Le silence régnait dans la demeure du Roi Alpha, un silence profond, presque sacré, qui semblait avaler chaque souffle avant même qu’il ne naisse. Les murs de pierre sombre retenaient la chaleur du feu, mais aucune chaleur n’atteignait vraiment Neïly. Depuis son arrivée, elle avait l’impression de marcher dans un rêve aux contours tranchants.
Seuls les craquements du bois dans la cheminée rappelaient que la nuit n’était pas encore morte. La flamme dansait, rouge et or, projetant des ombres mouvantes sur les tapis anciens. Elle respirait ce parfum de résine brûlée, de cuir, de force brute — l’odeur même de ce palais et de l’homme qui y régnait.
Neïly observait la flamme, immobile.
Elle ne savait plus si quelque chose en elle s’était brisé en arrivant ici…
ou si quelque chose s’était enfin réveillé.
Peut-être les deux.
Daimon, lui, se tenait à quelques pas.
Dos tourné.
Poings serrés.
Figure taillée dans la tension pure.
Il semblait lutter contre une tempête invisible, une colère sans cible précise, sinon lui-même. Sa respiration était lente, lourde, contenue. Il combattait la brûlure de son instinct, ce souffle primal qui le poussait encore et encore vers elle.
Il refusait de se retourner.
Refusait de la regarder.
Refusait de reconnaître la vérité que son corps lui murmurait depuis la clairière :
Elle était sienne.
Que cela lui déplaise ou non.
Neïly sentit la morsure du silence entre eux. Un fil tiré trop fort, prêt à rompre. Elle détourna enfin les yeux des flammes.
— Pourquoi me regardes-tu comme si j’étais ton ennemie ? demanda-t-elle, la voix douce mais vibrante.
Daimon ne bougea pas.
— Parce que tu pourrais l’être, répondit-il dans un souffle dur. Parce que je ne comprends pas pourquoi la Lune t’a choisie.
Ses mots la frappèrent comme une gifle d’air froid.
Choisie.
Elle.
Par la Lune.
Par leur dieu commun.
Par cette force qui avait brisé tant de vies et en avait érigé d’autres en légendes.
Neïly se leva. Sa robe glissa sur le sol, légère comme une prière murmurée dans un sanctuaire. Le tissu caressa ses jambes, flottant autour d’elle comme si la lune la portait elle-même.
Elle fit un pas vers lui.
Puis un autre.
Lentement.
Délibérément.
Elle ne touchait pas encore son dos, mais la chaleur de son corps la frappa comme une vague brûlante. On aurait dit que quelque chose en lui voulait la repousser… et tout en lui la réclamait.
Ses yeux violets reflétaient la lueur rougeâtre de la grande lune à travers la fenêtre.
Ils semblaient briller comme deux éclats de nuit.
— Alors regarde-moi, Daimon, murmura-t-elle.
Regarde-moi… et dis-moi que tu ne ressens rien.
Il resta figé.
Comme une statue prête à se briser.
Puis il tourna lentement la tête.
Leurs regards se rencontrèrent.
Et ce fut une explosion muette.
Comme si l’air, la lumière, la gravité s’étaient effondrés entre eux.
Comme si la lune rouge s’était logée dans leurs veines.
Comme si deux âmes s’embrassaient avant même que leurs corps ne se touchent.
Le lien hurla.
Puissant.
Ancien.
Irréfutable.
Daimon fit un pas.
Puis un autre.
Avec la lenteur d’un homme qui avance vers son propre péril.
Son souffle se mêla au sien, rauque, chargé de retenue.
La chaleur de sa présence était écrasante, presque écrite dans la peau de Neïly.
— Tu es un danger, dit-il, la voix tremblante de contrôle, de peur, de désir.
— Ou peut-être ton salut, répondit-elle d’un murmure presque insolent.
Il la saisit alors par les épaules.
Pas avec brutalité, mais avec la maîtrise glacée d’un Alpha au bord de la bascule.
Ses doigts étaient fermes, ses mains brûlantes.
Neïly sentit un frisson lui parcourir la colonne — un frisson qu’elle ne put pas contenir.
Daimon baissa un peu la tête, sa bouche à quelques centimètres de la sienne.
— Tu ignores ce que tu dis, Neïly.
Elle planta son regard dans le sien.
— Non. Pour une fois… je sais exactement ce que je veux.
Le feu derrière eux sembla crépiter plus fort, comme une bête qui réagit à l’instinct de ses maîtres. Les flammes projetaient leurs silhouettes mêlées sur les murs — deux ombres qui dansaient une danse interdite.
La peur vibrait dans l’air.
La colère aussi.
Et ce désir, ce désir qui traversait leurs peaux comme une étincelle prête à embraser un empire.
Le monde sembla se resserrer autour d’eux, comme si la réalité elle-même attendait leur décision.
Mais avant qu’un geste ne soit franchi…
avant qu’une frontière ne cède…
la lourde porte s’ouvrit à la volée.
Un courant d’air glacé balaya la pièce.
Un bêta entra, haletant, le visage marqué par l’urgence.
— Alpha ! dit-il d’une voix grave, presque brisée. La meute de Moonlight approche. Ils… ils exigent la restitution de la louve.
Neïly sentit son cœur se figer.
La louve.
Elle.
Comme si elle n’était qu’un objet à rendre, un trophée de guerre, un bien perdu.
Daimon se tourna complètement vers le bêta, son corps plaçant Neïly dans son ombre sans même s’en rendre compte. Un froncement de sourcils déchira son expression.
— Ils exigent… quoi ? répéta-t-il, la voix si froide que la pièce sembla perdre quelques degrés.
Le bêta déglutit.
— Ils disent que… la Lune n’a pas pu la lier à vous. Qu’elle appartient aux leurs. Ils demandent que vous la livriez immédiatement.
Un silence abyssal s’abattit.
La tension devint presque palpable.
La lune rouge projeta alors son éclat sur le visage de Neïly. Ses traits se teintèrent de carmin, comme si le ciel lui-même l’offrait en sacrifice.
Et Daimon, en la voyant sous cette lumière, ne put empêcher ce qui suivit.
Dans ses yeux dorés, une lueur nouvelle naquit.
Pas de colère.
Pas de désir.
Une détermination violente.
Une certitude de roi.
Une promesse — irréversible.
Il fit un pas devant elle, comme un mur vivant.
Puis il parla.
— Ils ne poseront pas un doigt sur elle.
Sa voix était basse, mais elle ébranla la pièce comme un coup de tonnerre.
— Elle est sous ma protection. Et si Moonlight vient la réclamer…
Ses yeux devinrent deux flammes dorées.
— … alors Moonlight apprendra ce que signifie défier un Roi.
Neïly inspira, tremblante.
Pour la première fois…
elle se sentit choisie.
Non par la Lune.
Par lui.
Et le destin venait de s’enclencher.