Le vent est tombé.
Les flammes s’éteignent une à une, ne laissant derrière elles que l’odeur âcre de la terre brûlée, mêlée à celle plus douce de la sève des arbres encore vivants. Le silence s’étire, pesant, presque palpable. La lune s’est effacée, cédant la place à un ciel pâle, teinté de rose et d’orange, fragile comme une promesse. Et pour la première fois depuis des lunes, Neïly entend son propre souffle, régulier, profond, réconfortant.
Elle est là, agenouillée sur le sol noirci par la bataille. Ses doigts tremblent encore, et une lumière violette irradie d’eux, s’étirant comme une aura douce autour de son corps. Chaque muscle de ses bras, de ses jambes, est tendu, et pourtant elle ne bouge pas. Devant elle, le champ de bataille n’est plus qu’un cimetière d’ombres. Les silhouettes éparses des combattants, des blessés et des morts semblent se fondre dans le crépuscule naissant, et tout ce qui reste est une étrange beauté tragique.
Daëmon s’avance lentement. Son regard est fatigué, marqué par les combats, les blessures, mais il conserve cette sérénité étrange qui précède toujours les révélations importantes. Il ne parle pas immédiatement, laissant le silence respirer entre eux. Chaque pas qu’il fait semble mesurer le poids du monde qui vient de s’effondrer.
> — C’est fini, dit-il doucement.
Neïly hoche la tête, mais au fond d’elle, quelque chose résiste encore. Une peur ancienne, ancestrale, qui ne se dissipe pas même après la victoire. Une voix qu’elle croyait éteinte se glisse dans son esprit, chuchotant des doutes et des regrets, des souvenirs de pertes et de solitude. Elle inspire profondément, sentant l’air frais caresser sa peau brûlée, ses cheveux emmêlés, et laisse ce frisson l’envahir.
> — Et maintenant… qu’est-ce qu’on devient ?
Il s’agenouille à sa hauteur. Ses doigts effleurent les siens, hésitants, comme s’il craignait que la lumière fragile qu’il touche puisse disparaître au moindre geste. La chaleur de sa main, son odeur — un mélange de bois brûlé et d’herbe humide — la rassure. Il y a dans son contact quelque chose qui ancre Neïly au présent, qui lui murmure qu’elle a survécu, qu’elle est encore entière.
> — On apprend à vivre, Neïly. Pas à survivre.
— Vivre… Tu crois qu’on en est capables ?
— On n’a jamais su faire autrement. Même quand tout voulait nous détruire.
Le soleil commence à poindre derrière les montagnes, diffusant une lumière douce et dorée qui efface lentement les traces de la nuit et des combats. Ses rayons caressent leurs visages, éclairant les cicatrices, les larmes, et les cheveux encore couverts de poussière et de sang. Neïly ferme les yeux et s’abandonne à cette chaleur nouvelle, laissant son corps se détendre un peu. Elle sent la main de Daëmon glisser dans la sienne, ses doigts calleux mais vivants, un rappel de tout ce qu’ils ont traversé ensemble.
> — J’ai cru te perdre, murmure-t-elle, la voix tremblante, un mélange de peur et de soulagement.
— Tu m’aurais retrouvé. Toujours.
— Même dans la mort ?
— Surtout dans la mort.
Un rire s’échappe d’elle, fragile mais sincère. Ce n’est pas un rire fabriqué, mais celui qui renaît après les larmes, celui qui échappe aux épreuves et se fraie un chemin à travers la douleur. Autour d’eux, les survivants de la bataille commencent à émerger lentement des ombres. Certains les regardent avec respect, d’autres avec crainte. Neïly et Daëmon ne sont plus seulement deux âmes en fuite, deux guerriers fatigués ; ils sont le renouveau, le symbole vivant que l’espoir peut encore fleurir après la destruction.
Le vent se lève, tiède et parfumé de terre et de fleurs nouvelles. Des pétales tombent d’un arbre qui n’existait pas avant, un arbre né de la lumière et du sang mêlés, qui semble avoir grandi en même temps que leur victoire. Neïly lève la main, attrape un pétale violet, traversé d’une veine rouge comme le sang de leurs ennemis et la promesse de renouveau.
> — Regarde, Daëmon… La lune a laissé un souvenir.
Il sourit, et dans ses yeux fatigués, il n’y a plus l’ombre de colère ni de douleur, seulement une paix lourde et belle, un mélange de fierté et de soulagement.
> — Non. C’est toi, le souvenir. Celle qui a rendu la lune vivante.
Le silence revient, mais il n’est plus vide. Il est plein de promesses, d’avenir, de rires et d’espoirs à construire. Les oiseaux recommencent à chanter, timides au début, puis plus assurés, comme s’ils célébraient le renouveau du monde. Les herbes bougent sous la brise, et la terre semble respirer à nouveau.
Neïly s’appuie contre lui, la tête sur son épaule. Ses doigts s’entrelacent avec les siens, et pour la première fois depuis longtemps, elle se sent légère. Les souvenirs des combats, des pertes, et des douleurs sont encore là, mais ils ne la définissent plus. Ils sont des fragments, des éclats nécessaires à la lumière qu’elle est devenue. Elle ferme les yeux, respire profondément, et laisse le monde la caresser.
Le ciel pâle s’éclaire davantage. Les rayons du soleil effleurent l’horizon, et la lumière de l’aube se mêle à la lueur rouge résiduelle de la lune. Les survivants s’approchent lentement, posant des regards admiratifs et humbles. Certains murmurent des bénédictions, d’autres pleurent, touchés par la beauté silencieuse de ce moment. Neïly sourit doucement. Tout est silencieux, mais la vie parle partout autour d’elle.
Dans ce silence vibrant, elle comprend enfin : la bataille était nécessaire, mais elle n’était qu’un passage. La vraie victoire, c’est la reconstruction, c’est l’aube après la nuit. C’est le lien qu’elle partage avec Daëmon, ce lien indestructible qui transcende la peur, la douleur et même la mort. Elle se sent enfin entière, enracinée dans un monde qui renaît.
Et pour la première fois depuis longtemps, elle se sent chez elle.