’ai oublié, John ! – Oubliez donc le premier comme vous avez oublié le second, et allons dormir. » C’était évidemment le parti le plus sage et sans s’abriter dans le chariot. Une nuit au pied du tertre, sous ces larges tamarins dont la fraîcheur tempérait quelque peu la chaleur ambiante, si forte encore après le coucher du soleil, cela n’était pas pour inquiéter des habitués de « l’hôtel de la Belle-Étoile », quand le temps le permettait. Ce soir-là, bien que les constellations fussent cachées derrière d’épais nuages, la pluie ne menaçant pas, il était infiniment préférable de coucher en plein air. Le jeune indigène apporta des couvertures. Les deux amis, étroitement enveloppés, s’étendirent entre les racines d’un tamarin, – un vrai cadre de cabine, – et Llanga se blottit à leur côté, comme un chien de garde. Avant de les imiter, Urdax et Khamis voulurent une dernière fois faire le tour du campement, s’assurer que les bœufs entravés ne pourraient divaguer par la plaine, que les porteurs se trouvaient à leur poste de veille, que les foyers avaient été éteints, car une étincelle eût suffi à incendier les herbes sèches et le bois mort. Puis tous deux revinrent près du tertre. Le sommeil ne tarda pas à les prendre – un sommeil à ne pas entendre Dieu tonner. Et peut-être les veilleurs y succombèrent-ils, eux aussi ?... En effet, après dix heures, il n’y eut personne pour signaler certains feux suspects qui se déplaçaient à la lisière de la grande forêt.
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